Actualité de Foucault sur la prison

Laurent Cournarie (2019) [1]

La philosophie a peu pensé la prison. Elle s’est plutôt employée à fonder la peine en raison. Or, il y a un fait de la prison qui déroge à la stricte rationalité du droit de punir. Fait de l’emprisonnement d’une part — le carcéral est une réalité irréductible au droit ; fait de l’institution d’autre part — la prison est une invention qui marque un tournant dans l’histoire de la pénalité. Or si Foucault est un penseur “incontournable” pour toute réflexion philosophique sur la prison, c’est précisément parce qu’il a abordé la prison sous ce double aspect. Il a activement participé à l’information sur les conditions de détention (fait carcéral). Et dans Surveiller et punir publié en 1975, il a souligné la contingence de la prison (fait historique), c’est-à-dire dénoncé le préjugé moderne de la prison comme forme nécessaire et universelle de la pénalité. Dès lors, il y a bien une actualité de la pensée de Foucault sur la prison. Mais cette actualité croise l’actualité de la critique de la prison, contemporaine de sa naissance. On a toujours critiqué la prison, mais la critique de la raison carcérale reste toujours à faire. Qu’est-ce donc qui fait problème dans la prison ? Le problème de la prison tient à sa nature même d’être à la fois une représentation (la forme exclusive de la peine moderne) et une réalité (le milieu carcéral). Or il y a une contradiction entre l’une et l’autre. La prison c’est ce qui manifeste l’autorité de la loi contre l’impunité, mais c’est aussi un monde séparé, en marge du droit commun ; c’est la réponse sociale à la délinquance, mais également “l’école du crime”[2]. Foucault reprend ou reformule l’antinomie : la prison est un échec et pourtant la prison a résisté et résiste à l’analyse de son échec. Si la prison résiste alors qu’elle échoue dans l’effectivité de sa fonction (lutter contre la délinquance), c’est qu’elle est aussi une réussite. La prison ne réussit pas là où on l’espère, mais cet échec cache une réussite : il y a une réussite cachée de la prison. C’est peut-être là la thèse la plus originale de Foucault. C’est à l’aune de cette thèse qu’il faut examiner la question de l’actualité de Foucault sur la prison[3] , ce qu’on se propose de faire autour de trois thèmes : 
(1) la prison et l’intellectuel spécifique ; 
(2) la naissance de la prison : les disciplines et la société normative ; 
(3) l’alternative à la prison. 

La prison et l’intellectuel spécifique

Il faut rappeler l’importance du thème de la prison chez Foucault. La parution de Surveiller et puniraura été un événement et aura suscité un vif débat, mais on ne compte pas moins de 62 de articles ou interviews de Foucault consacrés spécifiquement (davantage encore allusivement) au problème pénal, rassemblés dans Dits et écrits entre 1970 et 1984, à quoi l’on peut encore ajouter la conférence à Montréal en 1976 sur « Le mesures alternatives à l’emprisonnement », publié séparément[4]. Tous ces textes montrent que Foucault ne s’est pas contenté d’écrire l’histoire et la généalogie de la « forme-prison » (Surveiller et punir). Il a été un intellectuel engagé dans la lutte pour dénoncer, avec d’autres intellectuels, les conditions d’emprisonnement. Cet engagement est exemplaire de cette nouvelle figure de l’intellectuel qu’il a nommé pour sa part « l’intellectuel spécifique »[5]
Pour autant Foucault n’est pas exactement un penseur de la condition carcérale, du moins pas sous un motif humaniste. Il théorise dans Surveiller et punir une histoire du pouvoir qui, s’exerce, avant l’idéologie, sur les corps, par des disciplines qui imposent des gestes, des attitudes, des usages, des répartitions dans l’espace. Mais il ne s’intéresse pas vraiment à ce qui se passe dans l’espace de la prison, au quotidien de la vie (vécu) en prison [6]. Ce n’est pas la psychologie qu’il faut mettre en avant : « Je ne m’intéresse pas au détenu comme personne. Je m’intéresse aux tactiques et aux stratégies de pouvoir qui sous-tendent cette institution, qu’est la prison. (… ) Le problème c’est la problématique du pouvoir » (Dits et écrits, n° 175, p. 87).
