Changer le monde, changer de monde. L. Cournarie (2022).

Changer le monde, changer de monde

Laurent Cournarie

Si le concept de monde est métaphysique, ou bien il est de ces concepts dont on ne peut rien dire : toute proposition sur le monde comme totalité est dénuée de sens ou expose à des antinomies, ou bien soulève des options théoriques peut-être indécidables (réalisme, idéalisme, mondes possibles). Il y a le monde, mais ce n’est pas l’il y a du monde lui-même qui est à penser. La pensée du monde n’est pas à la hauteur du problème du monde. Le monde exige plus ou autre chose que de penser son concept métaphysique.
Au XIXe siècle, Marx lance un mot d’ordre, à la fin de ses notes (1845) dont l’ensemble forme sans doute « le plus petit document de notre tradition philosophique occidentale »[1], et pourtant comparable pour L. Goldmann au Discours de la méthode, à la Critique de la raison pure, ou à la Phénoménologie de l’esprit, publiées par Engels sous le titre Thèses sur Feuerbach : 

« Les philosophes ont seulement interprété différemment le monde, ce qui importe, c’est de le changer (Die Philosophen haben di Welt nur verschieden interpretiert , es kömmt drauf an, sie zu verändern)» (thèse XI). 

Tout le contexte général vise à redéfinir un nouveau matérialisme, à partir de la critique du matérialisme de Feuerbach, simplement théorique et non pratique. La thèse peut signifier ou bien la nécessité de changer la philosophie ou bien, plus radicalement, de donner congé à la philosophie : ou passer à une pratique de la théorie, ou bien abandonner la théorie pour la pratique révolutionnaire. Il y a le monde. Mais le monde n’est pas donné pour être interprété ou simplement pensé. Il doit être transformé ou changé (selon la traduction de Labica). Manifestement ici le monde désigne l’organisation socio-économique du monde humain. Ce monde-ci ou le monde tel qu’il est n’est pas satisfaisant, par les inégalités entre les classes qu’il contient. Un autre monde est possible : un nouveau monde qui n’est pas la découverte d’un continent inconnu, mais une organisation plus juste du monde. Il faut changer le monde ou de monde pour le rendre (plus) humain. Et l’humanisation du monde passe par la pratique révolutionnaire et finalement par la dictature du prolétariat et l’abolition du capitalisme[2].
Mais le monde peut-il et surtout doit-il être changé ? Ce qui doit être changé c’est plutôt notre rapport au monde — ou un certain rapport au monde de l’humanité au monde, ou un certain modèle de société dans son rapport au monde. Toutefois, cette remarque ne fait peut-être que révéler à quel point le rapport au monde est constitutif du monde. Le monde ce n’est pas le réel, ou la nature, mais le réel appréhendé par l’homme d’une certaine manière (comme ordre total commun), ou c’est le rapport pratico-social de l’homme à la nature.
Sans doute, la question du monde relève, si l’on veut, de la philosophia perenis : le monde est-il ordonné ou pas et quel est le fondement de l’ordre, quelle est la place de l’homme dans le monde (centrale, nulle ou indifférente)…? Mais le monde pose aujourd’hui une question nouvelle ou renouvelle une question qu’on pouvait obsolète. Il y a une actualité et même une urgence de la question du monde. Le monde fait question et non pas simplement sur un plan métaphysique ou ontologique (sur l’être du monde, sur la possibilité de dire le monde). Le monde est moins à penser (rapport théorique) qu’à préserver ou à sauver (rapport pratique). Plus radicalement,

« la question du monde se pose à l’aune de sa disparition prochaine. Le réchauffement climatique, la crise écologique, plus rarement la prolifération nucléaire ont ramené sur le devant de la scène des scénarios apocalyptique que l’on pensait réservés à des temps religieux »[3].

