Histoire, culture et barbarie

Laurent Cournarie (2019)

Le mal et la philosophie de l’histoire

Nous n’avons jamais été autant capables de raconter l’histoire et aussi désarmés pour lui donner un sens. Le siècle dernier, dont on a dressé partout l’inventaire, n’a-t-il pas engendré « une rupture d’humanité et une déchirure d’histoire»[1] qui excède aussi bien la fiction artistique, l’analyse  historienne, que le concept philosophique ? Le XXème siècle aura été le plus meurtrier de toute l’histoire : entre août 1914 et avril 1945, soixante-dix millions d’hommes, de femmes et d’enfants périssent en Europe. 

Mais, dira-t-on, l’ampleur du désastre ne fait pas sortir l’histoire contemporaine de l’histoire antérieure. Le XXème siècle condense bien plutôt en lui toute l’histoire. Car cette constance dans l’horreur, cette répétition de la barbarie vérifient tragiquement la loi de l’histoire, sa leçon générale, à savoir qu’elle est le lieu du mal. On peut sans doute condamner comme immorales l’histoire et l’action dans le monde. Mais on sait les apories de la «belle âme», incapable de déterminer et de faire le bien, en se refusant à l’histoire qui seule rend effectif la volonté du bien[2].

On peut, à l’inverse, au nom de l’effectivité, soumettre le devoir-être et les principes moraux au devenir réel de l’histoire : le bien n’existe que par le mal, qui n’est pas seulement pure privation d’être[3]. Le mal et le malheur sont partout, mais partout ils sont dépassés ou appelés à l’être : l’histoire est la négation de la négation du mal. 

On peut enfin, c’est l’attitude la plus commune, se résigner à cette vérité qui, pour être empirique, est sans exception : le mal est le lot de l’histoire, l’histoire ne sera jamais le lieu de la félicité. Le mal est donc indépassable par l’histoire — ce qui alimente le pessimisme moral inspiré par la vision de l’histoire que Kant nomme « abdéritisme »[4]. Car l’excès de violence et l’inhumanité son le triste privilège de toutes les époques. L’histoire montre qu’aucune n’est heureuse ou plutôt qu’aucune n’a le funeste privilège d’être la plus mauvaise. 

Thucydide, par exemple, raconte l’ébranlement (stasis) du monde grec provoqué par la guerre civile, en 27 av. J.-C. à Corcyre (Corfou), entre oligarques et démocrates[5]. Et pourtant l’historien ne renonce pas à comprendre : il ne se laisse pas entamer par ce désastre. Thucydide montre[6] ainsi qu’il est dans la nature de la guerre de faire virer les dispositions des hommes, en les conformant à la réalité pratique du moment — dispositions conciliantes en temps de paix, passions privées et collectives libérées par la guerre ; qu’il appartient à la nature de la guerre civile de porter la violence de la guerre à son extrême, d’être contagieuse et de détruire le consensus politique entre les Cités. Il n’y a pas jusqu’au langage qui, dans ces circonstances, ne se mette à délirer. Autrement dit, le déchaînement de la violence ne se présente jamais à l’historien comme un événement absolument irrationnel. Tout son effort, pour ainsi dire est de l’enchaîner à un ordre circonscrit de causes et ces causes à une cause majeure : à l’origine de tous les maux de la guerre civile, il y a «l’appétit de pouvoir qu’inspirent la cupidité et l’ambition personnelle».

Mais le mal dans l’histoire s’explique-t-il par l’histoire[7] ? C’est ici que commence la réflexion du philosophe : la question de l’histoire a pour lui la forme de la question du mal. Longtemps cette question a relevé de la métaphysique et, plus particulièrement de la théodicée. Mais à bien des égards, la philosophie de l’histoire prolonge le projet de la théodicée[8], à cette différence toutefois que c’est peut-être moins Dieu, tout puissant et infiniment bon, qu’il s’agit de justifier de l’existence du mal, en comprenant leur compossibilité (comment le mal est-il possible si Dieu est tout puissant et souverainement bon et sage ? ; l’existence du mal n’est-elle pas la réfutation de l’existence de Dieu ?), que la liberté humaine, en fondant en raison l’espérance d’un progrès constant de l’humanité.  

Car le spectacle de l’histoire est désolant. Il ne peut conduire, semble-t-il, qu’à désespérer de l’humanité et de la raison dans l’humanité. En ce qui concerne les hommes, il est impossible de se représenter une «histoire ordonnée» comme dit Kant : tout au plus l’histoire est-elle une «chronique» du mal, c’est-à-dire une suite incohérente d’actions insensées — qui ne forment justement pas une histoire[9]

Il est sans doute impossible de concevoir ce que l’homme est et vaut, faute de pouvoir déterminer ce qu’il peut et doit devenir, du moins aussi longtemps qu’on admet un mouvement oscillatoire de l’histoire, entre des limites fixes qui lui préexistent, selon des relations nécessaires qu’elle enregistre sans mordre sur elles. Tant que la nature humaine sera ce qu’elle est, c’est-à-dire la répétition de ce qu’elle fut, l’histoire présentera le même drame dérisoire : une gesticulation des individus et des peuples, indéfiniment soumis à la répétition désespérante du mal.

La philosophie de l’histoire renverse les termes et la position du problème. Pour cesser de voir dans le mal une fatalité, il suffit de renoncer à toute hypostase d’une nature de l’homme et des choses (la guerre, la guerre civile …) ; ou, ce qui revient au même, il faut traiter le mal, non comme un fait, un donné intra-historique ou supra-historique (le péché), mais comme ce qui ouvre l’humanité à l’histoire et à libre détermination de son être. L’histoire, parce qu’elle est l’œuvre de la liberté, est à la fois l’histoire du mal et le devenir de l’essence de l’humanité par lequel celle-ci peut espérer se libérer du mal. L’histoire c’est l’histoire du mal et son dépassement. 

La radicalisation du mal, reporté à l’origine de l’histoire, fonde paradoxalement l’espérance d’un progrès dans l’histoire, c’est-à-dire pour l’humanité, d’une réalisation de son essence raisonnable. Le commencement de l’histoire, l’avènement de la raison dans l’homme, l’apparition du mal dans le monde forment le même événement : le déroulement de l’histoire, le développement de la raison, la régression du mal dans le monde constituent le même processus. Ainsi pour Kant l’humanité devient historique en actualisant la disposition à la raison et cette actualisation commence mal.[10]. Contrairement à la théologie de l’histoire, il n’y a pas continuité de l’histoire, depuis le premier âge de l’humanité (Paradis) au péché et à la suite des siècles[11]. L’histoire débute avec le mal, c’est-à-dire par l’arrachement de l’humanité à la tutelle de la nature, et ce qui précède l’acte de la raison tombe dans la préhistoire du concept de l’humanité (le mythe). Les débuts de l’humanité ne sont pas historiques, et ne sont pleinement humains que les temps historiques[12]. L’histoire commence mal ou par le mal ; mais l’histoire est le moyen de s’arracher au mal, c’est-à-dire le temps nécessaire d’un progrès de l’humanité.

Histoire déchirée, mémoire dévastée

Mais que penser de l’histoire, non pas celle que la raison conjecture sur les débuts de l’espèce humaine comme espèce morale, non pas l’histoire de la philosophie de l’histoire, mais l’histoire qui a effectivement eut lieu, où le mal a fait “époque” au cœur de cette Europe, héritière des humanismes, éduquée à l’idéal de l’Aüfklarung, et précisément par la nation de la plus haute culture [13]? L’ère des Lumières n’a pas soulevé le «fardeau de l’histoire»[14] mais s’est au contraire abîmée dans «l’enfer des maux» dont le progrès de la liberté, par le progrès de la raison, devait irrésistiblement et à jamais éloigné le spectre. 

Le désastre de Lisbonne semble loin et dérisoire. Voltaire pouvait encore s’en prendre à Dieu, à l’optimisme des philosophes. Sa protestation portait contre la métaphysique des lois générales, contre la scandaleuse théodicée. Mais devant les immenses charniers du siècle, où chercher la consolation puisque c’est l’histoire qui enchaîne au malheur, que l’espérance d’hier est la cause du désespoir d’aujourd’hui ? Ce qui agonise là n’est plus l’optimisme métaphysique d’un système de la nature (la théodicée leibnizienne), mais le rationalisme d’un progrès de l’histoire (la philosophie de l’histoire). La philosophie de l’histoire avait enseigné que l’histoire c’est le mal et sa suppression, la négativité et la négation de la négativité ; que l’humanité moderne ne serait plus condamnée à l’errance et à l’obscurité de ses premiers pas, et que par une trajectoire dialectique ou rectiligne, elle était promise à la maîtrise totale de son destin. Sans doute les hommes meurent-ils mais l’humanité progresse toujours.[15]  Chaque civilisation prend la relève des civilisations défuntes, chaque époque dépasse la précédente. L’histoire est un escalier qui monte et qu’on ne descend jamais disait Péguy.