Mais cette remarque doit être aussitôt nuancée. Foucault a fondé en 1971 avec d’autres intellectuels le GIP, « groupe information prison » (dissout l’année suivante). Son mot d’ordre : donner la parole aux détenus eux-mêmes ; et son maître-mot : « intolérable »[7]. Le GIP recourt à la méthode de l’enquête. Mais les enquêteurs sont ici les enquêtés eux-mêmes. « A eux de prendre la parole, de faire tomber le cloisonnement, de formuler ce qui est intolérable, et de ne plus le tolérer. A eux de prendre en charge la lutte qui empêchera l’oppression de s’exercer » (Dits et écrits, n° 91, p. 196). Ce mode de l’enquête-intolérance poursuit ainsi un double but : recenser et faire émerger les mécontentements du monde carcéral, pour rendre cette intolérance consciente d’elle-même et capable de se dire et de s’organiser. Autrement dit, il s’agit bien de sortir la prison du silence : « peu d’informations se publient sur les prisons ; c’est l’une des régions cachées de notre système sociale, l’une des cases noires de notre vie » (Dits et écrits, n° 86, p. 175). 
Ainsi si Foucault est une référence encore actuelle sur la prison, c’est parce qu’il aura été l’intellectuel à faire entrer la prison dans l’actualité. Figure absente de 68, il revient sur la scène au début des années 70, en ouvrant un nouveau front ignoré par les luttes sociales[8] : la prison, la condition des prisonniers, l’ordinaire de la détention. Il ne s’agit pas d’un travail de “sensibilisation” : Foucault recourt plutôt à l’action militante et à l’analyse historique. Mais il y a bien le projet de sortir la prison de l’ombre, de rompre le silence autour de la prison, de la rendre visible à la société qui ne veut pas la voir. Aussi y-a-t-il cohérence entre l’action militante (GIP) et Surveiller et punir puisqu’il s’agit dans les deux cas de s’opposer à l’ignorance : ignorance des conditions concrètes de l’incarcération, en faisant connaître la zone de non-droit qu’est la prison[9], en révélant sans les hiérarchiser tous les aspects des effets ou des abus de pouvoir carcéral (lutter pour la disparition du casier judiciaire, pour un supplément de cantine, pour la douche, le chauffage…) par la libération de la parole des détenus eux-mêmes, ou bien ignorance culturelle de la genèse de l’institution carcérale (Surveiller et punir)[10].

Naissance de la prison : les disciplines et la société normative

Quelles sont à présent les thèses principales de Surveiller et punir [11] Je les résume à grands traits :
1/La naissance de la prison marque une mutation dans l’histoire de la pénalité : elle fait passer d’une pénalité punitive (châtiment)[12] à une pénalité corrective[13]. Comment rendre raison de cette mutation ?
2/ La punition n’est plus dirigée sur l’acte mais vers l’agent. Elle change d’objet — non pas faire souffrir un corps mais contrôler un individu jugé dangereux pour la société — et donc de sens : non plus sanctionner une infraction mais corriger le délinquant de manière utile pour la société. 
3/ Dès lors le jugement judiciaire n’est plus exclusivement juridique mais s’ouvre à un ensemble de savoirs (psychiatrie, criminologie, anthropologie, sociologie…) pour évaluer la personnalité et la dangerosité du délinquant. Ainsi le pouvoir de punir se fractionne dans des expertises multiples qui accompagnent le jugement, modulent la peine[14], se prononçant moins sur la responsabilité que sur la nécessité, l’utilité de la peine, la normalisation du criminel.
4/ C’est pourquoi, contrairement à un humanisme juridique, la naissance de la prison ne doit rien à un progrès du droit pour adoucir (humaniser) la peine[15]. La modernité est à double visage[16] : sous le légicentrisme des Lumières (la liberté et l’égalité par la loi) se déploie un nouveau type de pouvoir : le pouvoir disciplinaire qui dresse les corps pour normaliser[17] les conduites à partir du savoir prélevé sur les individus. 
5/ La naissance de la prison est à resituer dans cet avènement d’une société disciplinaire, comme l’atelier, la caserne, l’école ou l’hôpital dont elle partage la même fonction : assujettir les individus pour les rendre à la fois dociles et utiles —  ce qui passe par une rationalisation de l’espace, du temps, des forces, etc.[18]. C’est ce pouvoir disciplinaire sur les corps qui explique le succès de la prison — malgré les réticences des réformateurs. 
6/ C’est la prison imaginée par Bentham dans le Panoptique (1791) qui peut servir de modèle général à la société disciplinaire. Foucault parle de panoptisme, c’est-à-dire d’un modèle généralisable, fondée sur la surveillance et donc la visibilité, à tous les rapports de pouvoir. Comment tout voir, comment surveiller et contrôler tous les individus, prélevant à leur insu un savoir sur ce qu’ils sont et peuvent être, sans être vu : tel est l’idéal panoptique[19]. Punir, c’est surveiller.
7/ L’équivalence prison-punition repose sur trois évidences : (a) évidence de la liberté comme premier bien ; (b) évidence économique de l’emprisonnement comme un punition proportionnant la gravité de l’acte à la durée ; (c) évidence morale : la prison comme lieu de correction de l’individu. 