Pour ainsi dire, la question du monde se pose comme la question de la fin du monde. Vivons-nous la fin du monde ? Ou qu’est-ce qu’être au monde sous la menace voire l’imminence de la fin du monde ? Le possible de la disparition du monde constitue une césure historique dans le rapport au monde, une nouvelle époque de l’être-au-monde. Ce n’est pas la même chose d’être au monde dans la certitude de la pérennité du monde et d’être au monde dans l’incertitude de sa fin. L’être-au-monde contemporain est un être-au-monde brisé. Il est au-monde non plus comme ce qui lui est donné ou comme l’ouverture du mouvement même de l’existence, mais comme ce qui pourrait faire défaut, s’annuler, disparaître. Et cet être-au-monde brisé (comme on a pu parler de cogito brisé) engendre des affects spécifiques, une nouvelle modalité de l’angoisse (éco-anxiété). Qu’est-ce que vivre au monde après la fin du monde ou sous l’angoisse de sa perte ? La fin du monde engendre une telle détresse psychique que la raison ne sait où s’orienter et laisse libre cours à toutes sortes d’excès : le nihilisme ou le catastrophisme, le radicalisme écologique, le survivalisme, la sécession des “ultra-riches”…
Le catastrophisme est à la fois vrai et faux. Vrai parce que l’humanité est confrontée à une perte en monde : le monde présent ou ce monde n’est plus le même que le monde d’avant : ce monde n’est plus le monde — les équilibres écologiques sont rompus et engendrent un effondrement de la bio-diversité, un dérèglement des cycles de l’eau, des océans… L’habitat et les conditions de vie sur Terre se transforment et se dégradent par des phénomènes climatiques plus intenses (sécheresse, inondation, érosion, méga-feu…). Cette perte en monde n’est pas sans rapport avec ce que W. Benjamin avait nommé « la pauvreté en expérience »[4] à propos des soldats de la Première Guerre mondiale. Revenus du front, ils étaient incapables de faire le récit de ce qu’ils y avaient vécu. “Le monde” de la guerre totale avait rompu le fil d’une expérience commune avec le monde de l’arrière. Comment l’expérience pourrait-elle se transmettre si le monde qui est le sol et l’horizon de toutes nos expériences fait défaut et s’effondre ? La génération ancienne parle à la nouvelle qui ne peut la comprendre parce que l’expérience du monde ne fait plus monde pour la plus jeune. Toute la culture qu’elle s’efforce encore de transmettre par l’éducation évoque un monde qui n’est plus. Et l’on se trouve dans la situation exactement inverse de celle décrite par Benjamin : dans le monde d’avant, la jeunesse acceptait de se faire clouer le caquet au motif qu’elle manquait d’expérience et qu’elle n’avait encore rien vécu. Dans le monde de la fin du monde, la jeunesse reproche, parfois avec égard, parfois avec agacement et impatience, à la précédente, qui la responsabilité de l’effondrement, qui l’inaction ou l’inefficacité de l’action pour sauvegarder sans délai le monde. Les aînés ont vécu le même monde que leurs ancêtres : les nouveaux-venus sont condamnés à vivre avec la fin du monde, donc dans un monde qui n’a plus rien à voir avec l’ancien. L’ancien monde était le monde : le nouveau est dominé par l’ombre de sa fin. C’est pourquoi, la jeunesse se trouve en position de faire la leçon aux adultes, censés leur transmettre la culture comme un héritage du monde. La culture du monde qui n’est plus ne mérite pas d’être transmise, si elle a conduit à l’imminence de la fin.
On pourrait ainsi parler de pauvreté en monde, par analogie avec la pauvreté en expérience évoquée par Benjamin. Cette pauvreté ou cette perte en monde prend des formes affectives multiples. La perte écologique (la destruction d’un milieu naturel) entraîne une peine écologique (ecological grief) [5], un désespoir graduel pour les populations concernées à mesure que les paysages et les écosystèmes se dégradent (assèchement des sols, désertification, recul de la forêt, fonte des glaciers, montée des eaux — on parle (le philosophe australien Glenn Albrecht de « solastalgie ». Le terme (formé sur solacium, le réconfort, le soulagement et sur algia, ce qui est relatif à la douleur) sert à décrire l’expérience vécue d’un changement environnemental perçu négativement, sur le modèle de “nostalgie”, il désigne la privation du réconfort de se sentir chez soi dans son milieu familier, donc la perte de l’environnement qui quitte notre vie. 
Cette perte en monde est aussi une perte des savoirs et des usages liés à ces milieux naturels, qui s’étaient transmis de génération en génération. Les agriculteurs doutent de leur savoir, devenu inutile pour leurs enfants face à l’évolution des conditions climatiques. Ils se sentent à la fois honteux et responsables de n’avoir pas pu/su défendre l’intégrité de leur milieu pour le transmettre vivable et productif à leurs enfants. La perte en monde c’est aussi la perte du sentiment esthétique de la nature (la destruction de la beauté des paysages, de la vie sauvage, de la pureté des éléments …). Le monde ne sera plus le même si l’humanité est privée de l’expérience esthétique de la beauté de la nature. 
Faux parce que le monde ne disparaît pas. D’une part, l’éventuelle disparition de la vie humaine n’impliquera pas la disparition de toute vie sur terre : c’est le monde humain qui disparaîtrait, non le monde ou toute forme de vie au monde. D’autre part, la terre (planète) est elle-même promise à disparaître dans l’histoire cosmique. La fin de monde est inévitable, qu’on parvienne ou non à retarder et à atténuer la crise écologique. Mais la fin du monde ne sera pas la fin de l’univers : simplement un aléa qui refermera, dans l’insignifiance ou dans le silence des espaces infinis, l’aventure humaine et la profusion de la vie sur terre — si l’humanité (de fait, seulement quelques représentants de sa diversité) veut survivre, elle doit se préparer à une migration cosmique intergalactique et coloniser une exoplanète d’une galaxie lointaine. L’humanité doit désormais vivre avec la certitude de la finitude du monde dans l’espace (le monde ne contient plus aucun nouveau monde : rien de nouveau dans le monde) et dans le temps (le monde est condamné à disparaître). Pour ainsi dire, il y aura eu trois états de la conscience “mondaine” (la conscience humaine du monde) : 
(1) finitude dans l’espace mais éternité du monde (cosmos); infinitude dans l’espace et éternité du monde (univers infini) ; 
(2) finitude du monde dans l’espace et dans le temps au sein d’un univers infini dans l’espace et dans le temps. La physique moderne a aboli les frontières du monde clos : 
(3) la cosmologie ou l’astrophysique contemporaines enseignent que notre monde disparaîtra avec l’explosion du Soleil en Supernova. A court terme, l’espérance d’un progrès indéfini qui avait porté la modernité (les philosophies de l’histoire) se brise contre le mur écologique ; à long terme l’humanité est condamnée à faire le deuil de la croyance en une suite indéfinie de générations humaines se succédant sur la terre. 
On a toujours su que rien au monde ne pouvait durer : grandeur et misère de toutes choses, des empires comme des individus. Mais on n’avait jamais su que le monde finirait. Ainsi deux croyances fondamentales nous sont retirées : que la nature est une réalité intangible, indifférente à l’action humaine, comme c’était la conviction de fond de toute la culture antique. La nature (ce qui naît, croit de soi-même, indépendamment de l’homme) était conçue comme le théâtre du drame humain sur lequel les hommes n’avaient pas de prise : il y avait d’un côté la nature (ordre réglé par des cycles) sans histoire, de l’autre l’histoire (humaine) sans effet sur la nature. Comme le relève H. Jonas, ce qui n’est pas dit dans le célèbre chant du chœur de l’Antigone de Sophocle (v. 334-384) sur la puissance admirable mais ambiguë de l’homme dont l’invasion violente l’ordre cosmique, c’est que  « nonobstant toute la grandeur de son ingéniosité illimitée, l’homme, comparé aux éléments, est toujours encore petit ; c’est cela qui donne toute son audace aux incursions dans ceux-ci et ce qui leur permet de tolérer son impertinence. Toutes les libertés qu’il prend avec les habitants de la terre, de la mer et de l’air laissent pourtant inchangée la