L’humanité devait s’accomplir alors comme une totalité en mouvement, immortelle dans son indéfinie perfectibilité ; tous les événements, quoiqu’il en coûtât aux individus, contribueraient à l’œuvre collective du grand être de l’Humanité. «Il n’est pas vrai que la ligne droite soit toujours le plus court chemin»[16]. L’histoire suivrait certes des méandres multiples, progresserait péniblement sans être épargnée par des péripéties sanglantes. Mais «le sang des victimes» devait s’assécher  «dans le sens du devenir»[17]. La raison était conduite à se rejoindre dans l’épreuve de son contraire, par le jeu chaotique des passions et des intérêts, par-delà la souffrance et la mort des individus (le particulier). «La Raison ne peut pas s’éterniser auprès des blessures infligées aux individus, car les buts particuliers se perdent dans le but universel»[18].

Mais, voilà : le mal au XXème siècle fait exception dans l’histoire (du mal), tant par son extension que par sa monstruosité, et l’on ne voit pas de quel but il pourrait être le moyen, quelle fin il pourrait poursuivre, quel dépassement pourrait en accomplir ou en exhausser le sens. Entre la raison et la violence, il n’y a plus contradiction : ou plutôt, l’histoire n’est plus leur contradiction surmontée. Car le déchaînement de la barbarie ne s’est pas fait contre le savoir, contre la culture, contre les puissances de l’esprit, mais sous leur autorité et avec leur concours. Valéry observait déjà que si l’on avait toujours su que les civilisations étaient caduques, c’était à partir d’un savoir distancié, précisément «à travers  l’épaisseur de l’histoire» ; mais par la Grande Guerre, l’Europe a vécu, avec son propre anéantissement, la mort de la culture. Non seulement, l’art, la littérature, la science n’ont rien empêché mais pire encore, leur responsabilité est gravement impliquée dans le développement de la catastrophe[19]. Tous les faits et toutes les valeurs de la culture, la valeur du progrès au premier chef qui cristallisait toutes les valeurs occidentales, sont complices des massacres : techniquement par la sophistication des machines de mort, moralement par la domestication des pulsions et l’obéissance aveugle mais volontaire aux ordres de la loi. 

Donc contrairement à la déclaration de Hegel, l’humanité paraît condamnée à s’éterniser auprès de ses blessures : l’universel tarde à surmonter l’errance du particulier. Aussi la philosophie contemporaine peut-elle avoir perdu la confiance dans la raison : elle n’est pas le sens de l’histoire, elle s’y est plutôt perdue avec elle. 

Et si la Première guerre mondiale marque une rupture dans la modernité, dans la culture européenne, et finalement dans l’histoire mondiale, si elle décide en quelque sorte du caractère général du XXè siècle[20],alors combien il est plus impossible encore, comme dit Adorno «d’enregistrer les camps de la mort comme des accidents du travail dans l’avancée victorieuse de la civilisation»[21]. Dès 1944, il avait tiré toutes les conséquences philosophiques de cette «machine infernale» qu’est devenue l’histoire : «Si la philosophie de l’histoire de Hegel avait inclus notre époque, ces bombes-robots qu’étaient les V 2 d’Hitler y auraient eu leur place – au même titre que la mort prématurée d’Alexandre et d’autres images analogues – parmi les faits empiriques qu’il a retenus pour ce qui s’y  exprime d’une façon immédiatement symbolique, de l’état atteint par l’Esprit du monde (Weltgeist). Comme le fascisme lui-même, ces robots sont lancés à toute vitesse et en même temps sans sujet. Comme lui, ils allient à la perfection technique la plus poussée une totale cécité. Comme lui, ils suscitent une épouvante mortelle, et c’est en vain. «J’ai vu l’Esprit du monde»[22], non pas à cheval mais sur les ailes d’une fusée et sans tête, et c’est là en même temps une réfutation de la philosophie de l’histoire de Hegel.

L’idée qu’après cette guerre la vie pourrait continuer «normalement ou même qu’il pourrait y avoir une «reconstruction» de la civilisation (Kultur) … est une idée stupide. Des millions de Juifs ont été massacrés, et on voudrait que ce ne soit qu’un intermède et non pas la catastrophe en soi»[23].

De fait la philosophie (contemporaine) a retourné l’histoire contre elle-même et contre la philosophie de l’histoire. Le procès de l’histoire devient le procès de la raison. Non seulement l’histoire n’est pas rationnelle, il n’y a pas une raison dans l’histoire, mais l’histoire est là pour accuser la raison de sa propre irrationalité. Les critiques de la rationalité succèdent ainsi aux philosophies de la rationalité de l’histoire.

Le XXème siècle est brisé par trois ruptures qui le séparent de toute l’histoire antérieure. Trois noms suffisent à les désigner : Verdun, Auschwitz, Hiroshima. Avec Verdun, c’est l’histoire de la guerre qui franchit un seuil. C’est le premier massacre en masse : un demi-million d’hommes tombent devant Verdun. Pourtant si l’ampleur des pertes rend dérisoire la victoire, si la guerre devient un phénomène aux proportions cosmiques, si l’Europe a perdu dans cette guerre, avec sa position hégémonique, la conscience d’elle-même, si plusieurs facteurs expliquent que cette guerre se soit transformée en tuerie (la concentration meurtrière des tranchées, la puissance des armes modernes, l’étendue des fronts de l’Est et de l’Ouest, un élément d’automatisme et de mécanisme qui rendaient difficile l’arrêt des opérations une fois lancées), l’histoire se maintient encore dans le cadre d’un conflit où des soldats, dressés en ennemis, s’affrontent par les armes. Avec Auschwitz et Hiroshima, le massacre devient anonyme et sans haine. Un procédé technique extermine un peuple sans défenses ou toute une population civile. Encore l’humanité n’est-elle pas atteinte de la même façon dans le génocide et dans la destruction atomique. Le crime nazi est crime contre la dignité de l’homme, tandis qu’Hiroshima fait entrer l’humanité dans l’âge de son obsolescence. Après Verdun, l’humanité est condamnée à vivre à partir de l’insignifiance de la vie humaine ; après Auschwitz, à partir de la négation de sa dignité ; après Hiroshima à partir de la possibilité de sa totale destruction[24].

Nombreux sont les philosophes contemporains qui ont cherché à expliquer la crise et la barbarie des temps modernes par la domination technique du monde. Les hommes ne sont plus les sujets de l’histoire, quand ils sont subjugués par la technique, soumis au règne de son objectivation. L’avènement de la forme instrumentale de la raison, c’est-à-dire de la raison sans la conscience de soi, marque l’avènement de la déraison dans l’histoire. Quand la technique devient le “sujet” de l’histoire — sujet aveugle, puissance sans conscience, comme les V2 évoqués par Adorno —, l’histoire devient inhumaine (mort en masse, avilissement, terreur), perd son sens et entre dans sa fin. 

Mais la critique de la raison instrumentale comporte au moins le risque de reconstituer dans la continuité d’un processus planétaire, les trois ruptures qui jalonnent le siècle, c’est-à-dire d’estomper, voire de passer sous silence, l’exception du génocide nazi[25]. En effet si les interprétations intentionnalistes (par la haine antisémite, la volonté idéologique de rompre avec le capitalisme et le bolchvisme qui est son frère ennemi), ou fonctionnaliste (par un dysfonctionnement des institutions, de la vie économique et politique de l’Allemagne) de l’extermination des juifs sont insuffisantes, il n’est pas moins inapproprié d’en expliquer l’événement par le déploiement incontrôlé d’une raison purement instrumentale. Ce serait s’aventurer à reconstruire une philosophie de l’histoire inversée, en faisant de la «catastrophe en soi» (Adorno) l’aboutissement inéluctable de la modernité. Ce serait effacer toute espèce de responsabilité, individuelle, voire collective[26] dans son avènement et son déroulement, en faisant du bourreau un otage et une victime du système technicien, et nier enfin la spécificité de la solution finale notamment par rapport au Goulag, et aux bombardements d’Hiroshima et de Nagazaki. 

