Nietzsche, Gai savoir, § 343 « Ce que signifie notre gaieté d’esprit  » — Un commentaire

Nietzsche, Gai savoir, § 343 « Ce que signifie notre gaieté d’esprit » — Un commentaire
Laurent Cournarie
juin 2022



Commentaire

Le § 343 ouvre le livre V sur le rappel de la mort de Dieu (§ 125). Le § 382 le referme sur la grande santé qui offre au philosophe nouveau un nouvel idéal.  Les deux § se répondent : la mort de Dieu est une bonne nouvelle qui remplit l’esprit de gaieté : le gai savoir se fonde sur la mort de Dieu. Une mort rend gai et surtout la mort de Dieu. Mais cette mort libère pour l’humanité à venir un espace vierge d’affirmation d’elle-même telle qu’elle n’avait jamais pu encore en rêver : terra incognata de l’idéal du surhumain. La fin des deux § développent les mêmes métaphores de l’aventure, du voyage
Il faut donc se reporter au § 125 qui raconte une scène : un dément, un fou (toller Mensch) — aussi bien un individu extraordinaire — allume une lanterne en plein midi, devant un public d’athées pour rechercher Dieu dont il annonce la mort et même l’assassinat par les hommes. Ici la mort de Dieu est qualifiée comme « le plus grand événement récent ». 
La mort de Dieu est un événement, mais pas un événement ordinaire. Tous les événements n’ont pas la même signification. C’est même ce qui fait problème dans le cas de la mort de Dieu : Dieu est mort, mais la signification de cet événement n’a pas encore été perçue dans toutes ses conséquences et c’est pourquoi il n’est pas perçu comme un hyper-événement. A quel événement est-il comparable ? On peut songer évidemment, par le contexte (Dieu chrétien/nouvelle) à la naissance et à la mort du Fils de Dieu. La mort de Dieu est le plus grand événement récent comme la naissance et la mort du Fils de Dieu sont les plus grands événements anciens. Le christianisme annonce la bonne nouvelle de l’incarnation du messie. Nietzche renverse évidemment la perspective : la bonne nouvelle est ici la mort de Dieu, non la naissance du messie. La mort de Dieu ouvre une nouvelle histoire, comme la naissance et la mort du Christ ont ouvert l’histoire de l’Europe.
Mais que peut signifier la mort de Dieu ? Le christianisme a aussi annoncé la mort de Dieu avec la crucifixion du Christ. Mais le Christ n’est pas Dieu mais la personne du Fils. Ensuite la mort du Christ annonce et précède sa résurrection. Le Christ meurt mais n’est pas mort. Au contraire, le § 125 soutient que « Dieu est mort ! Dieu demeure mort ! » (p. 177). Aussi les églises ne sont-elles pas les temples de Dieu, où l’on célèbre la vie de Dieu, mais des tombeaux. Le même § raconte comment le dément aurait entonné dans plusieurs églises son Requiem æternam deo[1]. Expulsé et interrogé, il se serait contenté de rétorquer constamment ceci : « Que sont donc encore ces églises si ce ne sont pas les caveaux et les tombeaux de Dieu ? » (p. 178)
Donc la mort de Dieu ce n’est pas la mort du Christ sur la croix — même si tout le § 125 évoque aussi le meurtre de Dieu : « Nous l’avons tué — vous et moi ! Nous sommes tous ses assassins ! » (p. 177). Mais on pourrait dire, selon une thèse qui a longtemps valu au peuple juif la malédiction de peuple déicide, que ce sont les Juifs qui ont tué le Christ — avec la complicité ou l’indifférence des Romains — tandis que ce sont les hommes, les européens qui ont tué Dieu.
En quoi cette nouvelle fait-elle événement dans l’histoire moderne, alors même que le dément s’adresse à des athées ? Les athées ne comprennent pas la prophétie du dément. C’est que la mort de Dieu et l’athéisme sont malgré tout deux choses distinctes. Pour l’athée, Dieu n’existe pas. S’il n’existe pas, il ne peut mourir. Pour le dément, Dieu a existé et il est mort. Plus précisément, il a existé et les hommes l’ont tué. Mais en quoi consiste le meurtre de Dieu s’il n’est pas le supplice de la mise en croix ? 
Le Dieu qui est mort est le Dieu chrétien et n’est pas le Dieu chrétien. C’est le Dieu du christianisme. Mais aussi bien le Dieu chrétien est-il le nom chrétien de Dieu et Dieu le nom religieux de l’Absolu. La mort de Dieu ce n’est pas simplement la fin de la croyance en Dieu, càd la fin de la croyance dans l’existence de Dieu (athéisme, agnosticisme), mais la mort de l’absolu métaphysique qui fondait jusqu’à présent les valeurs de la culture. Dieu était le soleil illuminant le monde. La croyance en Dieu, càd la croyance que le monde est justifié par Dieu, s’est renversé en doute. On retrouve à peu près les mêmes images entre le § 125 et le § 343 : soleil, ombre, nuit, froid. 