nature englobante de ces règnes et ne diminuent pas leurs forces créatrices. Il ne leur fait pas vraiment mal lorsqu’il en découpe son petit royaume dans leur grand royaume. (…)  L’invulnérabilité de l’ensemble, dont les profondeurs ne sont pas perturbées par l’importunité humaine, càd l’immutabilité de la nature en tant qu’ordre cosmique, fut de fait l’arrière-plan de toutes les entreprises de l’homme mortel, y compris de ses interventions dans cet ordre lui-même. Sa vie se déroulait entre ce qui demeure et ce qui change : ce qui demeure, ce fut la nature ; ce qui change, ce furent ses propres œuvres » (H. Jonas, Le principe responsabilité, Paris, Cerf, p. 19-20) ; que l’humanité était promise, sur la base de cette intangibilité de l’ordre naturel, à durer toujours à travers une série indéfinie de générations au monde. L’histoire pouvait dérouler les générations d’hommes indéfiniment : malgré les tours et les détours, les progrès et les régressions, il y aurait toujours du temps pour un avenir et, finalement, si l’histoire était la perpétuation du mal, l’humanité ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même, de sorte qu’en droit, l’espérance d’un monde meilleur restait malgré tout plus raisonnable que le contraire (pessimisme ou « abdéritisme »). Mais cette certitude de la pérennité du monde elle-même fait défaut. Il est sans doute nécessaire de préserver les conditions d’habitabilité et la possibilité d’une vie pleinement humaine sur terre, et donc de sauvegarder le monde dans son ensemble. L’éthique contemporaine doit se réinventer en profondeur en intégrant un nouveau principe de responsabilité, non pas responsabilité de (soi, son action), mais responsabilité pour … la perpétuation de la vie humaine sur terre, donc à l’égard des générations futures. C’est une responsabilité inédite puisqu’elle est tournée vers l’avenir : traditionnellement, on était responsable de l’usage passé de sa liberté (causalité libre responsabilité  culpabilité). Désormais on est responsable à l’égard de ceux qui n’existent pas encore et on a des devoirs envers eux sans qu’ils en aient envers nous. Pourtant, si la terre est condamnée à disparaître, l’avenir de l’avenir de l’humanité sera qu’il y aura une dernière génération de l’humanité sans futur (no future).
Cette situation ne peut pas ne pas affecter (ébranler) la conscience philosophique qui, d’une manière ou d’une autre, se présente comme une quête de sens. Or de quoi la philosophie peut-elle parler si ce n’est du monde ? Qu’est-ce qui rend la philosophie intéressante (concept cosmique de la philosophie), qu’est-ce qui fait d’elle autre chose qu’un exercice logique pour parfaire les concepts ou pour en jouer (concept scolaire de la philosophie), si elle se refuse à dire quelque chose du monde. La sagesse philosophique procède d’un certain savoir sur le monde et c’est encore lui donne sens à une éthique (introduire le bien dans le monde), une esthétique (goûter la beauté du monde) ou une politique (organiser le monde). La philosophie ou bien parle du monde, voire produit du sens sur l’être-au-monde (même pour dire que l’existence est absurde), ou bien elle est inutile. A défaut d’être une connaissance positive, la philosophie est une réflexion signifiante sur le monde, et c’est encore de cette seule possibilité qu’elle tient sa légitimité. Il y a comme une affinité entre la philosophie et le monde (ou l’idée de monde). La condition du sens des choses renvoie à l’idée de monde comme totalité ordonnée et commune soit que le monde soit l’idée à laquelle il faut soumettre tout assemblage empirique sinon menacé de désordre (choses mondes de  le monde, soit que l’assemblage empirique soit lui-même lié par un ordre transcendant (providence) ou immanent (lois mécaniques) qui rassemble toutes choses (universum). Ici il faudrait renverser une conclusion précédente : les sciences parlent des choses ou des faits, non du monde, seule la philosophie peut être une parole sur le monde (depuis Héraclite donc). « Il est sage que ceux qui ont écouté, non moi, mais le discours (logos), conviennent que tout est un (sophon estin en panta einai) » (Fragment 1, M. Conche, op. cit., p. 23). L’impossibilité de la métaphysique (dire le monde) est la possibilité de la philosophie. La sagesse ne peut pas être autre chose qu’une sagesse du monde.
Mais à quoi bon philosopher, si le monde est entré dans sa fin et, a fortiori, à quoi bon philosopher sur le monde ? Non seulement la théorisation du concept de monde en tant que monde est incertaine et inutile — le monde est un concept métaphysique ou toutes les questions philosophiques sur le monde sont de nature métaphysique, et donc sans solution — mais même la spéculation sur l’après de la fin du monde est anachronique. La fin du monde n’est ni un objet ni une expérience de pensée. La catastrophe n’est pas ou plus le pire des scénarios possibles : elle est déjà notre présent. Nous vivons les effets d’un processus sur lequel on ne semble pas avoir vraiment de prise, surtout si le changement global à l’égard du monde n’est pas immédiat et radical.
La fin du monde n’est évidemment pas une nouveauté. Elle est entrée, pour ainsi dire, plusieurs fois dans le monde. Le thème de l’apocalypse est d’abord religieux. Ce qui caractérise la fin du monde dans sa version religieuse, c’est qu’elle concerne exclusivement la foi, est attendue et espérée comme une libération (du temps) et une révélation complète de Dieu et non pas crainte comme une disparition (vive la fin du monde). De là l’exaltation des premiers chrétiens convaincus que la fin des temps était proche de la mort du Christ. « Mon royaume n’est pas de ce monde » dit le Christ (Évangile selon Jean, 18, 36 -37). Face à Ponce Pilate, il entend souligner que son règne embrasse l’éternité, toutes les âmes, et ne dépend d’aucune limite, d’aucun suffrage comme ici-bas — le règne du Christ est celle du Père sur toutes les nations, au-dessus de toutes les royautés. Mais si la fin des temps supprime la distance avec le royaume de Dieu, si elle marque la fin de la séparation spirituelle entre les hommes et Dieu, alors l’apocalypse est désirable comme le commencement de la béatitude, comme le moyen de la révélation intégrale de Dieu. 
Mais l’humanité a aussi expérimenté la fin du monde comme la fin d’un monde. Le passage du monde clos à l’univers infini a été une fin du monde. La raison humaine a tenté de refonder un ordre du monde autrement que sur l’hypothèse de la Providence. Et la crise fut si profonde qu’elle a vu réapparaître et réactiver le thème religieux de l’apocalypse. Mais la fin du monde antique et médiéval n’est pas la fin du monde, seulement la fin d’une représentation du monde. L’être-au-monde moderne n’est plus le même que l’être-au-monde antique et médiéval parce que l’homme moderne ne conçoit plus le monde de la même manière et, par voie de conséquence, sa place dans le monde. Tous ses repères s’en trouvent transformés. Mais il s’agit encore là d’une fin pour ains dire symbolique du monde. De même qu’on peut dire que l’usage de la notion de monde au pluriel est dérivé et métaphorique, de même le changement de conception du monde se joue au niveau des représentations et des mentalités. Évidemment si le monde n’est rien que sa représentation, alors la fin d’une représentation du monde est la fin du monde. 
Toutefois, un monde (une représentation du monde) en remplace un autre (une autre représentation du monde). Donc malgré tout le monde subsiste encore comme le support de la succession des représentations du monde, ce qui laisse supposer que le monde n’est pas réductible à un système de représentation. Aussi en va-t-il autrement dès lors que l’hypothèse de la disparition imminente et globale du monde peut devenir effective quand, au XXe, l’humanité se dote des moyens techniques de son propre anéantissement et que donc elle n’est pas simplement la fin symbolique d’un monde pour un nouveau. Pour G. Anders, l’explosion nucléaire de la bombe d’Hiroshima est une rupture de monde. On change certes d’époque (donc de monde au sens symbolique) mais ce changement s’appuie sur la possibilité réelle d’une catastrophe globale. Le monde est entré dans l’expérience définitive de sa fin : 