8/ La prison pousse la technologie disciplinaire à son paroxysme par les principes qui l’organisent : (1) principe d’isolement censé favoriser la réforme morale — la prison tient du monastère ; (2) principe de transformation par le travail — la prison emprunte à l’atelier ; (3) principe de modulation des peines — la récompense pour bonne conduite tient de la guérison médicale. 

Alternative à la prison

Dans l’opinion publique, l’emprisonnement est la forme normale, nécessaire et universelle de la peine. Pourtant, la prison est d’invention récente. Si elle a commencé d’exister, elle pourrait cesser d’exister. Et si une société ne peut s’abstenir de punir les crimes et délits, une alternative à la prison n’est-elle pas envisageable et même souhaitable ? La faillite de la prison étant manifeste, ne faut-il pas concevoir un autre type de punition ?  Foucault aborde cette question notamment dans sa conférence de 1976 à Montréal, « Le mesures alternatives à l’emprisonnement ». Il avoue un double embarras, à la fois sur ce problème de l’alternative et sur celui de la faillite de la prison. 
Concernant l’alternative, il y voit une sorte de question enfantine : si tu dois être puni, préfères-tu la fessée ou la privation de dessert ? (la prison ou autre chose). Alors Foucault déplace immédiatement la question : « et si nous ne voulions pas être punis par ceux-là, ou pour ces raisons-là… et si nous ne voulions pas être punis du tout ? Et si après tout, nous n’étions pas capables de savoir réellement ce que veut dire punir ? (…) Qu’est-ce que cela veut dire d’être puni ? Est-ce que vraiment il faut être puni ? ». Autrement dit, Foucault se demande si derrière le problème de l’alternative à la prison il n’y a pas un problème plus fondamental qui concerne l’incertitude ou le trouble dans le genre de la punition. La prison punit mal ou assure mal la punition. Mais est-on désormais capable de dire pourquoi et ce qu’on punit ?
Ensuite la prison a-t-elle failli ? Foucault pense plutôt le contraire, qu’elle a réussi[20]. Ainsi des nouvelles législations pénales en Suède, en Belgique ou en Allemagne qui proposent un programme (alternatif) où les individus sont placés dans de petits établissements ouverts à la famille et aux proches, sont soumis à un vrai travail utile et rémunéré et participent délibérativement par un système de conseil de prisonniers à l’élaboration et au déroulement de leur régime pénal, où on autorise les permissions de sortie pour favoriser activement la réinsertion. Cette nouvelle politique pénale est anti-carcérale : ouverture vs fermeture, socialisation vs désocialisation, participation vs soumission, etc. Mais selon Foucault, ces systèmes ne sont pas une alternative à la prison puisqu’ils se contentent d’en déplacer les fonctions principales : 
– le travail (certes inséré, pas avec les mêmes moyens) comme réplique à l’infraction : 
– le principe de refamiliarisation comme instrument de prévention et de correction (anciennement par une famille “artificielle” d’aumôniers, de visiteurs…) — la famille comme « agent de légalité » ;
– le principe de l’amendement — en faisant participer le détenu à son programme pénal, on le rend « gestionnaire de sa propre punition », conformément à l’idée des pénalistes du XIXè selon lequel la prise en charge de la culpabilité est le commencement de l’amendement. 
Autrement dit, les trois mécanismes de la prison : « l’autopunition comme principe de correction, la famille comme agent de la correction et comme agent de la légalité, le travail comme instrument essentiel de la pénalité » sont réinvestis dans les alternatives à la prison — ce qui fait qu’elles n’en sont pas vraiment. Foucault va jusqu’à parler à ce propos d’un « véritable sur-pouvoir pénal » ou d’« un sur-pouvoir carcéral »[21].
Dès lors, si la prison a ouvert une nouvelle histoire de la pénalité (contingence), l’alternative à la prison n’en fait pas sortir. La prison a toujours été critiquée depuis sa naissance. Elle est un lieu de non-droit[22] et de violence ­ — violence physique et sexuelle sur les détenus, entre les détenus, carence alimentaire, trafics couverts par l’administration ­—, de délinquance — on sort plus délinquant qu’on était. Et pourtant la prison résiste. Comment l’expliquer ? Foucault pose alors une « hypothèse-paradoxe », impossible à vérifier comme il le précise : la prison a-t-elle été inventée pour réprimer l’illégalisme[23] et supprimer la délinquance ou pour gérer l’illégalisme ? Relève-t-elle d’une politique de lutte contre l’illégalisme ou d’une économie politique de l’illégalisme[24] ? Elle ne serait pas une guerre menée contre les illégalismes mais leur économie concertée. En résumé, pour Foucault, la prison s’est imposée avec la bourgeoisie comme l’instrument privilégié pour surveiller et contrôler une frange de la population vouée à l’illégalisme professionnel « qu’on peut appeler en gros la délinquance »[25]. Et donc si la prison s’est imposée aux alentours de 1820 jusqu’à aujourd’hui comme la forme universelle de la pénalité, c’est parce qu’elle a rempli un « rôle politique et économique ». 