Or cet événement majeur n’est pas encore compris, n’est pas encore parvenu aux oreilles de la majorité des européens. L’événement a eu lieu, mais la nouvelle ne leur est pas encore parvenue. A nouveau, le § 125 dit la même chose : comme la lumière nous parvient de manière différée, la mort de Dieu, le meurtre de Dieu demeurent ignorés. Cet événement vient même de plus loin que les astres (p. 178). Rares sont les hommes qui savent qu’il s’est produit. A fortiori la signification de cet événement n’est pas comprise (p. 283) et donc toute la suite des destructions qu’il entraînera n’est pas anticipée. Plus rares encore sont ceux qui savent ce qui s’est produit. On ne devine pas la puissance de mutation de la mort de Dieu (p. 284). La mort de Dieu c’est l’effondrement du monde ancien (« notre vieux monde », p. 283). Ou plutôt, les esprits pressentent que quelque chose arrive, que le monde s’assombrit, qu’une éclipse jamais vue plonge l’humanité dans l’obscurité.
Donc il y a deux ou trois catégories d’hommes. Ceux qui n’ont pas connaissance de l’événement ; ceux qui en ont conscience sans comprendre ce qui se joue, ceux qui en ont conscience en comprenant qu’il entraîne un déclin, qu’il fait entrer l’histoire dans un cycle nocturne. Donc les uns ne sont pas concernés, soit qu’ils ne comprennent pas la nouvelle soit qu’ils n’en comprennent pas le sens et, dans les deux cas, jugeant insensé celui qui la diffuse (l’homme à la lanterne est fou pour les uns parce qu’il vient trop tôt en leur annonçant la mort de Dieu, pour les autres parce qu’ils sont athées) les autres le sont avec une peur diffuse.
Et puis il y a les « esprits libres », les philosophes en tant qu’esprits libres, les nouveaux philosophes donc[2] — qui ne sont pas les libres esprits libertins (athées) — comme Nietzsche qui savent qu’un événement incommensurable a eu lieu, et qu’il se nomme la mort de Dieu, qu’il entraîne une mutation civilisationnelle, une série en chaîne de désillusions, en fait le développement du nihilisme, et qui pourtant ne se sentent pas concernés, restent légers, lumineux, heureux (p. 284). Donc le nihilisme n’est pas l’unique avenir de la mort de Dieu. La mort de Dieu pour eux est une nouvelle naissance, l’éclipse du soleil une nouvelle aurore. Et donc au lieu de l’inconscience, ou de la conscience craintive, terrorisée, c’est d’un cœur plein de « reconnaissance, d’étonnement, d’attente »  (p. 284) qu’ils accueillent la nouvelle de l’événement. La philosophie redevient, après la mort de Dieu, une aventure, la connaissance un risque (Jedes Wagnis). On pourrait penser, mais en figure inversée, au kalos kindunos de Socrate à propos de l’immortalité (Phédon, 114d). Mais c’est une aventure plus existentielle qu’intellectuelle, ou indissociablement vitale et spirituelle : grand large, grande santé.
La mort de Dieu est donc une renaissance : « la mer, notre mer, nous offre de nouveau son grand large ». Nietzsche ici multiplie les images maritimes (navires/mer/grand large). On peut supposer que le sujet et l’objet de l’aventure, c’est l’homme de connaissance et la connaissance. Simplement la connaissance est redéfinie comme une aventure, sans un but désigné, et ouverte sur une sorte de nouvel infini (§ 374). Ce qui est plus essentiel, c’est l’affect suscité par la mort de Dieu : la reconnaissance, l’étonnement, le pressentiment, l’attente, la santé plutôt que la vérité. La philosophie respire à nouveau, autrement, la perspective s’approfondit, s’ouvre immensément. Autre chose est promis que le dualisme métaphysique. Tout un avenir nouveau pour l’humanité. La mort du vieux dieu est la nouvelle d’une vie nouvelle pour une nouvelle humanité.


[1] Les hommes chantent pour le repos éternel des âmes défuntes, dans l’espérance du salut et de la vie éternelle. Le dément chante pour ainsi dire la mort éternelle de Dieu même.
Le thème de la mort de Dieu, est ici rapporté au christianisme, mais ne s’y réduit pas. La première mention de la mort de Dieu au 6 108 évoque la mort de Bouddha dont on montrera encore pendant des siècles l’ombre dans une caverne.
[2] Cf. fin du § 347.

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