« C’est aujourd’hui que ces termes [fin du monde, apocalypse) prennent un sens sérieux et non métaphysique ; depuis l’année zéro (1945), ils désignent pour la première fois une fin réellement possible »[6].

L’humanité tient en son pouvoir la destruction du monde. L’apocalypse cèle le sens du présent et de l’avenir. Ce qui est inédit est que le temps à venir se présente comme le délai avant la fin catastrophique. L’humanité ne vit plus dans une époque (changement d’un monde) — ce qui était la compréhension de la Modernité par elle-même : être une rupture à l’égard du passé et de la tradition, inaugurer un nouveau temps de progrès, mais dans un délai[7]. Le temps n’est pas l’espace de jeu pour notre liberté, individuelle ou collective, mais ce qui sépare du risque de la catastrophe désormais prévisible. La modernité promettait un royaume sans apocalypse. Ou la fin du monde y était positive : suppression progressive des injustices, des entraves à la liberté de l’ancien monde. Or le présent nucléaire ou le présent sous menace nucléaire a un horizon exactement opposé : une apocalypse sans royaume, puisqu’elle ne sera la révélation de rien.
Mais l’apocalypse nucléaire est encore un appel à la liberté humaine, pour conjurer la catastrophe. Il s’agit de tout faire, en produisant une terreur utile, « pour empêcher que, un jour, quelqu’un soit en mesure d’appuyer sur le bouton »[8]. G. Anders rejoint H. Jonas sur la prophétie de malheur faite pour ne pas être réalisée[9] :

« Si nous nous distinguons des apocalypticiens judéo-chrétiens classiques, ce n’est pas seulement parce que nous craignons la fin (qu’ils ont, eux, espérée), mais surtout parce que notre passion apocalyptique n’a pas d’autre objectif que celui d’empêcher l’apocalypse. Nous ne sommes apocalypticiens que pour avoir tort. Que pour jouir chaque jour à nouveau de la chance d’être là, ridicules mais toujours debout »[10]

Le mal peut certes encore prospérer à l’ombre de la peur de l’apocalypse nucléaire : l’équilibre de la terreur maintient la paix mais aussi permet l’impunité de la guerre d’invasion pour la puissance qui possède un arsenal nucléaire capable de faire exploser plusieurs fois la terre. Reste que si la fin nucléaire du monde est la possibilité réelle de la fin du monde — si l’on est passé plusieurs fois près de la catastrophe — elle appartient encore à la politique avec ce que la politique comporte de volonté et de règles. La fin du monde est encore évitable car elle relève de la sagesse des nations. L’anéantissement technologique n’est pas nécessaire ou inéluctable, tant du moins que s’exercent des procédures politiques et donc humaines, notamment démocratiques, de contrôle. Si la fin du monde nucléaire, elle sera causée par l’homme, ou plutôt la volonté de ne pas l’empêcher ultimement.
Mais 

« pour autant que la fin imminente du monde soit corrélée à la crise climatique, cet élément minime de liberté (faire en sorte que quelque chose n’arrive pas) tend à disparaître. Celui qui voit sa maison emportée par les eaux ou détruite par une tornade n’a plus le loisir de spéculer sur le sens de la liberté moderne et l’éventuelle démesure qui la caractérise. Il doit organiser, dans l’urgence, les conditions de sa survie, tout en sachant qu’elle sera à jamais précaire. Si la philosophie ne peut apporter aucune solution à cet état de fait, on peut légitimement attendre d’elle qu’elle incorpore à sa démarche cette restriction drastique des prétentions de la liberté » (M. Fœssel, op. cit., p. 294). 