Dès lors si la prison peut se réformer, ce sera moins sous l’effet « de critiques externes venant de milieux qui peuvent être plus ou moins de gauche ou plus ou moins mus par une philanthropie quelconque » que de son dépérissement par perte de son utilité économique et politique. Foucault en perçoit quelques signes en 1976 avec l’intégration du coût de l’illégalisme (vols, fraudes) dans des limites acceptables par les pouvoirs étatiques, la régression du milieu délinquant (le profit de la sexualité contournant la prostitution), et surtout le développement d’un contrôle social plus subtil et plus efficace par les sciences humaines (psychologie, psychiatrie, criminologie, etc.) qui se substitue au « couple prison-délinquance ».
Donc pour Foucault, il est sans doute nécessaire de diminuer le nombre des prisons, de dénoncer les illégalismes, et les conditions d’emprisonnement comme il le fit au sein du GIP. Mais cette « dénonciation progressiste » de la prison est d’autant plus insuffisante (le besoin de (gestion de la) délinquance entretient la nécessité de la prison) qu’elle risque de diffuser les mécanismes de la prison « à l’échelle du corps social » : les alternatives à la prison ne sont ou ne seraient que des « manières de faire assurer par d’autres et sur une échelle de population beaucoup plus large les vieilles fonctions que l’on demandait au couple rustique et archaïque “prison et délinquance” ». Si ce n’est pas l’humanisme qui invente la prison, ce n’est pas l’humanisme qui permet d’en sortir : telle est peut-être la conviction profonde de Foucault.
Alors la pensée de Foucault sur la prison est-elle actuelle, rapportée à l’actualité de la prison ? Les faits sont connus : surpopulation carcérale, préoccupation sécuritaire, augmentation de l’arsenal répressif de la procédure pénale, nouvelles prisons conçues pour optimiser la surveillance (portiques à ondes millimétriques, vitres sans tain, systèmes de vidéo-surveillance dans les cours de promenade et peut-être bientôt dans les cellules, bracelet électronique). Ces faits semblent donner raison à Foucault[26]. Pour autant les analyses de Foucault permettent-elle de penser l’actualité contemporaine de la prison ?

L’actualité de Foucault sur la prison tient à sa radicalité théorique. Cette radicalité consiste d’une part dans son style “déconstructionniste” qui défait « l’évidence de la prison » (Surveiller et punir, p. 234) c’est-à-dire l’équivalence prison-punition — Surveiller et punir a ouvert et maintient ouvert un espace d’innovation conceptuel et pratique sur la prison —, d’autre part dans son exigence de ramener au premier plan la question du pouvoir de punir et du sens (ou de la perte de sens) de la punition. « Nous voilà donc avec trois phénomènes superposés qui ne s’accordent pas : un discours pénal qui prétend traiter plutôt que punir, un appareil pénal qui ne cesse de punir, une conscience collective qui réclame quelques punitions singulières et ignore le quotidien du châtiment qu’on exerce silencieusement en son nom » (Dits et écrits, III, n° 205, « L’angoisse de juger », p. 292). En principe, on veut amender, corriger, guérir mais en fait on punit tout en ignorant le fait de la condition carcérale. Or on ne peut s’acquitter du problème de la prison en se dispensant de l’effort de « repenser toute l’économie du punissable » (Dits et écrits, IV, n° 298, p. 204), c’est-à-dire d’affronter pour elle-même la question de savoir ce que c’est que punir et pourquoi on punit : « Longtemps on s’est inquiété de ce qu’il fallait punir ; longtemps aussi, de la manière dont devait punir. Et maintenant sont venues les étranges questions : “Faut-il punir ?”, “Que veut dire punir ?”, “Pourquoi cette liaison, apparemment si évidente, entre crime et châtiment ?” Qu’il faille punir un crime, ça nous est très familier, très proche, très nécessaire et, en même temps, quelque chose d’obscur nous fait douter. Regarder le lâche soulagement de tous — magistrats, avocats, opinion, journalistes — lorsqu’arrive ce personnage béni par la loi et la vérité, qui vient dire : ”Mais non, rassurez-vous, n’ayez pas honte de condamner, vous n’allez pas punir, vous allez, grâce à moi qui suis médecin (ou psychiatre, ou psychologue) réadapter et guérir.” “Eh bien, donc, au trou”, disent les juges à l’inculpé. Et ils se lèvent, ravis, ils sont innocentés. Proposer une “autre solution” pour punir, c’est se placer tout à fait en retrait par rapport au problème qui n’est ni celui du cadre juridique de la punition ni de sa technique, mais du pouvoir qui punit » (Dits et écrits, n° 172, p. 73).
