Nietzsche, Gai savoir, § 365, « L’origine de notre concept de connaissance » — Commentaire.

Nietzsche, Gai savoir, § 355, « L’origine de notre concept de connaissance » — commentaire

Laurent Cournarie

8 juillet 2022

§ 355 L’origine de notre concept de « connaissance ».
Nietzsche exerce encore le soupçon critique sur le concept de connaissance. Qu’est-ce que connaître ? Que peut-on connaître ? Ce sont les questions majeures de la philosophie. Mais là encore la philosophie manque peut-être de radicalité en analysant la connaissance (en distinguant les facultés de connaissance), sans s’interroger sur l’origine même du concept de connaissance. Et Nietzsche d’opérer un second déplacement : il explique l’origine du concept de la connaissance en l’empruntant à l’homme de la rue quand il parle de reconnaissance — plus précisément : d’ « une personne du peuple »disant « il m’a reconnu », à la réflexion (« ce qui m’a fait me demander ») sur signification de la notion de connaissance pour « le peuple ». Plus exactement, Nietzsche souligne que le concept philosophique de connaissance n’ajoute rien (« quelque chose de plus ») au concept populaire de connaissance, identifié à celui de reconnaissance. Dès lors il remet en cause la différence traditionnelle entre doxa et epistèmè. De manière plus classique, on opposerait la doxa qui assimile la connaissance et la reconnaissance et l’epistèmè qui les distingue. Or, ici c’est la doxa qui dit vrai ou c’est la prétendue epistèmè qui dit la même chose que la doxa.
Peut-on confondre connaissance et reconnaissance ? La reconnaissance répond plutôt à la question : “qui ?”, là où la connaissance répond plutôt à “quoi ?”, au sens de “qu’est-ce que c’est” ? Je reconnais qui (plus rarement quoi), je connais quoi en sachant ce que c’est. Mais comme le précise la note, le verbe allemand erkennen signifie indifféremment les deux : il peut signifier, se rendre compte, comprendre, connaître (erkenne dich selbst ! connais-toi toi-même !) et reconnaître une personne. On pourrait dire que Nietzsche se laisse guider ici non seulement par l’opinion mais par la langue, càd finalement par la manière ordinaire de parler, là où la philosophie se fait fort de critiquer le langage pour passer des définitions nominales aux définitions réelles.
Mais la langue dit peut-être juste, car reconnaître c’est identifier et pouvoir ré-identifier la même chose dans le temps ou dans le cours de l’expérience. Ce qui apparaît une nouvelle fois (inattendu) est ramené à la répétition de la même chose (déjà connu). Reconnaître c’est connaître comme le même. Mais l’inverse est encore plus vrai : connaître c’est reconnaître comme le même, ou plutôt connaître c’est toujours précisément reconnaître, ramener quelque chose d’étranger à quelque chose de déjà connu, ou plutôt de bien connu ou de quelque chose de notoire (bekannt). Connaître quelque chose c’est reconnaître, le connu est le reconnu ou le bien connu tout simplement[1]. Il n’y a donc rien de très énigmatique dans la connaissance.
Nietzsche raisonne donc ainsi : connaître c’est reconnaître, reconnaître c’est ramener au connu, donc le connu est le bien connu. Or qu’est-ce que le connu ou le bien connu sinon « ce à quoi nous sommes suffisamment habitués pour ne plus nous en étonner… » ? Le connu supprime toute forme d’étrangeté, de telle sorte que l’esprit se retrouve chez lui en lui. C’est bien ainsi que toute une tradition a décrit la connaissance : l’âme en connaissant devient (formellement) le connu. Par la connaissance, l’esprit a le pouvoir de devenir toutes choses. Toute chose qui est différente de toute autre et de l’esprit lui-même, l’esprit peut se l’assimiler. Mais devenir le connu, c’est en réalité réduire l’altérité de l’objet aux formes de la connaissance.
On ne peut donc se contenter d’analyser les conditions épistémiques de la connaissance. Il faut au contraire supposer que la connaissance est une activité, que connaître est un acte qui obéit à une volonté précise. C’est pourquoi Nietzsche réintroduit presque subrepticement (mais de manière tout à fait cohérente avec l’ensemble de sa philosophie et de sa manière de faire de la philosophie) et toujours sous la forme d’une question comme à son habitude, d’abord la notion du « besoin », puis celle de « la volonté ».