La modernité ne contenait pas en elle nécessairement Auschwitz. Auschwitz est hors norme dans la modernité. Pourtant sa possibilité vient s’inscrire dans l’ordre normal de la modernité. Car sans l’essor de la technologie industrielle, sans la domination du monde par la rationalité instrumentale, la réification et l’industrialisation de la mort étaient inconcevables et impraticables. Sans ce mariage terrible entre la plus haute rationalité des moyens et la plus grande irrationalité des fins, le génocide, qui devait se dissimuler comme crime dans un langage administratif secret («solution finale»), c’est-à-dire dans un langage lui-même instrumentalisé, aurait été impossible. Et si c’est l’image de l’Enfer qui peut encore le mieux exprimer l’expérience de déshumanisation des camps de la mort[27], c’est par les possibilités de destruction et d’organisation matérielles de la rationalité technique que l’Enfer est descendu sur terre, pour en faire un lieu non d’expiation, mais d’extermination. 

L’Ange de l’histoire : sur le Concept d’histoire de Walter Benjamin

Sans pouvoir prophétiser la déchirure de l’histoire qui a nom Auschwitz, certains intellectuels de culture allemande ont eu le pressentiment du glissement vers une sourde catastrophe. Parmi ceux-là, on peut compter l’écrivain Kafka et le philosophe Walter Benjamin. 

Pour H. Arendt le monde inquiétant et objectivement de la Colonne pénitentiaire «n’a rien perdu de son immédiateté avec la réalité des chambre à gaz»[28]. Kafka n’a pas anticipé l’extermination mais le modèle technique et politique du système de l’anéantissement. L’état de droit bascule dans le terrorisme d’Etat : la loi devient un code secret dont l’ordre implacable, exécuté par des fonctionnaires zélés, s’applique aveuglément sur l’individu, coupable seulement d’en être la victime. Les héros des romans de Kafka n’ont pas de place dans le monde administré bureaucratiquement. Ils sont voués, comme les juifs plus tard sous le IIIème Reich, soit à la condition de parias (Le Château), soit à l’élimination (Le Procès) : «Vous n’êtes pas du Château, vous n’êtes pas du village, vous n’êtes rien»[29]. Ce qui est prémonitoire, c’est la description de la banalisation du mal. Personne n’est responsable de rien. Le mal est sans sujet. Il a désormais ses fonctionnaires, consciencieux et sans conscience[30]. C’est encore à peine si l’on peut remarquer son existence. 

L’absurdité de la condition humaine, décrite par Kafka sur des héros isolés, laissait présager, d’après W. Benjamin, une expérience collective massive. Benjamin qui s’est donné la mort à Port-Brou, le 26 septembre 1940, après une tentative pour traverser clandestinement la frontière espagnole et échapper au nazisme, n’a pu que percevoir les premiers signes du désastre. Dans son ultime essai de 1940, Thèses sur la philosophie de l’histoire[31], essai inclassable, foisonnant, énigmatique[32], fruit de vingt années de réflexion, W. Benjamin place, à la neuvième thèse, la philosophie de l’histoire sous la figure d’un ange[33], témoin impuissant et horrifié de la marche de l’humanité vers une catastrophe aux proportions gigantesques. Toute l’histoire est là, unifiée sous son regard, comme «une catastrophe sans modulation ni trêve, amoncelant les décombres»[34].

Le modèle de ces thèses se trouve certainement dans les Thèses sur Feuerbach de Marx (1845). Mais là où Marx critiquait l’insuffisance du matérialisme de Feuerbach, unilatéral, abstrait et contradictoire, pour lui substituer un matérialisme fondé sur l’homme pratique, social et historique et, finalement, la théorie de la condition de possibilité de l’histoire, nommée plus tard par Engels «matérialisme historique», il s’agit pour W. Benjamin de définir une nouvelle philosophie de l’histoire, de redéfinir un autre matérialisme historique qui puisse, au nom de Marx lui-même mais contre le mécanisme de la théorie du progrès, contre la dogmatisation de la dialectique marxienne dans le marxisme-léninisme, contre le réformisme de la social-démocratie[35], se réapproprier les forces salvatrices d’émancipation des opprimés. 

L’ange de l’histoire représente le point d’aboutissement allégorique de ce que la culture européenne, depuis les Lumières, avait appelé “progrès”. L’histoire présente son vrai visage : un amoncellement de ruines. Poussé par une tempête qui souffle du Paradis (le communisme primitif), l’ange tourne le dos à l’avenir et regarde le passé. Il voudrait recomposer ce paysage, réunir cette réalité brisée, mais ses ailes ne peuvent se refermer et prendre les vaincus sous sa protection. Son ascension est irrésistible. Le vent du progrès qui n’est que la marche triomphale des vainqueurs et l’écrasement des vaincus, débouche sur le fascisme et son génie de la destruction. 

L’ange ne veut rien savoir de l’avenir[36], conformément à Marx et à la théologie juive. «On le sait, il était interdit aux Juifs de prédire l’avenir. La Thora et la prière s’enseigne au contraire dans la commémoration»[37]. De Marx, Benjamin veut retenir son refus de décrire positivement la société issue de la révolution prolétarienne, sous peine de verser dans un socialisme utopique, et sa théorie du prolétariat comme force messianique, sujet ultime de l’histoire, la seule classe révolutionnaire, capable d’accomplir le passage du règne de la nécessité au règne de la liberté. «Le sujet du savoir historique est la classe combattante, la classe opprimée elle-même. Chez Marx elle se présente comme la dernière classe asservie, la classe vengeresse qui, au nom de générations vaincues, mène à son terme l’œuvre de libération»[38].Autrement dit, il faut faire du messianisme la vérité du matérialisme historique pour pouvoir combattre l’ «état d’exception» du fascisme[39]. C’est par la remémoration de toute la souffrance des opprimés qu’est possible, à n’importe quel moment du présent, la percée, l’illumination du salut de l’humanité.

L’ange de l’histoire n’est donc pas le messie. S’il l’était, il arrêterait l’histoire, réveillerait les morts et accomplirait l’espérance de toute vie. Mais il assiste impuissant à la montée en puissance de la catastrophe. C’est pourquoi, si la vraie signification de la révolution politique est messianique, elle ne peut être l’aboutissement nécessaire du progrès de l’histoire. Elle doit, au contraire, briser la mauvaise (fatale) continuité de l’histoire, c’est-à-dire suspendre son cours et détruire l’illusion d’un enchaînement inéluctable. La révolution ne peut être située sur le même plan que le progrès puisqu’elle est ce qui doit arrêter la marche (progressus) vers la catastrophe. «Marx dit que les révolutions sont les locomotives de l’histoire universelle. Mais peut-être en est-il tout autrement. Peut-être les révolutions sont-elles la poignée du frein de secours que tire l’humanité embarquée dans le train»[40]. Le progrès constitue, en effet, l’axe profane de l’histoire. La révolution est la possibilité d’un déraillement qui peut replacer l’histoire sur son axe messianique. Et c’est en ce sens que la révolution est assimilée à la venue du Messie. Face à l’Antéchrist que représente le fascisme, qui accomplit la marche triomphale des vainqueurs sur toute les générations des vaincus et des opprimés, dont la mémoire est bafouée et constamment menacée, le prolétariat est le sujet révolutionnaire qui mène le combat en leur nom. Le sujet du savoir historique est le sujet de la classe militante et opprimée.

De son côté, l’historien se place dans la tradition des vainqueurs. Il cherche à connaître le passé en essayant d’entrer en communion avec lui, c’est-à-dire en exploitant les traces que les vainqueurs ont laissé de l’histoire. L’empathie avec le passé est une sympathie avec le vainqueur[41]. L’historien scientifique, ou historiciste tente de restituer fidèlement le passé, les faits tels qu’ils se sont passé et recourt, pour ce faire, à la méthode de l’intropathie (identification) avec les personnages historiques qui sont infailliblement les vainqueurs. Ceux qui font l’histoire sont ceux qui dominent la mémoire de l’histoire. Et l’historien qui se donne pour but de «revivre le passé» pactise nécessairement avec les vainqueurs et finit par porter la responsabilité, par son effort d’identification, dans son travail d’historien même, de la répétition et de la continuité de la barbarie. L’historien reproduit la culture, c’est-à-dire cultive la barbarie. Autrement dit, l’historien, en dépit de sa position de neutralité, de sa rupture méthodologique à l’égard du présent, et même de son oubli, recommandé par Fustel de Coulanges, de «tout ce qui s’est passé ensuite»[42], rend possible la continuation de l’histoire, c’est-à-dire «le cortège triomphal» des vainqueurs. En s’identifiant aux vainqueurs d’hier, il se fait le complice des vainqueurs d’aujourd’hui. L’historicisme contribue au double sens du mot, à l’enchaînement de l’histoire : l’histoire continue comme la répétition de l’histoire de l’aliénation  et de la domination[43].