Mais, aussi bien, cette priorité du questionnement sur la signification de la punition rend-elle problématique ou du moins diffère-t-elle le réformisme pénal et carcéral. Certes Foucault soutient toute initiative pour « faire régresser la prison, diminuer le nombre des prisons, modifier le fonctionnement des prisons, dénoncer tous les illégalismes qui peuvent s’y produire » (conférence à Montréal). On pourrait même dégager une politique pénale foucaldienne autour de quelques principes (cf. F. Boullant, p. 117-118) : (1) dissociation entre punition et amendement — contre la formule de la bonne prison qui cherche leur équilibre ; (2) dépénalisation de certains délits comme la sexualité qui ne doit pas relever de la législation (Dits et écrits, III, n° 174, p. 83 et n° 209, p. 351) ; (3) subordination de la prison au droit commun ; (4) restauration du détenu comme sujet de droit ; (5) déliaison du système pénal et de la culpabilité. Cependant, si la question de la prison se déploie chez Foucault autour de la discipline comme stratégie de pouvoir, puisque punir c’est surveiller pour corriger, alors toutes les mesures réformisme pénal et pénitentiaire loin d’être des alternatives à la prison en étendent la logique en dehors de son enceinte (archipel-prison). C’est pourquoi Foucault condamne l’instauration du TIG et redoute que les travailleurs sociaux et éducateurs ne servent de relais au contrôle social. Quant à la possibilité d’une société sans prison, elle reste utopique. Cette société a existé, mais c’était justement avant l’invention de la prison[27]. Et bien que la prison ne soit ni naturelle ni nécessaire, elle est indépassable tant qu’elle assure la gestion des illégalismes pour laquelle elle a été inventée. Une société sans prison serait une société où le pouvoir n’aurait pas besoin de l’illégalisme pour s’exercer. La conférence de Montréal se conclut sur cette idée : « Que cette utilisation des illégalismes se fasse par la prison ou se fasse par le “Goulag”, je crois que de toute façon le problème est là : peut-il y avoir un pouvoir qui n’aime pas l’illégalisme ? »
L’actualité de Foucault est-elle contemporaine de l’actualité de la prison ? Pour terminer, on fera une série de trois remarques “critiques”.
(a) La société contemporaine est une société de la surveillance généralisée. Mais est-il avéré que la société de la surveillance évolue vers une société disciplinaire ? Ce qui est nouveau, c’est la surveillance à des fins commerciales par des entreprises privées. Le panopticon est aujourd’hui une enceinte domestique connectée high-tech qui enregistre, par des algorithmes insaisissables, pour les monnayer toutes les informations de la vie privée. Le flux de la vie est le nouvel infini économique.
(b) Le modèle panoptique de la prison sert à penser la société moderne de la surveillance et de la discipline. Mais de la prison à la société, la conséquence est-elle bonne si la prison se dresse comme un monde à part au sein de la société ? Pour penser la prison, ne faut-il pas la penser à partir de sa différence avec la société et avec les autres institutions sociales ? 
(c) La prison est le lieu d’une stratégie de pouvoir. Mais derrière elle, il y a des vécus et des personnes. La prison, ce n’est pas seulement la privation de liberté, c’est aussi un temps vide (« la fadeur du temps vide » selon l’expression de Victor Serge dans Les hommes dans la prison), un espace exigu, la promiscuité permanente, l’état de violence perpétuel, un univers constamment bruyant (la cellule pénitentiaire n’est plus, si elle l’a jamais été, le cadre d’un silence pour l’amendement), un empêchement continué de choisir ses sons, ses couleurs, ses odeurs, tout le champ des qualités esthétiques de son existence qui participe aussi à l’aptitude morale : un anéantissement de soi.
Mais découpler surveillance et discipline, analyser la prison comme un monde en soi, s’attacher à la description phénoménologique de la vie carcérale, ce n’est pas compléter la lecture de Foucault, c’est s’en défaire.

Bibliographie succincte

M. Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975
M. Foucault, Dits et écrits, Quarto, Gallimard
M. Foucault, « “Alternatives ” à la prison : diffusion ou décroissance du contrôle social : une entrevue avec Michel Foucault, Revue Criminologie, vol. 26, n°1, 1993, p. 13-34.