Ce qui est premier ce n’est pas la connaissance ou la possibilité de la connaissance mais le besoin, la volonté de connaissance. Ensuite, ce besoin de connaissance est universellement ou depuis toujours, à la fois par le « peuple » et par les philosophes, un besoin de reconnaître le familier dans l’étranger, de ramener l’inhabituel au bien connu. Autrement dit, finalement c’est le besoin de se reposer dans ce qui n’inquiète plus qui est comme la cause finale de la connaissance (« la volonté de découvrir dans tout ce qui est étranger, inhabituel, problématique, quelque chose qui ne nous inquiète plus », p. 305). On ne veut pas connaître mais on connaît pour ne plus être inquiété, pour supprimer l’insécurité, l’étrangeté de la vie.
C’est pourquoi, finalement, il faut se demander si ce n’est « pas l’instinct de peur qui nous ordonne de connaître » (p. 305) et si le plaisir ou la joie de la connaissance n’est pas « justement la jubilation du sentiment de sécurité retrouvée » (p. 305). Le concept ordinaire (et philosophique) de la connaissance fait de la connaissance le contraire d’une aventure, d’un risque. L’homme de la connaissance, si facile à satisfaire, dans ce § 355, s’oppose manifestement à « l’homme de la connaissance » du § 343 rendu, après la mort de Dieu, au « grand large » d’une aventure infinie. Mais il est aussi important de noter que c’est un instinct qui commande la connaissance. Contrairement à l’idée reçue, la connaissance n’est pas une libre activité et une activité des facultés supérieures de l’âme (intellect, entendement, raison). Comme l’on sait chez Nietzsche, le corps est le sujet et la « grande raison »[2] : « Mais l’homme éveillé, celui qui sait, dit : Corps suis tout entier, et rien d’autre, et âme n’est qu’un mot pour quelque chose dans le corps. Le corps est une grande raison… ») de la pensée. L’autonomie de la pensée est une fiction[3]. Le pulsionnel précède et commande le rationnel. Or, en l’occurrence, la pulsion de la connaissance est d’essence réactive, protectrice. La connaissance est une manière d’exprimer la vie sur un mode négatif. C’est la vie contre elle-même : la sécurité contre l’aventure, la réduction contre la promotion. 
Pour la vie, le monde est toujours inconnu. Pour la connaissance il est toujours déjà connu, parce qu’elle obéit à la volonté inconsciente, càd à la peur du nouveau. Ici la philosophie est victime de son illusion la plus tenace : croire qu’on peut réduire le monde (la vie) à ses principes, ses concepts, croire dominer par la connaissance le monde. Le philosophe comme l’homme de la rue définit la connaissance par la reconnaissance du bien connu, mais en plus s’imagine connaître le monde en le ramenant à l’idée — il ajoute une croyance à une autre. Le philosophe c’est ici Platon. Mais Platon n’est pas seulement le prince des philosophes, c’est la figure même du philosophe qui réduit le monde à sa connaissance intellectuelle. Platon ramène le monde à l’Idée. La remarque est un peu imprécise. Platon ramène les choses aux Idées, elles-mêmes, peut-être subordonnées à l’idée du Bien. Encore qu’on puisse concevoir, mais sur un mode davantage mythique, une idée du tout du monde[4]. Mais c’est l’opération de réduction du divers de l’expérience à l’unité de l’idée qui intéresse Nietzsche. Qu’est-ce qu’une idée pour Platon sinon ce qui saisit l’identité d’une chose . L’idée c’est le “en tant que” de la chose : l’essence de la chose parce qu’elle désigne la chose en tant qu’elle-même. Mais de fait, l’Idée ramène les choses toujours singulières, différentes à un même schéma. Or l’Idée loin d’être ce qui fait connaître n’est-elle pas ce qui cède au besoin de ramener l’imprévisible au bien connu. Le monde fait peur : connaître le monde, càd réduire les choses à leurs idées, c’est supprimer la peur. La connaissance obéit à l’instinct de peur et se présente, en fait, comme le moyen de dominer la peur. Derrière la connaissance, la pulsion de peur, et derrière celle-ci le besoin de sécurité. De sorte que la joie de la connaissance est ici l’opposé du gai savoir : au lieu de découvrir autre chose, l’esprit jubile à réduire le monde à ce qu’il en connaît déjà, à reconnaître sous l’apparence étrangeté des choses ce qui est trop bien connu « notre table de multiplication, ou notre logique, ou notre vouloir et notre désir » (p. 306). La nature est écrite en langage mathématique. La langue mathématique produite par l’esprit se retrouve sous les choses. L’adversité du réel est supprimée. L’esprit est chez lui dans les choses réduites à sa mesure. La connaissance au lieu d’être un voyage à l’aventure est le retour au foyer : la connaissance c’est Ulysse heureux à Ithaque sans l’Odyssée[5].