Il faut donc sinon une autre histoire, du moins une autre conception de l’histoire. Cette histoire « à rebrousse-poil» ne peut avoir d’autre fondement que le matérialisme historique, mais un matérialisme historique lui-même renouvelé. Car face à l’«état d’exception»[44] du fascisme, pour lutter contre lui, le marxisme historique se révèle impuissant. Il est défait dans sa capacité à comprendre le présent et à l’orienter. Si le marxisme ne peut rien contre la menace du fascisme et contre la catastrophe imminente, c’est parce que le progrès n’est pas contradictoire avec la barbarie. Et s’il ne fournit pas les moyens d’analyser la gravité de la situation, c’est parce qu’il partage avec lui l’adhésion aveugle à la valeur du progrès. 

Il s’agit donc de rompre avec la doctrine issue des IIème et IIIème Internationales et avec un matérialisme historique tout à la fois déterministe (lois de l’histoire), fétichiste à l’égard de la technique, et progressiste, considérant que le progrès dans la maîtrise de la nature est la condition d’un travail désaliéné[45] et que la révolution est nécessaire parce que l’autosuppression du capitalisme est inscrite dans sa nature et son évolution[46]. Aussi le parti communiste et les socio-démocrates finissent-ils par s’installer dans le confort d’un optimisme historiciste, endormant la classe ouvrière dans la certitude que le sens de l’histoire lui appartient. Cette transformation fatale pour le matérialisme historique, de la pratique politique en un dogmatisme du progrès procède d’une illusion de fond sur la nature du temps historique[47]. Le matérialisme historique oublie la différence entre le temps historique (Menschengeschichte) et le temps de la nature (Naturgeschichte). L’histoire n’est pas un continuum de temps homogène et vide, mais un temps discontinu, saturé par la présence du passé dans chaque présent (Jetztzeit). «L’histoire est l’objet d’une construction dont le lieu n’est pas le temps homogène et vide, mais qui forme celui qui est plein d’«à présent». Ainsi, pour Robespierre, la Rome antique était un passé chargé d’«à présent», surgi du continu de l’histoire»[48]. C’est donc finalement avec le paradigme physique du temps qu’il faut rompre pour libérer le matérialisme de l’idéologie du progrès et ramener enfin dans son champ les énergies destructrices des classes révolutionnaires[49]. L’historiographie matérialiste (conforme à la vérité du matérialisme historique) accomplira le même travail d’effraction du passé hors du continu de l’histoire, en délaissant le procédé, cher à l’historicisme, du récit — qui recompose la continuité de l’histoire, c’est-à-dire la marche triomphale des vainqueurs, utilisant «la masse des faits pour remplir le temps homogène et vide»[50] — au profit de la citation. La citation a, comme la révolution, la même fonction salvatrice de réveiller le sens, ici de l’histoire, là du texte. «Ecrire l’histoire signifie donc citer l’histoire. Or la notion de citation implique que l’objet historique soit à chaque fois arraché à son contexte»[51].

Il se pourrait donc que le fascisme soit le fossoyeur du marxisme, du prolétariat, et même de l’humanité toute entière, si le matérialisme ne retrouve pas sa vocation et son inspiration profonde :  répondre à la promesse et à l’appel de rédemption, encore inassouvis, du passé et des vaincus. Il faut réparer l’injustice au présent et sauver de l’oubli les opprimés. Selon cette esquisse d’un autre matérialisme historique, la société sans classes et la révolution ne sont pas le résultat du progrès de l’histoire[52]. L’occasion de faire la révolution est toujours présente. Autrement dit, si la révolution est l’événement qui peut suspendre et inverser le cours catastrophique de l’histoire, il faut réintroduire dans la matérialisme historique, contre le marxisme “orthodoxe”, une théorie politique de la violence : «Mettre enfin à nouveau en œuvre les énergies destructrices si longtemps paralysées du matérialisme historique»[53].

Ainsi le présent n’attend rien de l’avenir. L’histoire se fait plutôt sur l’axe présent-passé : le passé attend encore et toujours du présent son accomplissement et sa rédemption. S’il faut chercher un salut de l’humanité, ce n’est pas par une réassignation des énergies vers l’avenir, mais par une prophétie et une assomption du passé. La philosophie de l’histoire subit ici son «renversement copernicien»[54]. Ce n’est pas le passé qui est un point fixe, lui qu’il faut connaître à partir du présent. Ce n’est pas l’avenir qui accomplit le présent et le passé, selon une évolution nécessaire. Il s’agit, au contraire, de retenir le passé, de le réveiller et, dans ce réveil, sauver en même temps le présent. A moins d’un (nouveau) messie pour arrêter l’histoire, et pour ne pas assister impuissant à sa marche infernale, il faut délivrer le présent par le passé, répondre à la promesse de rédemption du passé. C’est par notre dette à l’égard des hommes du passé, à l’égard de tout ce qui est inaccompli que nous pouvons accomplir l’humanité et la sauver de la catastrophe. La plénitude n’est pas dans l’avenir (progrès) mais dans la réactualisation du conditionnel de l’histoire passée. «Notre image du bonheur est marquée tout entière par le temps où nous a maintenant relégués le cours de notre propre existence. Le bonheur que nous pourrions envier ne concerne plus que l’air que nous avons respiré, les hommes auxquels nous avions pu parler, les femmes qui auraient pu se donner à nous. Autrement dit l’image du bonheur est inséparable de celle de la délivrance. Il en va de même de l’image du passé que l’Histoire fait sienne. Le passé apporte avec lui un index temporel qui le renvoie à la délivrance. Il existe une entente tacite entre les générations passées et la nôtre. Sur Terre nous avons été attendus. A nous, comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention. Cette prétention, il est juste de ne la point négliger. Quiconque professe le matérialisme historique sait pour quelles raisons»[55].

Bibliographie 

Adorno, Dialectique négative, Payot, 1970

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[1] Enzo Traverso, L’Histoire déchirée, éd. Cerf, 1997, p. 10.

[2] « La conscience vit dans l’angoisse de souiller la splendeur de son intériorité par l’action et l’être-là, et pour préserver la pureté de son coeur elle fuit le contact de l’effectivité et persiste dans l’impuissance entêtée, impuissance à renoncer à son Soi affiné jusqu’au suprême degré d’abstraction, à se donner la substantialité, à former sa pensée en être et à se confier à la différence absolue. » (Phénoménologie de l’esprit, VI, C.). Le monde n’est pas ce qu’il devrait être (il est non moral) : mais cette condamnation morale en conduisant au refus d’agir, pour ne pas compromettre sa pureté morale dans l’épreuve des faits, laisse le mal prospérer dans le monde.

[3] Traditionnellement le mal n’est pas quelque chose de réel, mais la privation d’un bien qu’on peut ou qu’on devrait posséder. Cf. Thomas d’Aquin : « L’absence négative d’un bien n’est pas un mal ; car alors, il faudrait dire que les choses qui n’existent pas sont mauvaises, ou encore que toute chose est mauvaise du fait qu’elle n’a pas le bien que possède une autre, que par exemple l’homme est mauvais pour n’avoir pas l’agilité du chevreau ou la force du lion. Seule l’absence privative d’un bien est un mal » (Somme théologique, I, qu. 48 a. 3).

Ce qui revient à dire que le mal n’est intelligible que sous la dépendance du bien et de l’être (de la positivité de l’être qui est première) qu’il suppose à titre de privation. Le mal traduit un être en défaut de sa perfection (absence d’un bien dû : cf. I, q.48 a 5 ad 1) : c’est un non-être de privation et non de négation. Pour la même raison, le mal ne peut être ce en vue de quoi on agit car il n’a pas de substance propre. Comme le dit déjà Denys (VIème siècle): « ce qu’on fait, on ne le fait jamais en vue du mal, le mal n’a pas de subsistance (hypostasis), mais une juxta ou para-subistance, parahypostasis » (Sur les noms divins, ch. 4, § 31). Et si le mal était une substance, alors il serait bon (cf. Augustin, Confessions VII, 12 18) — ce qui implique contradiction. 