Si la philosophie a encore quelque chose à dire du monde, c’est donc sur un mode négatif, en intégrant le rétrécissement du pouvoir de la liberté sur le cours des choses. La philosophie contemporaine (nécessairement philosophie du monde contemporain, càd contemporaine de la fin du monde) est une philosophie négative. A cet égard, nombreux esprits font de la philosophie à bon compte : ils écologisent à longueur d’émission, dans les médias. Ils représentent un type inédit de philosophe : non pas interpréter diversement le monde, mais interpréter diversement la fin du monde[11]. Mais le monde laisse-t-il le temps des interprétations de sa fin ?
Mais en quoi la fin du monde diffère-t-elle de toute fin — pour autant que la fin ne désigne plus pour nous un achèvement, une réalisation, mais un arrêt et une destruction ? Quelle différence, pourrait-on objecter, entre la certitude du pire dans le cas du monde et dans celui de la mort individuelle (le jugement médical qui apprend à l’individu de manière certaine et déterminée sa mort prochaine) ? Toutes les différences disparaissent dans le néant. Le néant annule les différences entre les fins. Il y avait un individu vivant, il y avait le monde, puis cet individu meurt ou le monde disparaît. Pourtant la certitude du pire n’est pas du même ordre dans le cas du monde. Songeons au personnage du roi dans Le roi se meurt de Ionesco qui refuse sa mort comme une injustice quand les autres continueront de vivre. Marie tente de le consoler et de le retenir dans la plénitude du monde. Après/avec la mort du roi, tout n’est pas perdu. Il y aura encore « tout cela qui est »[12], les générations jeunes qui agrandiront l’univers, etc. Tout ce qui est se renouvellera. Mais à quoi bon le monde sans moi ? Aussi le roi se retire-t-il du monde pour s’enfermer dans le refus de mourir. Ou alors il veut bien consentir à mourir à condition que tout meurt avec lui. 
Pourtant c’est Marie qui a raison. Car le pire de la mort individuelle « peut encore compter sur la continuité d’un monde qui a précédé ma naissance et qui se perpétuera au-delà de ma mort » (M. Fœssel, ibid., p. 294). La fin du monde est pire que toute fin parce qu’elle est la destruction de ce qui permet de surmonter la tragédie de la mort, voire de lui donner un sens, comme dans le cas exemplaire de la résistance héroïque. Je meurs mais ceux que j’aime, mes amis, mes camarades de combat, non seulement me garderont en mémoire, mais même quand ils disparaîtront à leur tour, le monde qui a porté nos actions, tissé tous les fils de notre existence, continuera d’exister. Le monde se donne comme une sollicitation pratique, comme le principe d’une appartenance qui fonde le sens de la subjectivité elle-même. C’est ce qu’expose Merleau-Ponty dans ce passage des toutes dernières pages de la Phénoménologie de la perception qui portent sur la signification véritable de la liberté humaine qui loin d’être un pouvoir d’arrachement perpétuel (de néantisation selon Sartre) prend appui dans l’être au monde. Si je choisis ceci, je refuse cela, mais c’est toujours une possibilité dans le monde. Je ne me retire jamais dans une liberté acosmique, au contraire je m’engage ailleurs dans le monde.

« Qu’est-ce donc que la liberté ? Naître, c’est à la fois naître du monde et naître au monde. Le monde est déjà constitué, mais aussi jamais complètement constitué. Sous le premier rapport, nous sommes sollicités, sous le second nous sommes ouverts à une infinité de possibles. Mais cette analyse est encore abstraite, car nous existons sous les deux rapports à la fois. Il n’y a donc jamais déterminisme et jamais choix absolu, jamais je ne suis chose et jamais conscience nue. En particulier, même nos initiatives, même les situations que nous avons choisies nous portent, une fois assumées, comme par une grâce d’état. La généralité du « rôle » et de la situation vient au secours de la décision, et, dans cet échange entre la situation et celui qui l’assume, il est impossible de délimiter la “part de la situation” et la “part de la liberté”. On torture un homme pour le faire parler. S’il refuse de donner les noms et les adresses qu’on veut lui arracher, ce n’est pas par une décision solitaire et sans appuis ; il se sentait encore avec ses camarades, et, encore engagé dans la lutte commune, il était comme incapable de parler ; ou bien, depuis des mois ou des années, il a affronté en pensée cette épreuve et misé toute sa vie sur elle ; ou enfin, il veut prouver en la surmontant ce qu’il a toujours pensé et dit de la liberté. Ces motifs n’annulent pas la liberté, ils font du moins qu’elle ne soit pas sans étais dans l’être. Ce n’est pas finalement une conscience nue qui résiste à la douleur, mais le prisonnier avec ses camarades ou avec ceux qu’il aime et sous le regard de qui il vit, ou enfin la conscience avecceux qu’il aime et sous le regard de qui il vit, ou enfin la conscience avec sa solitude orgueilleusement voulue, càd encore un certain mode du Mit-Sein. Et sans doute c’est l’individu, dans sa prison, qui ranime chaque jour ces fantômes, ils lui rendent la force qu’il leur a donnée, mais réciproquement, s’il s’est engagé dans cette action, s’il s’est lié avec ses camarades ou attaché à cette morale, c’est parce que la situation historique, les camarades, le monde autour de lui paraissaient attendre de lui cette conduite-là. On pourrait ainsi continuer l’analyse sans fin. Nous choisissons notre monde et le monde nous choisit » (M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 517-518).