C’est ici, dans la « troisième strate »[6] du déchiffrage de la connaissance que Nietzsche achève le renversement. La critique du concept doxico-philosophique de la connaissance n’est pas simplement négative ou déconstructive. Elle est la condition pour libérer un autre concept (non métaphysique) de la connaissance. Ce que précise la note 315 de P. Wotling : les guillements « connaître » soulignent l’écart. Le même mot désigne alors tout autre chose que la réduction au bien connu, à ce qui n’apeure plus : la découverte de ce qui fait problème. Connaître c’est voir les choses comme problématiques, càd donc une découverte ou une redécouverte contre l’habitude et le concept habituel de la connaissance. C’est les voir comme autres, étrangères à soi et à ce que l’on connaît càd croit connaître. La connaissance est ouverture et découverte et non pas fermeture et réduction. Et le gai savoir est aventurier contre la jubilation scientifique qui est domestique. 
La fin du paragraphe mêle à cette thèse du renversement deux considérations. La première est une conséquence directe du renversement “épistémologique” (si l’on veut) du concept de connaissance : contrairement à ce qu’on pense (« en cela ils sont tous d’accord »), le bien connu n’est pas connu, si la connaissance consiste à maintenir l’extériorité et si le bien connu est l’habituel qu’on ne met pas à distance de soi. C’est le paradoxe : l’habituel est le plus difficile à connaître, parce qu’il faut l’extérioriser, lui rendre son étrangeté pour se plier à la connaissance au sens authentique.  La seconde, selon la même logique, renverse la priorité épistémologique de la psychologie par rapport aux sciences physiques. On croit qu’il faut aller du mieux connu vers le moins connu et ainsi ramener l’inconnu au connu. Or le mieux connu est le proche de notre pensée, le « monde intérieur », les « faits de conscience ». Donc la connaissance consiste à commencer par le plus connu (les faits psychiques) pour aller vers le moins connu (les faits physiques). Mais si la connaissance est une découverte de l’étrangeté, alors il faut faire des sciences naturelles qui « prennent pour objet » ce qui est en soi étranger à l’esprit (les phénomènes matériels) le modèle de la psychologie. La grande assurance des sciences naturelles tient précisément à ce qu’elles cherchent à connaître, càd à étendre le cercle de la découverte, ce qui signifie « connaître », au sens véritable, des objets par définition étrangers à soi. Aussi peuvent-elles servir de modèle à une nouvelle psychologie libérée des préjugés et des appréhensions d’ordre moral, osant se hasarder « dans les profondeurs »[7], càd comme « théorie génétique de la volonté de puissance » qui ne peut-être qu’une « physio-psychologie ». La psychologie alors pourrait, selon le même paragraphe, en cinglant au-delà de la morale, càd en ne distinguant pas entre les bonnes et les mauvaises pulsions, en exaltant la vie, retrouver son « statut de science maîtresse » et « le chemin qui conduit aux vrais problèmes »[8].
Nietzsche explique généalogiquement la connaissance comme l’expression de la peur (éliminer la détresse devant l’inconnu) et même de la cruauté[9]. Mais elle n’est pas nécessairement cette volonté négative. Elle peut être aussi l’intensification du sentiment et de la volonté de puissance qui fait de l’étrangeté son objet. 


[1] Cf. plus loin : Was bekannt ist erkannt, p. 306 : « car “ce qui est bien connu est connu tout court” ».
[2] Ainsi parlait Zarathoustra, I, « De contempteurs du corps ».
[3] Cf. Par-delà le bien et le mal, § 16-19.
[4] Timée.
[5] Cf. P. Wotling, « Connaissance », Le vocabulaire de Nietzsche, Paris, Ellipses, 2013, p. 24-25.
6] selon l’expression de P. Wotling, Le Gai savoir, GF, p. 404-405
[7] Par-delà le bien et le mal, § 23, Idées, p. 38.
[8] Ibid., p. 39.
[9] (Cf. Par-delà le bien et le mal, § 229 : « dans toute volonté de connaître il entre déjà une goutte de cruauté », p. 169.


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