Mais l’histoire étale avec une telle évidence la présence du mal qu’on peut se demander s’il est encore possible de maintenir cette définition « scolastique » du mal, si l’histoire ne prouve pas la réalité du mal puisqu’il est ce qui subsiste à travers tous les temps : il est pour ainsi dire le substrat de toute l’histoire.

[4] Cf. Hegel, La raison dans l’histoire, p. 116. « L’histoire n’est pas le lieu de la félicité. Les périodes de bonheur y sont des pages blanches ». L’histoire est faite de tensions, de rapports de forces, de contradictions, de déchaînements de passions qui attestent tous son impossibilité d’atteindre les conditions du bonheur. Certes il peut y avoir de la satisfaction dans l’histoire : l’acteur historique s’accomplit dans l’action, mais alors il s’agit non pas d’une satisfaction de lui-même mais de la satisfaction d’un but qui dépasse l’intérêt particulier, de sorte que l’individu n’est que le moyen de ce but auquel il sacrifie sa propre individualité. Or si l’on appelle bonheur « le rapport harmonieux » avec soi-même, on doit admettre que l’histoire ne le rend pas possible puisqu’elle en est le contraire : le fait du déchirement, du désaccord, de la disharmonie.

[5] Cf. Guerre du Péloponèse, III, 81-82, éd. de la Pléiade, 1964, p. 917-919.

[6] On voit ici, sur cet exemple, le rationalisme de Thucydide. Il traite les faits comme des raisons, ou du moins tente d’enchaîner comme dans un syllogisme les faits historiques : l’ampleur de la crise politique s’explique comme la conséquence quasiment logique à partir de prémisses (nature de la guerre ; nature de la guerre civile ; la causalité psychologique en dernière instance).

[7] On vient de voir avec Thucydide, que l’explication de l’histoire passe par la nature (la nature humaine).

[8] Cf. Hegel, Leçons de la philosophie de l’histoire, p. 346, ou La Raison dans l’histoire, p. 68 : «Notre méditation sera donc une théodicée, la justification de Dieu que Leibniz avait tentée métaphysiquement à sa manière et avec des catégories encore indéterminées. Le mal dans l’univers, y compris le mal moral, doit être compris et l’esprit pensant, doit se réconcilier avec le négatif. C’est dans l’histoire universelle que la Mal s’étale massivement devant nos yeux, et en fait, nulle part ailleurs l’exigence d’une telle connaissance conciliatrice n’est ressentie aussi impérieuse que dans l’histoire.»

Hegel inscrit la philosophie de l’histoire dans le prolongement de la théodicée mais en même temps y voit le dépassement des impasses métaphysiques de celle-ci. La théodicée pense l’histoire à partir de concepts métaphysiques abstraits et maintenus dans une opposition figée qui est le signe de l’entendement : le bien absolu, Dieu, la Providence d’un côté, le mal, les hommes, le désordre de l’autre. Pour surmonter la théodicée, il faut passer pour ainsi dire à une métaphysique de l’histoire, c’est-à-dire 1/ supposer que Dieu ou l’absolu ne transcende pas l’histoire mais y déploie son essence ; 3/ que donc l’histoire doit se comprendre comme la réalisation de la liberté de l’Esprit absolu dans le monde (connaître l’histoire c’est apprendre à y reconnaître l’histoire de l’esprit) ; 4/ ce qui conduit finalement non pas à nier le mal mais à le relativiser ou à l’intégrer au processus nécessaire de l’histoire : l’histoire comprise philosophiquement désubstantialise le mal : il ne se tient pas comme une forme, une réalité face au bien, à Dieu, mais il se subordonne, s’efface dans la progression de l’histoire elle-même. Il n’y a pas d’un côté l’affirmatif et de l’autre le négatif, selon une contradiction abstraite, mais le négatif est ce qui est dépassé dans et par l’histoire qui est l’affirmatif dans sa définition non pas métaphysique (selon une métaphysique de l’entendement) mais rationnelle ou spéculative (selon une métaphysique de la raison). Cf. La Raison dans l’histoire, p. 68.

[9] Kant exprime cet abattement mêlé de colère qui saisit le philosophe (l’ami de la raison) devant l’histoire des hommes. Cf. Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, (1784), éd. Pléiade, II, 1985, p. 188. 

[10] Cf. Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine, éd. Pléiade, II, 1985,p. 510-511. Cet essai fut publié en 1786 et s’inscrit dans le cadre de la poélmique avec Herder qui, lui aussi, avait tenté un commentaire rationnel de la Genèse au livre X des Idées pour une philosophie de l’histoire de l’humanité.

[11] Ainsi de Bossuet qui enchaîne, dans les Discours sur l’histoire universelle, (GF, 1966) toute «la suite des temps», depuis le premier âge de l’humanité jusqu’à l’empire de Charlemagne, en passant par la prise de Troie ou la fondation de Rome, confondant dans cette succession d’«époques»(p. 41), l’histoire de la nature (genèse du monde) et l’histoire de la liberté (péché), l’histoire sacrée et l’histoire profane, l’histoire événementielle et la légende des traditions mythologiques. Toutes les histoires sont contenues dans cette histoire universelle et toutes les vérités, tant religieuses que politiques, de l’histoire se peuvent tirer des Ecritures. On a donc affaire à une théologie de l’histoire. 

La philosophie de l’histoire (dont l’expression apparaît avec Voltaire  dans son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations de 1764 pour l’édition définitive) tente de traiter l’histoire en faisant appel uniquement à la raison et, de fait, réserve à l’humanité seule le privilège d’avoir une histoire. La rupture avec le mythe (le refus de comprendre l’histoire humaine à partir du récit de la Genèse) conduit à distinguer la nature et l’histoire c’est-à-dire à attribuer l’histoire exclusivement à l’espèce humaine puisqu’elle s’invente elle-même en s’arrachant à la nature. La nature n’a pas d’histoire : l’histoire est la négation humaine de la nature.

[12] La confrontation inévitable de la pensée à l’histoire soulève nécessairement le problème de ce qu’on peut considérer comme une antinomie fondamentale (cf. Ch. Bouton, Le procès de l’histoire, p. 11 sq). Cf. aussi R. Aron Introduction à la philosophie de l’histoire, p. 186. Ou bien l’histoire a un sens, ou bien elle n’en a pas. 

La philosophie de l’histoire se situe du côté de l’hypothèse du sens. Mais il y a deux manières de concevoir l’origine de ce sens : « ou bien on juge que le sens est l’œuvre d’une instance qui échappe aux hommes, ou bien on l’attribue à l’action des hommes » (Bouton, op. cit., p. 14). Mais on peut encore distinguer pour la première conception deux possibilités : ou bien l’instance qui régit l’histoire est identifiée à la Providence divine ou bien à la nature comme Kant dans son essai de 1784 (cf. la 8ème proposition qui présente l’histoire de l’espèce humaine comme « l’accomplissement d’un plan caché de la nature ») – ce qui fait la complexité de la philosophie kantienne de l’histoire qui articule à la fois l’idée d’une instance supérieure de l’histoire et l’idée que les hommes accomplissent l’histoire.

La conception providentialiste de l’histoire apparaît seulement avec le christianisme (qui impose la conception d’un temps créé et linéaire, le dogme d’une incarnation de Dieu, la thèse donc d’une domination par Dieu de l’ensemble du temps et de l’histoire qui s’unifie sous sa providence) : au contraire, dans l’Antiquité grecque, le temps est éternel et/ou cyclique, l’histoire se répète ou fournit une galerie d’exemple de faits héroïques qui servent d’enseignement pour le présent et pour toute la suite des temps. Ainsi l’histoire est l’œuvre de Dieu. Dieu est son auteur (auctor), son créateur ou fondateur (conditor), il est l’ouvrier de tous les temps (operator omnium temporum) comme dit Augustin (Confessions, XI, XIII, 15). Il écrit encore : « Bien que dans le récit historique on expose aussi les institutions que les hommes ont établies dans le passé, l’histoire ne doit pas, en elle-même, être mise au nombre des institutions humaines, car les événements passés ne pouvant pas ne pas être accomplis, ils doivent être considérés comme appartenant à l’ordre des temps dont le créateur et l’administrateur est Dieu » (La Doctrine chrétienne, II, XXVIII, 44). Dès lors, l’histoire qu’on attribue à l’action des hommes, qu’on explique par des causes humaines et qui présente un caractère confus, désordonné et irrationnel (le non-sens de l’histoire) relève d’une histoire qu’il appelle profane, distincte de l’histoire sacrée qui, quant à elle, est un processus parfaitement déterminé et orienté vers une fin (Chute, Incarnation, Rédemption). La Cité de Dieu (la paix, la justice, est plongée dans l’histoire, mais cette histoire (profane) qui est en fait celle de la cité terrestre est comme un pèlerinage en attente de la réalisation de l’histoire sacrée dans le Jugement dernier. Cf. Saint Augustin, La Cité de Dieu, XIV,28,1).  Il n’y a là pas encore un progrès mais seulement un procès (ce qui suffit pourtant à rompre avec l’histoire dans l’Antiquité) : de même que pour l’individu, le salut est accordé comme un don par la grâce, de même le Jugement dernier n’est pas le résultat d’un perfectionnement progressif de l’humanité est un événement (il est le troisième événement qui domine l’histoire après la création et l’incarnation). Et c’est cette idée de Providence qui servira de « fil conducteur aux premières tentatives de philosophie de l’histoire du XVIIe siècle, comme celle du Discours sur l’histoire universelle de Bossuet » (Boudon, op. cit., p. 14).