Ce qui soutient le prisonnier n’est pas liberté nue et abstraite de ne pas parler : ni son corps, ni son “âme” n’en seraient capables. C’est l’appartenance au monde, l’image de ses camarades engagés avec lui dans la lutte. C’est ce monde ou ce rapport au monde concret qui lui offre le lieu de la résistance contre la violence qu’il subit. Il est auprès des siens ou ils sont auprès de lui, tous appartenant au même monde. 
Mais la difficulté ne fait que se creuser. Car si la liberté a son assise dans l’être-au-monde, et si le monde entre dans sa fin, sur quoi fonder encore le sens de mon existence ?
Car la fin du monde n’est pas non plus la fin d’un monde. C’est la fin de tout passage d’un monde à un autre. Ce qu’on nomme “fin du monde” peut se lire comme dialectiquement comme le commencement d’un nouveau. La fin d’une époque peut ainsi marquer un progrès : le passage d’une société des privilèges à une société (plus) démocratique (plus de liberté, plus d’égalité pour tous les hommes). Donc la fin d’un monde, loin d’être catastrophique est une crise salutaire pour un monde meilleur, après l’abolition des préjugés hérités du passé. 
Mais avec la fin du monde, pour autant qu’elle engage le dérèglement climatique global, on n’a plus les moyens de cet optimisme qui était celui des Lumières. Il faut ainsi bien prendre la mesure des implications des récits de la fin du monde, de plus en plus catastrophistes : de l’anthropocène à la collapsologie. La collapsologie (à partir de 2010) annonce et prévoit à brève échéance comme une certitude l’effondrement global, systémique et brutal de la civilisation industrielle : le monde est entré dans un processus irréversible à l’issue duquel les besoins vitaux de base ne pourront plus être apportés et garantis, à un coût supportable, à une majorité de la population humaine. La certitude de l’effondrement imminent ou la possibilité utopique d’une rupture avec la logique civilisationnelle du capitalisme fossile étant avérée, la collapsologie n’offre pas d’autre issue que la collapsosophie pour vivre dans les meilleures conditions une catastrophe inévitable. Comme dit Fœssel, 

« il ne s’agit plus tant de vivre jusqu’à la fin du monde que de vivre avec elle »[13]

Le concept d’anthropocène, quant à lui, a été proposé par le biologiste Andrew C. Revkin comme équivalent à Post-Holocène, et repris par Paul Crutzen, prix Nobel de chimie. Il stipule que le monde est entré dans un nouvel âge, celui de l’homme, Le concept fait débat, car il bouscule la notion de temps géologique avec une accélération et un raccourcissement du temps pour une échelle de phénomènes (extinction massive d’espèces) qui avait pris des centaines de milliers, voire des millions d’années, le rapport entre histoire et géographie. L’homme, après avoir modifié le cours et les flux des fleuves, et donc avoir été le principal facteur de changement de tous les bassins hydrographiques du monde, joue le premier rôle dans le cycle de l’azote, dans la déforestation, principal facteur d’érosion, dans la disparition des espèces (on parle d’une sixième extinction globale) et évidemment dans le cycle du carbone. Les cycles du carbone et de l’azote possèdent une importance équivalente aux dernières glaciations. L’historique et le géologique sont désormais indissociables et il faut parler en termes de géohistoire — mais qui n’est plus celle de Braudel. Plus largement, dès lors que l’homme est une force géologique (90 % de la photosynthèse serait sous influence anthropique), le concept d’anthropocène induit une révision des cadres mentaux et des compétences disciplinaires. Les sciences physiques étudiaient la nature, les sciences humaines l’homme. L’entrelacs entre les phénomènes naturels et les phénomènes humains non seulement « sonne le glas de la modernité », et donc son dualisme irréductible (homme/nature, esprit/matière), mais dans le prolongement de cette remise en cause, la division des sciences. Les sciences humaines avaient proclamé la mort de l’homme : voilà l’homme de retour mais comme force géologique. La scène du savoir change. Mais dans ce retour, les sciences de la nature (sciences de la Terre, chimie, biologie) pèsent sur les sciences sociales. En fait, l’anthropocène impose comme nouveau paradigme l’inter-, voire la trans-disciplinarité.  « L’Anthropocène semble se soustraire aux partages disciplinaires, et en particulier au grand partage entre les sciences de l’homme et les sciences de la nature. Pour la première fois dans l’histoire de la planète, une époque géologique serait définie par la capacité d’action d’une espèce : l’espèce humaine. C’est ainsi que se dessine le grand récit de la rencontre entre l’histoire sociale des hommes et l’histoire naturelle de la planète. »[14]. Les sciences naturelles ne peuvent plus avoir pour objet de connaissance la nature, c’est-à-dire la nature sans l’homme, et les sciences humaines[15] ne peuvent plus avoir pour objet de connaissance l’homme (ou la société), c’est-à-dire la société sans la nature[16]
Et c’est aussi sa datation qui est évidemment discutée. Quand commence(rait) cet nouvel âge géologique de l’homme : révolution néolithique (sédentarisation, économie de production, transformation des milieux, par l’irrigation, la deforestation, les pâturages…), révolution industrielle[17], post-45 ? Outre l’enjeu proprement scientifique d’une détermination précise de ce nouvel âge, l’exercice de datation pose le problème de l’inscription de la catastrophe dans l’histoire et donc dans l’établissement des responsabilités. Faut-il condamner l’espèce humaine en général, l’humanité européenne et occidentale, l’humanité moderne en bloc, ou les systèmes économiques avec leurs infrastructures techniques et les classes qui en ont profité — ce pourquoi certains préfèrent parler de capitalocène.
Philosophiquement le concept d’anthropocène a deux implications principales, sur le concept de monde précisément. L’anthropocène est un nouvel âge géologique et il sera inévitablement le dernier. Le monde sera anthropocène pour toujours : un post-post-holocène ou un post-anthropocène est impossible. L’anthropocène pourrait même être le dernier âge dont l’accélération conduise à la fin du monde. Ensuite, l’anthropocène fait entrer la souveraineté (technologique) et la finitude (mondaine) dans un rapport dialectique.