1986 : G. Deleuze, Foucault, Minuit
2003 : F. Boullant, Michel Foucault et les prisons, PUF
2012 : J.-F. Bert, « “Ce qui résiste, c’est la prison” Surveiller et punir, de Michel Foucault, Revue du MAUSS, 2012/2, n° 40, p. 161-172
2017 : P. Sauvêtre, Foucault pas à pas, Ellipses, 2017

[1] Conférence 18 avril 2019, UT1 Toulouse Capitole 
[2] La cellule en passant du régime pénitentiel au régime pénitenciaire, devient « le noviciat de la récidive » pour reprendre le mot de Tocqueville.
[3] L’actualité de la pensée de Foucault sur la prison a déjà été abordée dans au moins deux colloques en 1995 et 1999. Colloque par le Centre Vaucresson en 1995 et « Michel Foucault, “Surveiller et punir” : la prison vingt ans après », Sociétés Représentations, n° 3, CREDHESS, novembre 1996
[4] Revue Criminologie, vol. 26, n°1, 1993, p. 13-34.
[5] « Pendant longtemps, l’intellectuel dit « de gauche » a pris la parole et s’est vu reconnaître le droit de parler en tant que maître de vérité et de justice. On l’écoutait, ou il prétendait se faire écouter comme représentant de l’universel. Etre intellectuel, c’était être un peu la conscience de tous. (…) Il y a bien des années qu’on ne demande plus à l’intellectuel de jouer ce rôle. (…) Les intellectuels ont pris l’habitude de travailler non pas dans l’universel, l’exemplaire, le juste-et-le-vrai-pour-tous, mais dans des secteurs déterminés, en des points précis où les situaient soit leurs conditions de travail, soit leurs conditions de vie (le logement, l’hôpital, l’asile, le laboratoire, l’université, les rapports familiaux ou sexuels). Ils y ont gagné à coup sûr une conscience beaucoup plus concrète et immédiate des luttes. Et ils ont rencontré là des problèmes qui étaient spécifiques, non universels, différents souvent de ceux du prolétariat ou des masses. Et cependant, ils s’en sont rapprochés, je crois pour deux raisons : parce qu’il s’agissait de luttes réelles, matérielles, quotidiennes, et parce qu’ils rencontraient souvent, mais dans une autre forme, le même adversaire que le prolétariat, la paysannerie ou les masses (les multinationales, l’appareil judiciaire et policier, la spéculation immobilière) ; c’est ce que j’appellerais l’intellectuel spécifique par opposition à l’intellectuel universel. » (Michel Foucault, Dits et écrits II, 1976-1988, Gallimard, Paris, 2001).
Il faut préciser ainsi que le livre paraît dans la foulée des révoltes survenues dans des prisons françaises et des actions menées par le GIP (Groupe d’information sur les prisons). Ici la pratique politique a précédé l’élaboration théorique ou du moins ajourné la publication de Surveiller et punir.
[6] Ce qu’on a pu lui reprocher : cf. Claude Faugeron, Antoinette Chauvenet, Philippe Comessie, Approches de la prison, 1996, DeBoeck.
[7] « Sont intolérables : les tribunaux, les flics, les hôpitaux, les asiles, l’école, le service militaire, la presse, la télé, l’Etat » (GIP, « Enquête dans 20 prisons », Champ libre, 1971).
[8] En 68 on défile devant la Santé sans y prêter attention.
[9] Foucault y revient dans son dernier texte, à notre connaissance, sur la prison, en 1984, Dits et écrits, IV, n° 353, interview, avril.
[10] Et après l’aventure du GIP Foucault confie à propose de Surveiller et punir : « Je n’ai commencé à écrire ce livre qu’après avoir participé, pendant quelques années, à des groupes de travail, de réflexion sur et de lutte contre les institutions pénales. Un travail complexe, difficile, mené conjointement avec les détenus, les familles, des personnels de surveillance, des magistrats, etc. » (Dits et écrits, IV, n°281).
[11] Pour la même présentation plus détaillée, nous renvoyons à notre article : « Loi, norme et discipline : lecture de Surveiller et punir de M. Foucault »
[12] Cf. l’exécution de Robert-François Damiens, dernier sujet à avoir subi en France le supplice du régicide en 28 mars 1757.
[13] Cf. le règlement intérieur de la « Maison des jeunes détenus de Paris », rédigé en 1838.
[14] « De petites justices et des juges parallèles se sont multipliés autour du jugement principal : experts psychiatriques ou psychologues, magistrats de l’application des peines, éducateurs, fonctionnaires de l’administration pénitentiaire morcelle le pouvoir légal de punir » (p. 26).
[15] La prison, ce n’est pas la douce peine, mais la peine efficace. « Avec les princes, le supplice légitimait le pouvoir absolu, son “atrocité” se déployait sur les corps, parce que le corps était l’unique richesse accessible. La maison de correction, l’hôpital, la prison, les travaux forcés naissent avec l’économie mercantile et évoluent avec elle. L’excès n’est plus nécessaire, bien au contraire. L’objectif est celui de la plus grande économie du système pénal. C’est le sens de son “humanité” » (Dits et écrits, II, n° 153).