Mais parallèlement à cette conception providentialiste de l’histoire, se développe l’idée opposée que les hommes sont les auteurs de l’histoire — ce qu’on peut nommer avec l’historien Reinhardt Koselleck le principe de  la « faisabilité » de l’histoire (« Du caractère disponible de l’histoire » dans Le Futur passé, p. 233-247). L’idée pointe avec Machiavel : l’homme ne fait pas toute l’histoire ou tout dans l’histoire, mais l’histoire ne se fait pas sans complètement sans lui. Cf. Le Prince, ch. XXV et plus tard Vico, La science nouvelle(1744), p. 130). 

Dès lors une philosophie de l’histoire fondée sur les notions de liberté, de progrès, de perfectibilité est possible, soit en rupture avec la vision providentialiste (Voltaire, Condorcet) soi en complément de celle-ci (Herder, Kant et Hegel dans une certaine mesure). 

Quelques soient les différences, les philosophies de l’histoire partagent plusieurs convictions : 1/ l’histoire est à comprendre dans une perspective téléologique ; 2/ c’est elle qui permet de soutenir que l’histoire a un sens ; 3/ et puisque le cours de l’histoire résulte de l’humanité et non d’un plan caché inaccessible à l’entendement humain, ce sens peut être connu et reconnu – en quoi consiste la philosophie de l’histoire.

L’antithèse de l’antinomie consiste à ne voir dans l’histoire que désordre et non-sens. Il est difficile de dégager une philosophie de l’histoire correspondant à l’antithèse puisque la philosophie de l’histoire consiste à soutenir le sens rationnel de l’histoire. Une philosophie du non-sens de l’histoire est évidemment possible, et elle n’est pas rare, mais elle est la négation de la philosophie de l’histoire. L’antithèse de l’antinomie peut être rapportée à ce que Kant appelle abdéritisme — en référence à Abdère la cité de Démocrite, réputée rendre fous les habitants à cause de la violence du vent et des chaleurs. Et comme dans la physique démocritéenne (les atomes s’entrechoquant dans le vide), l’histoire est toujours le résultat aléatoire et chaotique de mouvements incohérents.  Cf., Kant, Le Conflit des facultés. L’histoire est une alternance de progrès et de régressions, de constructions et de destructions. Rien de nouveau sous le soleil : « Ce qui est fut déjà ; ce qui sera est déjà » (Ancien testament, Ecclésiaste, 3, 15). Des penseurs très différents se rallient à ce jugement de l’Ecclésiaste : « Tout ce qui se perfectionne par progrès périt aussi par progrès » (Pascal, Pensées). En Allemagne, on peut citer Moses Mendelssohn (précisément visé par Kant) qui croit à la perfectibilité de l’individu, mais refuse le progrès de l’espèce humaine, cf. M. Mendelssohn, Jérusalem, p. 132-133). Cf. Goethe Lettre à Schiller, 9 mars 1802 ou Schopenhaeur : eadem sed aliter (Le Monde comme Volonté et comme Représentation, supplément XXXVIII). 

[13] Buchenwald est à quelques kilomètres de Weimar, la patrie de Gœthe et de Schiller, qu’on avait surnommé «l’Athènes germanique» … Toute l’œuvre de G. Steiner est consacrée à méditer  l’horreur du XXème siècle, c’est-à-dire précisément cette monstrueuse alliance entre la culture et la barbarie. Cf. Dans le château de Barbe Bleue, (Notes pour une redéfinition de la culture) éd. Folio, 1997 : «Rares sont ceux qui ont interrogé ou scruté les correspondances étroites qui existent entre les structures de l’inhumain et la matrice environnante des civilisations avancées. Et, pourtant, cette barbarie que nous avons subie reflète, en plus d’un point précis, la culture dont elle est née et qu’elle a tenté de profaner. L’art, les préoccupations intellectuelles, les sciences de la nature, de nombreuses formes d’érudition florissaient très près, dans le temps et dans l’espace, des lieux de massacre et des camps de la mort. C’est la nature et la signification d’une telle proximité qu’il faut examiner. Pour quelles raisons les traditions et les modèles de conduite humanistes ont-ils si mal endigué la sauvagerie politique ? Ont-ils en réalité constitué un frein, ou bien est-il plus sage de reconnaître dans la culture humaniste des appels pressants à l’autoritarisme et à la cruauté ?» (p. 40). Cf. aussi Barbarie de l’ignorance, éd. Le Bord de l’eau, 1998, p. 39-40.

[14] Kant, op. cit.,p 89.

[15] «Toute la suite des hommes pendant le cours de tous les siècles doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement» écrivait déjà Pascal Préface pour le Traité du vide (1647), éd. de la Pléiade, 1954, p. 354.

[16] Lessing, l’Education du genre humain

[17] A. Finkielkraut, La mémoire vaine, Du crime contre l’humanité, éd. Gallimard, 1989, p. 55.

[18] Hegel, La Raison dans l’histoire, p. 68.

[19] « Les faits sont clairs et impitoyables : il y a des milliers de jeunes écrivains et de jeunes artistes qui sont morts. Il y a l’illusion perdue d’une culture européenne et la démonstration de l’impuissance de la connaissance à sauver quoique ce soit ; il a la science, atteinte mortellement dans ses ambitions morales, et comme déshonorée par la cruauté de ses applications» –  : «les grandes vertus des peuples allemands ont engendré plus de maux que l’oisiveté n’a jamais créée de vices. Nous avons vu, de nos yeux vu, le travail consciencieux, l’instruction la plus solide, la discipline et l’application les plus sérieuses adaptés à d’épouvantables desseins.

Tant d’horreurs n’auraient pas été possibles sans tant de vertus. Il a fallu sans doute beaucoup de science pour tuer tant d’hommes, dissiper tant de biens, anéantir tant de villes en si peu de temps, mais il fallu non moins de qualités morales. Savoir et Devoir, vous êtes donc suspects ?» «La crise de la culture» (1924), Variété IV, p. 11, Gallimard. 

[20] Sur l’interprétation de la Première guerre mondiale comme transvaluation des valeurs du «jour», héritées de la Révolution française et des Lumières, sous le signe de la force, comme démonstration de «la transformation du monde en un laboratoire actualisant des réserves d’énergie accumulées durant des milliards d’années» (p. 134) et sur l’expérience du front comme «modification fondamentale de l’existence humaine» (p. 135), voir Jan Patocka, «Les guerres du XXè siècle et le XXè siècle en tant que guerre», Essais hérétiques, éd. Verdier, 1981, p. 129-146.

[21] Adorno, Minima moralia, Payot, 1980, p. 218.

[22] Référence à une lettre de Hegel du 13 octobre 1806, au lendemain de la bataille de Iéna qui mit fin au Saint Empire germanique, où l’on peut lire : «Je vis l’empereur, cette âme du monde, traverser à cheval les rues de la ville. (…) C’est un sentiment prodigieux, de voir un tel individu qui, concentré sur un point, assis sur un cheval, s’étend sur le monde et le domine».

[23]  Adorno, op. cit.,pp. 52-53.

[24] L’intellectuel juif Günther Anders (Stern), cousin de W. Benjamin, mari d’H. Arendt jusqu’en 1936, sans ignorer l’exception d’Auschwitz,  n’a pas voulu méconnaître l’horreur d’Hiroshima, cherchant à penser sous le signe de la catastrophe, la trame qui les unit et les menaces de l’avenir. 