« Paradoxalement l’humanité moderne prouve sa puissance tellurique par les inventions mêmes qui la mènent à sa perte. Souveraineté et finitude entrent ici dans un rapport dialectique : contrairement à toute attente, l’ingénierie humaine est à la source de la plus extrême fragilité. L’anthropocène consacre l’humiliation de l’humanité (elle n’est qu’un épisode de l’histoire naturelle), tout en flattant son narcissisme (l’homme est la seule cause de la brièveté de sa propre espèce). Si le temps nous échappe désormais pour toujours, c’est parce que notre puissance en a bouleversé le cours »[18].

La technologie se présentait comme la promesse (prométhéenne) de la domination humaine de la nature, inversant le cours de l’histoire (de la soumission à l’indépendance), le moyen de dépasser sa finitude en devenant son propre maître. Mais cette surpuissance accumulée se retourne contre elle-même en s’emparant du temps géologique pour en accélérer le processus : le dépassement de la finitude conduit à la plus grande fragilité. Et par-là même l’expansion de la puissance humaine en même temps qu’elle s’inverse en signe d’impuissance voit la victoire de la nature (terre) sur l’humanité ou, pour ainsi dire, de la nature sur le monde (humain). 

« Si “modernité” veut dire affirmation d’une temporalité humaine autonome (celle de l’histoire et des progrès de la liberté), alors l’aboutissement anthropocène d’une telle sécession par rapport à la nature a quelque chose de fondamentalement ironique. Tous les efforts de l’humanité pour s’émanciper de la nature s’achèvent dans un retour (pour l’instant désastreux) à la suprématie de la Terre : les artefacts humains n’auront servi qu’à créer une nouvelle puissance géologique. A la fin du monde, c’est Gaïa (la Terre mère) qui gagne : une nature qui n’est plus seulement l’arrière-plan des actions humaines, mais la principale actrice de l’histoire. L’anthropocène résonne alors comme un rappel à l’indifférence foncière de cette Nature à une humanité ramenés au rang de second rôle (négatif) dans l’histoire du vivant »[19].

La puissance technologique (non nature) se transforme en puissance géologique (nature). Le monde façonné par la technique assure le triomphe de la nature.
Il y a peut-être un dernier enseignement à tirer de la question soulevée par la fin du monde. Il est rigoureusement philosophique et nous ramène au problème principal. Qu’est-ce que le monde dont on suppose la fin ? Ou plutôt qu’est-ce qu’un monde et pourquoi devrait-il être sauvé ? « Qu’est-ce qu’un monde pour que l’on puisse vouloir sa perpétuation ou regretter l’imminence de sa destruction ? » Manifestement si l’on désire la continuité du monde, si l’on souffre de sa destruction, c’est que le monde n’est ni le réel en soi ni la nature comme ensemble des phénomènes régis universellement par des lois ou comme le tout de la matière disponible pour tous nos projets. Le monde est impensable « comme réalité indépendante de la liberté humaine » pour ouvrir un ordre total et commun possible d’existence. Le monde ce n’est pas simplement la vie, ou la Terre : la préservation du monde ne se réduit pas à la préservation du vivant ou de la Terre. Le concept de monde est intrinsèquement normatif (il n’est pas seulement la totalité de ce qui est le cas), et l’est dans un sens différent de celui de la nature ou de la vie. La perte de monde n’est pas une perte de vie ou de nature mais d’un réel rétréci où l’humanité ne serait qu’un élément contingent : « l’absence de monde est synonyme d’une disparition des possibles »[20]. On peut vivre ou survivre après la fin du monde, mais cette vie raréfiée si elle n’est plus capable de se projeter dans l’avenir, d’ouvrir librement des possibles d’existence n’est plus un monde. Pour faire un monde, à défaut de la caution d’un Dieu qui devrait nous sauver de la catastrophe ou du péché technologique, il faut réaffirmer la priorité de l’exigence de justice sur les sagesses de la survie.

« Même à la veille de sa fin, le monde est un monde pour autant qu’il rend possibles des expériences politiques »[21].

Donc la question de savoir ce qui fait un monde demeure ? Le monde peut finir, mais qu’est-ce qui finirait exactement si ce n’est ni le réel ni la nature ? On pourrait aussi se raviser en soulignant qu’on a précipitamment inversé l’ordre de priorité du questionnement. Du moins, la pensée contemporaine préoccupée jusqu’à l’obsession de la fin du monde en oublie que la première question est ou a toujours d’abord été celle de l’origine du monde. Il y a le monde, mais d’où le monde vient-il ? A-t-il d’ailleurs jamais commencé, et pourrait-il jamais finir ? Qu’est-ce qui a commencé, le monde même (matière) ou l’ordre dont le monde est le signe et la preuve ? Et la raison peut-elle prendre en charge un discours sur le monde par-delà la parole mythique ? Si le monde désigne le tout des étants systématiquement ordonné, quel en est l’origine ? Ces questions, centrées sur l’origine du monde, ramènent aux origines de la pensée du monde : aux cosmogonies mythiques, à la tentative philosophique de passer à une cosmologie rationnelle. Elles réintroduisent ainsi la dimension proprement spéculative de la réflexion sur le concept de monde que la pensée piégée par l’angoisse liée à la fin du monde avait fait oublier.