[16] « Les “Lumières” qui ont découvert les libertés ont aussi inventé les disciplines.
En apparence les disciplines ne constituent rien de plus qu’un infra-droit. Elles semblent prolonger jusqu’au niveau infinitésimal des existences singulières, les formes générales définies par le droit ; ou encore elles apparaissent comme des manières d’apprentissage qui permette aux individus de s’intégrer à ces exigences générales. Elles continueraient le même type de droit en changeant d’échelle, et en le rendant par-là plus minutieux et sans doute plus indulgent. Il faut plutôt voir dans les disciplines une sorte de contre-droit. (…) Alors que les systèmes juridiques qualifient les sujets de droit, selon des normes universelles, les disciplines caractérisent, classifient, spécialisent ; elles distribuent le long d’une échelle, répartissent autour d’une norme, hiérarchisent les individus les uns par rapport aux autres, et à la limite disqualifient et invalident. (…) Aussi régulière et institutionnelle qu’elle soit, la discipline, dans son mécanisme, est un “contre-droit” » (Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p. 224-225).
[17] « La nouvelle pénalité … plutôt que de punir, corrige et soigne. Le juge devient un médecin et vice versa. La société de surveillance veut fonder son droit sur la science : cela rend possible la “douceur” des peines, ou plutôt des “soins”, des “corrections”, mas cela étend son pouvoir de contrôle, d’imposition de la “norme”. On poursuit le “différent” » (Dits et écrits, II, n° 153).
[18] Le texte de la 4ème de couverture de Surveiller et punir résume parfaitement l’ensemble du propos : « Peut-être avons-nous honte aujourd’hui de nos prisons. Le XIXe siècle, lui, était fier des forteresses qu’il construisait aux limites et parfois au cœur des villes. Ces murs, ces verrous, ces cellules figuraient toute une entreprise d’orthopédie sociale. 
Ceux qui volent, on les emprisonne ; ceux qui violent, on les emprisonne ; ceux qui tuent, également. D’où vient cette étrange pratique et le curieux projet d’enfermer pour redresser, que portent avec eux les Codes pénaux de l’époque moderne ? Un vieil héritage des cachots du Moyen Âge ? Plutôt une technologie nouvelle : la mise au point, du XVIe au XIXe siècle, de tout un ensemble de procédures pour quadriller, contrôler, mesurer, dresser les individus, les rendre à la fois “dociles et utiles”. Surveillance, exercices, manœuvres, notations, rangs et places, classements, examens, enregistrements, toute une manière d’assujettir les corps, de maîtriser les multiplicités humaines et de manipuler leurs forces s’est développée au cours des siècles classiques, dans les hôpitaux, à l’armée, dans les écoles, les collèges ou les ateliers : la discipline. 
La prison est à replacer dans la formation de cette société de surveillance. 
La pénalité moderne n’ose plus dire qu’elle punit des crimes ; elle prétend réadapter des délinquants. Peut-on faire la généalogie de la morale moderne à partir d’une histoire politique des corps ? »
[19] Les cellules sont disposées en cercle, sur plusieurs étages, autour d’une colonne centrale. Chaque cellule possède une fenêtre qui donne sur l’extérieur et une porte à barreaux qui donne sur la rotonde. Elle est donc éclairée de part en part. Mais cet espace de transparence n’est pas la transparence des cœurs ou des consciences, ou la visibilité de tous les citoyens par tous les citoyens des petites Républiques (Rousseau), mais un espace de visibilité où aucun geste du prisonnier n’échappe à la vigilance du surveillant sans que le prisonnier puisse se savoir surveillé. La visibilité a beau renverser le dispositif du cachot (ne pas voir), elle n’est pas un espace de liberté, mais un piège (p. 202) Finalement, se sachant toujours surveillé, ou ne sachant pas quand il l’est, ce qui revient au même, l’individu intériorise cette surveillance. Le surveillé finit par se surveiller lui-même sans surveillant. Il convertit la discipline externe en norme interne. Tout l’art, toute l’économie de du pouvoir disciplinaire est là : voir tout sans être vu, surveiller un ensemble sans être surpris en train de surveiller par aucun de ses membres.