[25] Le silence d’Heidegger sur le génocide est d’autant plus pesant qu’il a développé une ample pensée de la technique à l’époque moderne. L’«âge atomique» (Question III, éd. Gallimard, 1966, p. 170) qui est le présent de l’histoire mondiale est l’aboutissement de l’histoire de la métaphysique moderne de la subjectivité, comprise finalement comme volonté de puissance et volonté de volonté. «La russie et l’Amérique sont toutes deux, au point de vue métaphysique, la même chose ; la même frénésie de la technique déchaînée, et de l’organisation sans racines de l’homme normalisé» (Introduction à la métaphysique, 1935, p. 49). Or rapportée à l’essence de la technique moderne et à son processus planétaire, l’extermination des Juifs est, au même titre que le bombardement d’Hiroshima, ou l’agriculture industrielle, un mode de l’usure de l’étant. Heidegger confie ainsi en 1949 que «l’agriculture est maintenant une industrie alimentaire motorisée ; quant à son essence, la même chose que les blocus et la réduction de pays à la famine, la même chose que la fabrication de bombes à hydrogène» (cité par L. Ferry et A. Renaut, Heidegger et les Modernes, éd. Grasset, p. 155-156).

[26] Cf. les polémiques autour du livre du politologue de Harvard, Goldhagen, Les bourreaux volontaires de Hitler – Les Allemands ordinaires et l’Holocauste (Seuil, 1997) —  par exemple dans Critique, mai 1997, n° 600.

[27] Cf. E. Traverso, op. cit., pp. 219-220. 

[28] Le monde inquiétant et objectivement effrayant de la Colonne pénitentiaire «n’a rien perdu de son immédiateté avec la réalité des chambres à gaz» («Franz Kafka», La tradition cachée. Le Juif comme paria, édition Ch. Bourgois, 1987, p. 107).

[29] Œuvres complètes, édition de la Pléiade, II, p. 543.

[30] Un des gardiens venu arrêter Joseph K. s’écrie : «Nous ne sommes que des employés subalternes ;  nous nous connaissons à peine en papier d’identité et nous n’avons pas autre chose à faire qu’à vous garder dix heures par jour et à toucher notre salaire pour ce travail. C’est tout ; cela ne nous empêche pas de savoir que les autorités qui nous emploient enquêtent minutieusement sur les motifs de l’arrestation avant de délivrer le mandat. (…) Voilà la loin où y aurait-il là une erreur.» ( Le procès, op. cit., p. 264) 

Comment ne pas rapprocher la machine à graver la sentence sur le dos des coupables, dans la Colonne pénitentiaire, et le tatouage du matricule indélébile par les nazis sur les Häftlinge à Auschwitz, l’impassibilité de la famille devant la lente déshumanisation de Gregor Samsa dans la Métamorphose, et l’indifférence générale devant l’exclusion des juifs de la communauté sociale et humaine (Unmenschen) et leur élimination systématique?

[31] Le texte est cité soit dans l’édition Denoël-Gonthier, Essais 2, trad. M. de Gandillac, 1971-1983, soit dans l’édition Gallimard, Ecrits français, 1991, pp. 339-347, avec les «paralipomènes et variantes», pp. 348-356. Cet essai expose comme il le confie, des pensées «préservées pendant vingt ans» en les dissimulant même à lui-même (Lettre a Gretel Adorno, avril 1940, cité par B. Tackels, Walter Benjamin, Presses Universitaires de Strasbourg, 1992, p. 74). Le souci de l’histoire parcourt tout son cheminement intellectuel au moins depuis L’Origine du drame baroque allemand (1925), et sa philosophie de l’allégorie, jusqu’au testament intellectuel des Thèses, en passant par le Fragment théologico-politique (vers 1920) et le livre essentiel des Passagenwerk (1935, traduit en français sous le titre, Paris, capitale du dix-neuvième siècle : le livre des passages, éd. Cerf, 1989).

Sur la philosophie de l’histoire de Benjamin, voir S. Mosès, L’Ange de l’Histoire, éd. Seuil, 1992 ; B. Tackels, op. cit. ;  R. Rochlitz, Le désenchantement de l’art, éd. Gallimard, 1992 ; .A. Mûnster, Progrès et catastrophe, Walter Benjamin et l’histoire, éd. Kimé, 1996 ; G. Raulet, Le caractère destructeur, Esthétique, théologie et politique chez Walter Benjamin, éd. Aubier, 1997. 

[32] Cet essai mêle en effet l’élément matérialiste historique (marxisme), l’élément apocalyptique-messianique (théologie juive), l’élément utopique du bonheur. Voir A. Münster, op. cit., p. 51-52.

[33] Benjamin a acheté le tableau de Paul Klee, Angelus Novus, en 1921. Le thème de l’ange sera une référence constante de son œuvre et dans ses entretiens avec Karl Kraus et Sholem.

[34] Thèse IX, p. 343-344. 

Adorno hérite de cette conception catastrophique de l’histoire, dirigée contre le concept d’histoire universelle des philosophies de l’histoire, notamment de la philosophie hegelienne de l’histoire, quand il écrit dans la Dialectique négative (éd. Payot, 1970) que «l’esprit mondial, digne d’objet de définitions, doit être défini en tant que catastrophe permanente» (p. 311) et qu’il serait cynique de prétendre qu’il existe, après tant de catastrophes dans le passé, «un plan mondial pour la réalisation de quelque chose de meilleur se manifestant dans l’histoire» (p. 312). Plus généralement une semblable critique radicale du progrès se retrouve dans la philosophie de la Théorie critique de l’Ecole de Francfort (Adorno, Horkheimer, Marcuse). 

[35] A la social-démocratie en Allemagne, Benjamin reproche d’avoir déformé le noyau révolutionnaire du matérialisme de Marx dans la théorie aplatie, et naïvement optimiste, d’un progrès mécanique de l’humanité en soi. Le prolétariat n’est plus la classe vengeresse des opprimés du passé (cf. Marx, Les Luttes des classes en France), mais la classe dont le rôle historique est de permettre de sauver «les générations futures» (thèse XII, op. cit., p. 202-203), quand les progrès techno-scientifiques rendront possible l’édification, pacifique et sans violence, du socialisme. Cette conviction d’un progrès  objectif et illimité vers le mieux (l’indéfinie perfectibilité des Lumières) a, en outre, autorisé bien des compromis politiques avec la bourgeoisie (ralliement du SPD à l’élection de Hindelburg, répression sanglante des manifestations des ouvriers communistes à Berlin-Kreuzberg, le 1er mai 1929). A travers J. Dietzgen (1820-1888), l’un de ses principaux théoriciens, il critique, dans un esprit proche de la condamnation par Marx du courant réformiste de l’Internationale Socialiste, au cours de l’adoption du Programme de Gotha du S.D.A.P.D. («Parti Social Démocrate des Ouvriers Allemands»), le retour d’une morale protestante qui voit le travail la source de toute richesse et de toute civilisation (thèse XI, p. 201). 

Benjamin dénonce d’un autre côté (thèse X) la dogmatisation du matérialisme dialectique de Marx, dans le marxisme-léninisme, c’est-à-dire le stalinisme et sa pratique centraliste bureaucratique (trahison de l’internationalisme prolétarien, inscrit dans le programme fondateur de 1921, asservissement des adversaires du fascisme dans l’appareil d’Etat stalinien). Sur le contexte historique de cette critique (politique de non-intervention du Front Populaire français en faveur des républicains espagnols, liquidations de la Guépéou en Espagne, retrait des brigades internationales par Moscou en 1938, signature du pacte germano-soviétique en 1939, annexion des républiques baltiques par l’URSS), cf. Arno Münster, op. cit., pp. 56-59.

[36] L’ange montre ce que dit l’hébreux. Le passé («lefanim», «lifne») c’est ce qui est devant — la préposition «l» signifiant «devant» et «panim» le visage, la face – ; le futur («aharit,» «aharon») quant à lui veut dire «en arrière», «derrière son dos». Cf. G. Raulet, op. cit., p. 222.

[37] Benjamin, appendice B, id., Essais 2, éd. Denoël-Gonthier, ,p. 207. 

[38] Thèse XII, id., p. 202.

[39] C’est tout le sens de la réhabilitation de la théologie affirmée dans la première thèse qui avance l’idée que le matérialisme n’aura à craindre aucun adversaire s’il s’assure les services de la théologie (p. 339, op. cit.). Cf. G. Raulet, op. cit., pp. 198-200. 

[40] Cité par G. Raulet, op. cit.,p. .