[1] G. Labica, Karl Marx Les thèses sur Feuerbach, Paris, PUF, 1987, p. 5.
[2] Peut-être y a-t-il deux attitudes possibles à l’égard du monde. En tous cas, deux rapports au monde divisent la philosophie. 
Soit le monde est à connaître (rapport théorique) : il s’agit de dégager l’ordre sous-jacent à la totalité et si, on est persuadé de sa réalité, éventuellement de le contempler (theôria). Et si, par définition, le tout est ordonné ou plutôt si l’ordre est total, alors il est aussi commun. La philosophie appliquant sa méthode réflexive et critique peut alors en venir à s’interroger sur la légitimité d’un discours sur le monde comme totalité, càd sur la possibilité d’une cosmologie. 
Soit le monde est à transformer, et non pas à penser, à contempler ou à interpréter. La philosophie doit abandonner l’attitude théorétique si elle veut être autre chose que la tentative de proposer un système global du monde. L’histoire de la philosophie ne serait que l’histoire des interprétations spéculatives du monde (le monde de Platon, d’Aristote…). Du moins la philosophie doit servir à changer le monde.La rhétorique politique puise abondamment dans l’utopie d’un monde sinon parfait, du moins meilleur. Il faut changer le monde, le monde est là ou donné pour être amélioré. Ou plus exactement, le monde n’est jamais donné en soi. Il est hérité comme le résultat de ce que les hommes en ont fait. Le monde est toujours l’ensemble ou la totalité de nos rapports pratiques avec la réalité : le monde c’est le réel saisi par la praxis humaine, ou la nature médiatisée par la praxis humaine. C’est la prémisse du marxisme : ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie réelle, conditionnée par les rapports socio-historiques, qui détermine la conscience (L’idéologie allemande, Paris, éd. sociales, 1976, p. 20-21). Le monde n’est pas ce que les hommes pensent mais ce qu’ils pensent du monde (métaphysique, morale, droit, religion…) résulte de la transformation de la nature par le travail humain des générations « dont chacune exploite les matériaux, les capitaux, les forces productives qui lui sont transmis par toutes les générations précédentes » (ibid., p. 35), et qu’elle transforme à son tour. Finalement, une société a la conception du monde qui correspond à la base matérielle de ses forces et de ses rapports de production. 
Sans doute le monde du rapport pratique n’a pas la même ampleur ou ne désigne pas l’universelle totalité comme le monde du rapport théorique (cosmos/univers). Malgré tout, il continue de répondre à la définition du monde comme ordre total et commun. S’il faut changer le monde par l’action c’est parce que la réalité sociale ne correspond pas à l’idée de monde : la transformation du monde est commandée par l’écart entre ce qu’est le monde (totalité commune sans ordre, ou communauté du désordre, ou totalité désorganisée) et ce qu’il doit être pour être un monde. Évidemment la référence à l’ordre n’est pas de même nature : ici l’ordre est un objectif qui implique d’inscrire dans le monde la différence entre l’être et le devoir-être, synonyme de justice. Pour autant, d’une part il apparaît que le rapport pratique au monde ne s’excepte pas du concept de monde (ordre total commun) ; d’autre part il fait apparaître que le concept de monde comporte toujours une dimension de normativité (ordre). 
[3] M. Foessel, « Le monde : norme ou donné », Bulletin de la Société française de Philosophie, 2019, p. 1.
[4] W. Benjamin « Expérience et pauvreté » (1933), Œuvres II, Paris, Gallimard, 2000, p. 364-366.
[5] Cf. P. Servigne, R. Stevens, G. Chapelle, Une autre fin du monde est possible, Paris, Seuil, 2018, p. 47-49.
[6] G. Anders, L’obsolescence de l’homme, Paris, éd. de l’Encyclopédie des nuisances, 2002, p. 103.
[7] Ibid., p. 79.
[8] M. Fœssel, Après la fin du monde, p. 294.
[9] Le principe responsabilité, p. 233.
[10] G. Anders, Le Temps de la fin, Paris, L’Herne, 2007, p. 88.
[11] Quel est le bilan carbone, de toute cette prose philosophique assez uniforme et conceptuellement souvent assez indigente qui s’étale sur les rayons des librairies, même sur papier recyclé ?
[12] Paris, Folio, 1963, p. 100.
[13] Op. cit., p. 303.
[14] R. Beau, C. Larrère, Penser l’anthropocène, Presses de SciencesPo, 2018, p. 8.
[15] — ce qui n’est pas sans alimenter l’approche déconstructrice de la notion d’anthropocène dénoncée comme une prise de pouvoir des experts, c’est-à-dire des chercheurs en sciences naturelles principalement, sur les décisions politiques et sur le débat public. Cf. Bonneuil C. et Fressoz J-B., L’autre histoire de l’Anthropocène, Seuil, 2013.
[16] Mais on peut se demander si dans ce “partage” des disciplines, et pour lutter contre le risque d’un assaut de naturalisme et de positivisme, les sciences humaines ne se contentent pas de prendre le parti de la pluralité des récits de l’anthropocène, de dénoncer l’occidentalo-centrisme de son concept (capitalocène, occidentalocène), de réintégrer la dimension sociale et inégalitaire de la question climatique etc., alors que ce sont les sciences naturelles qui en expliquent les mécanismes et qui seules peuvent construire des modèles de prédiction. Dans ces conditions, l’ancien partage ne disparaitrait pas tout à fait, même sous couvert d’interdisciplinarité : savoir c’est expliquer et prévoir (sciences naturelles), savoir c’est critiquer les représentations et les pratiques du savoir (sciences humaines).
[17] Les analyses de l’air emprisonné dans les glaces polaires montrent que la Terre a connu, à la fin du XVIIIe une augmentation des concentrations de dioxyde de carbone et de méthane à l’échelle du globe.
[18] M. Foessel, op. cit., p. 298.
[19] Ibid., p. 298-299.
[20] Ibid., p. 305.
[21] Ibid. C’est la conclusion de M. Fœssel dans sa postface de 2019 qui tente de corriger l’axe de l’ouvrage paru en 2012, qui développait « une critique de la raison apocalyptique », à une époque où la prophétie de la catastrophe relevait encore de la prophétie traditionnelle. Mais elle se termine sur la même défense d’un concept, en quelque sorte, politique du monde, sans doute inspiré par la pensée d’H. Arendt (cf. p. 160).

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