[20] La prison est une réussite et un échec. Réussite par rapport à sa fonction : contribuer efficacement à l’économie politique des illégalismes. Mais échec par rapport à son projet, si on lui assigne l’amendement et la réinsertion : « La prison a été instaurée pour punir et amender. Elle punit ? Peut-être. Elle amende ? Certainement pas » (Dits et écrits,IV, n° 335, p. 523). Le fait de la prison entre en contradiction avec sa visée : réinsérer en désinsérant, resocialiser en désocialisant
[21] « Le château tombe, mais les fonctions sociales, les fonctions de surveillance, les fonctions de contrôle, les fonctions de resocialisation qui étaient censées être assurées par l’institution-prison, on cherche maintenant à les faire assurer par d’autres mécanismes (…) Ce n’est pas pire sans doute, mais je crois qu’il faut bien garder à l’esprit qu’il n’y a rien là qui soit véritablement alternatif par rapport à un système d’incarcération. Il s’agit bien plutôt de la démultiplication des vieilles fonctions carcérales, que la prison avait essayé d’assurer d’une manière brutale et frustre et qu’on essaie maintenant de faire fonctionner d’une manière beaucoup plus souple, beaucoup plus libre, mais aussi de manière beaucoup plus étendue. Il s’agit toujours de variations sur le même thème, de variations sur le même air : sur la même petite chanson, qui est la pénalité de la détention : quelqu’un a commis une illégalité, quelqu’un a commis une infraction, eh bien ! on va s’emparer de son corps, on va le prendre en charge plus ou moins totalement, on va le mettre sous surveillance constante, on va travailler ce corps, on va lui prescrire des schémas de comportement, on va le soutenir perpétuellement par des instances de contrôle, de jugement, de notation, d’appréciation. Tout ceci, eh bien ! c’est le vieux fond des procédés punitifs du XIXe siècle. (…) Ce sont des formes de répétition de la prison, des formes de diffusion de la prison, et non pas des formes qui sont censées la remplacer ».
[22] Cf. F. Boullant, 2003, p. 107 sq. Il désigne aussi toute ce qui s’y passe et qui échappe au contrôle judiciaire et démocratique : « la prison, dans son fonctionnement réel et quotidien, échappe en grande partie au contrôle judiciaire dont, d’ailleurs, administrativement, elle ne dépend pas ; elle échappe aussi au contrôle de l’opinion, elle échappe enfin souvent aux règles de droit » (Interview, avril 1984, Dits et écrits, IV, n° 353).
[23] C’est un néologisme introduit par Foucault, d’abord discrètement au début de Surveiller et punir, mais qui prolifère dans la 4èmepartie (130 occurrences selon Boullant, p. 85).
[24] « la prison, c’est l’illégalisme institutionnalisé (…) la camera obscura de la légalité »
[25] « La prison, ça a été une fabrique de délinquants : la fabrication de la délinquance par la prison, ce n’est pas l’échec de la prison, c’est sa réussite, puisqu’elle était faite pour ça. La prison permet la récidive, elle assure la constitution d’un groupe de délinquants bien professionnalisé. (…) La prison permet de garder le contrôle sur les illégalismes : en excluant par ces effets toute réinsertion sociale, elle assure que les délinquants resteront délinquants qu’ils demeureront puisqu’ils sont délinquants, sous le contrôle de la police. (…) La prison, ce n’est pas l’instrument que le droit pénal s’est donné pour lutter contre les illégalismes : la prison a été un instrument pour réaménager le champ des illégalismes, pour redistribuer l’économie des illégalismes, pour produire une certaine forme d’illégalisme professionnel, la délinquance, qui allait d’une part peser sur les illégalismes populaires et les réduire, et, d’autre part, servir d’instrument à l’illégalisme de la classe au pouvoir. La prison n’est donc pas un inhibiteur de délinquance ou d’illégalisme, c’est un redistribiteur d’illégalisme ».
[26] A chaque alternance politique, on redécouvre le problème de la prison, et à chaque crise la peur de la criminalité est agitée pour renforcer le pouvoir et augmenter le contrôle social : « La classe au pouvoir se sert de la menace de la criminalité comme d’un alibi continuel pour durcir le contrôle de la société. La délinquance fait peur, et on cultive cette peur. Ce n’est pas pour rien si, à chaque moment de crise sociale et économique, on assiste à une “recrudescence de la criminalité” et à l’appel consécutif à un gouvernement policier. Pour l’ordre public, dit-on ; en réalité, pour brider surtout l’illégalité populaire et ouvrière. En somme, la criminalité joue une sorte de nationalisme interne. De même que la peur de l’ennemi fait “aimer” l’armée, de même la peur des délinquants fait “aimer” le pouvoir policier » (Dits et écrits, II, n° 153)
[27] puisque cela revient à imaginer « une société dans laquelle l’application des règles serait contrôlée par les groupes eux-mêmes »(« Prisons et révoltes dans les prisons, entretien avec B. Morawe », Dits et écrits, n° 105, 1973, p. 306.

Laisser un commentaire