[41] «Tous ceux qui jusqu’ici ont remporté la victoire participent à ce cortège triomphal où les maîtres d’aujourd’hui marchent sur les corps des vaincus d’aujourd’hui. A ce cortège triomphal, comme ce fut toujours l’usage, appartient aussi le butin. Ce qu’on définit comme bien culturels. (…) Ils ne sont pas nés du seul effort des grands génies qui els créèrent, mais en même temps de l’anonyme corvée imposée aux contemporains de ces génies. Il n’est aucun document de culture qui ne soit aussi document de barbarie. Et la même barbarie qui les affecte, affecte tout aussi bien le processus de leur transmission de main en main. C’est pourquoi, autant qu’il le peut, le théoricien du matérialisme historique se détourne d’eux. Sa tâche, croit-il, est de brosser l’histoire à rebrousse-poil» (thèse VII, p. 199).

[42] Id., p. 198. Si seuls les noms de Fustel de Coulange et de Gottfried Keller sont cités, l’expression, au début de la VIème thèse (connaître le passé «tel qu’il a été effectivement» (p. 197)), fait directement référence au principal fondateur de l’Ecole historiciste, Léopold Ranke et sans doute après lui à Wilhelm Dilthey. 

[43] B. Tackels résume bien l’idée : «Le geste méthodologique de l’historien est toujours, par essence, éminemment politique. Son travail, s’il prend la forme de l’historicisme et de l’intropathie, rend possible et nécessaire la continuation de l’histoire, c’est-à-dire la continuité triomphale du cortège des vainqueurs» (op. cit., p. 122)

[44] Thèse VIII, ibid..

[45] Cf. la thèse XI (op. cit., p. 201-202). Le marxisme est impuissant face la montée du fascisme parce que le «maintien de la conception aliénée du travail résulte d’une idéologie technicienne qui dispose de la nature et qui préfigure en tant que telle l’idéologie d’une domination universelle dont la figure ultime est le fascisme» (G. Raulet, op. cit., p. 231).

[46] On trouvera résumées dans le Manifeste du parti communiste (éd. Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, Economie, I, 1965) les thèses principales de la théorie-pratique marxiste de l’histoire :

1)  «L’histoire de toute société jusqu’a nos jours, c’est l’histoire de luttes de classes» (p. 161).; 

2) La société moderne bourgeoise a simplifié l’antagonisme en le ramenant à l’affrontement de deux classes exclusives, la bourgeoisie (ultime classe des oppresseurs) et le prolétariat (ultime classe des opprimés) (p. 162) ; 

3) La bourgeoisie, au terme d’un long processus de développement et de révolution dans le mode de production et d’échange, qui est son être même, a joué un rôle révolutionnaire tout à fait éminent, détruisant partout les relations féodales,  dépouillant de leur «auréole» les idéaux religieux, les valeurs nobles, et substituant à toutes les exploitations, déguisées, à toutes les pseudo-libertés l’impitoyable liberté du commerce et des rapports d’argent (p. 164)) ;

4) Mais en emballant l’histoire, sous l’effet du développement industriel que soutient et provoque le capitalisme, la société bourgeoise doit faire face à des crises de surproduction qui sont comme autant d’«épidémies» dont le mal chronique ne peut être endigué que par «la destruction d’une masse de forces productives» (p. 167), la conquête de nouveaux marchés, une exploitation accrue des anciens, et finit par constituer contre elle le prolétariat, c’est-à-dire la classe des ouvriers modernes, qui doit nécessairement la supprimer par la violence. «Pour exister et pour dominer, il faut à la classe bourgeoise une chose essentielle : l’accumulation de la richesse entre les mains de particuliers, la formation et l’accroissement du capital ; la condition du capital, c’est le salariat. Le salariat repose exclusivement sur la concurrence des travailleurs entre eux. Le progrès de l’industrie, dont la bourgeoise est le véhicule passif et inconscient, remplace peu à peu l’isolement des travailleurs, né de la concurrence, par leur union révolutionnaire au moyen de l’association. A mesure que la grande industrie se développe, la base même sur laquelle la bourgeoisie a assis sa production et son appropriation des produits se dérobe sous ses pieds. Ce qu’elle produit avant tout, ce sont ses propres fossoyeurs. Son élimination et le triomphe du prolétariat sont également inévitables» (p. 173).

Ainsi la révolution prolétarienne accomplit le sens de l’évolution de l’histoire. Comme négation et autodépassement de la contradiction de la société bourgeoise, elle est inéluctable, du moins là où le développement industriel en fournit les conditions effectives. 

A cette théorie de la lutte des classes, comme conséquence de l’exacerbation des contradictions entre le travail et le capital, entre les rapports de production capitalistes et les forces productives, Benjamin oppose une théorie de la révolution comme rédemption de la volonté utopique, vaincue et refoulée dans le passé, nourrie des images d’insurrections populaires qui ont rythmé l’histoire sociale de la France au XIXè siècle.

[47] «Dans sa théorie, et plus encore dans sa praxis, la social-démocratie s’est déterminée selon une conception du progrès qui ne s’attachait pas au réel mais émettait une prétention dogmatique. Tel que l’imaginait la cervelle des sociaux-démocrates, le progrès était, primo, un progrès de l’humanité même (non simplement de ses aptitudes et des connaissances). Il était, secundo, un progrès illimité (correspondant au caractère indéfiniment perfectible de l’humanité). Tertio, on le tenait pour essentiellement continu (pour automatique et suivant une ligne droite ou en spirale). Chacun de ces caractères prête à discussion et pourrait être critiqué. Mais, se veut-elle rigoureuse, la critique doit remonter au-delà de tous ces caractères et s’orienter vers ce qui leur est commun. L’idée d’un progrès de l’espèce humaine à travers l’histoire est inséparable de celle de sa marche à travers un temps homogène et vide. La critique qui vise l’idée d’une telle marche est le fondement nécessaire de celle qui s’attache à l’idée de progrès en général» (thèse XIII, op. cit.,, p. 203).

[48] Thèse XIV, id, p. 204.

[49] «La conscience de faire éclater le continu de l’histoire est propre aux classes révolutionnaires dans l’instant de leur action» (thèse, XV, ibid.). 

[50] Thèse XVII, op. cit., p. 205.

[51] Cité par G. Raulet (op. cit., p. 233), qui poursuit par ce commentaire : «L’instrument profane dont dispose l’humanité pour échapper au temps physique, au temps de l’histoire-récit, est la citation – instrument du Jugement. (…) La citation est un procédé destructif qui «sort par effraction» un fragment de la continuité d’un texte. Sa fonction n’est pas de conserver mais de détruire. (…) Toute citation est à sa façon une révolution, comme les révolutions sont des citations – surtout lorsqu’elles citent effectivement une époque passée. Or il n’y a pas de révolution radical qui ne cherche à se donner une légitimité en recourant à l’arsenal des images disponibles» (id. p. 234-235).

[52] «Chez Marx la structure de l’idée fondamentale prend la forme suivante : par une succession de combats de classe l’humanité parvient au cours de l’évolution historique à la société sans classes. Mais la société sans classes ne doit pas êre conçue comme le terme d’une évolution historique. C’est de cette conception erronée qu’est notamment résultée chez les épigones l’idée d’un «situation révolutionnaire», laquelle, comme on sait, ne se décidait jamais à venir. Il faut restituer au concept de société sans classes son vrai visage messianique, dans l’intérêt même de la politique révolutionnaire du prolétariat» (cité par G. Raulet, op. cit., p. 219-220).

[53] Benjamin, op. cit., p. 217. Benjamin est profondément influencé par la théorie de la résistance de l’anarcho-syndicalisme, la théorie de la révolution de G. Sorel, l’héroïsme d’A. Blanqui, et le pessimisme historique de son dernier ouvrage, L’Enfermé, L’Eternité par les Astres (1872), et plus largement par toute l’histoire de la pratique révolutionnaire de la France du XIXè siècle, qu’avait critiqué Marx, Engels, Kautzsky et R. Luxembourg comme «activisme révolutionnaire subjectiviste». 

[54] «Le renversement copernicien dans la conception historique était le suivant : on tenait “ce qui a été” pour le point fixe et on voyait le présent s’efforcer, au prix de bien des tâtonnements, de conduire la connaissance jusqu’à ce point fixe. Cette relation doit maintenant se renverser et ce qui a été rececvoir sa détermination dialectique de la synthèse qui accomplit le réveil au moyen des images oniriques conflictuelles» (cité par G. Raulet, op. cit., p. 205).

[55]  Thèse II, id., p. 196.

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