Ce monde donné qui est à faire. L. Cournarie (2022).

Ce monde donné qui est à faire
Laurent Cournarie (2022)

« Il y a le monde » semble être l’énoncé le plus simple et le plus incontestable. Mais c’est peut-être une illusion. Car si on ne cesse de parler du monde, il n’est pas certain qu’on puisse déterminer exactement ce qu’on entend par-là ou ce que désigne sa notion. Ou s’il y a le monde, on est bien en peine de dire ce qu’il est. C’est ainsi qu’on est conduit à remettre en cause la définition, pourtant la seule possible, du monde : ordre total et commun (F. Wolff).
Car si le monde existe, c’est d’une existence ambiguë : ni comme objet ni comme donné. Comme tout, càd totalité des totalités, il est inconnaissable et excède toute limite d’expérience possible : le monde existe comme une simple Idée de la raison (Kant). On peut même dire qu’à ce titre, le monde est ce qui ne peut pas exister — tout existe sauf le monde. C’est la position de Gabriel Markus dans Pourquoi le monde n’existe pas — ou pourquoi le monde n’est pas donné (Warum es die Welt nicht gibt). Le monde n’existe pas parce que le « monde » ne se donne qu’à travers des « champs de sens » et qu’il n’y a pas un champ de sens qui englobe tous les champs de sens (super- ou méta-champ). Il y a une pluralité irréductible de champs — ce qui fait que le monde excède l’univers— non totalisable. Ce qui est faux dans l’idée de monde, c’est l’idée du tout comme objet ou comme donné.
Le monde n’est sans doute pas non plus un ordre, ou alors il faut supposer le point de vue d’une cosmologie finitiste, fixiste et même finaliste (kosmos) : toute chose a une place et est à sa place, chaque chose existe en vue du tout, toute chose participe à l’harmonie du tout ; ou bien celui d’une cosmologie créationniste (le monde est l’œuvre de Dieu, qui entre dans un projet surnaturel dont l’humanité est le centre). Mais si l’univers est infini et en expansion, si l’hypothèse créationniste relève d’un acte de foi, on peut sans doute admettre de l’ordre local dans le monde, mais il est difficile de projeter l’ordre sur la totalité du monde. Il y a de l’ordre si l’on observe la révolution des planètes, à quelques perturbations près, ou plus proche de nous dans l’équilibre des écosystèmes. Être au monde, ici c’est avoir la certitude que tout est lié à tout, que toute partie participe à l’harmonie de l’ensemble. Et la sagesse consiste à régler sa conduite sur cette communauté cosmo-ontologique : écouter le Logos, savoir que tout est un ou uni, même dans la division — la conscience de sa propre finitude n’étant que l’envers de la conscience de l’uni-totalité du monde. Mais si l’on porte le regard plus loin que toute sagesse, si la ligne d’horizon fuit la Terre et se perd dans l’espace des galaxies, au lieu de s’arrêter au cycle des saisons, aux phénomènes répétitifs, à l’intuition d’une analogie microcosme/macrocosme, on aura du mal à conclure à un ordre universel. L’ordre n’est-il pas toujours local ou relatif — peut-on considérer que l’ordre règne au cœur d’un trou noir ? Il y a de l’ordre dans le monde mais l’ordre n’est pas le tout du monde. Peut-on éliminer le hasard, le chaos du monde ? Le chaos n’est-il que ce dont le monde émerge (tohu-bohu) ou demeure-t-il une structure ou une condition du monde ? 
C’est à peu près le même type de problème qui s’est posé à propos du mal. L’existence du mal est-il la réfutation de la providence de Dieu ? Non si l’on considère que le mal est un désordre ponctuel nécessaire à l’ordre total du monde ou que c’est un désordre pour nous, par effet de perspective, faute d’ignorer l’ordre théo-cosmo-logique. Ce monde est le meilleur des mondes possibles, en dépit du mal ou de l’imperfection qu’il contient — le mal ne suffit pas à défaire le monde comme ordre total et commun. Le monde n’est pas le monde parfait mais le plus parfait possible : « Dieu, entre les suites possibles des choses, infinies en nombre, a choisi la meilleure, et que par conséquent la meilleure est celle-là même qui existe en acte » (Essais de théodicée, § 41). 
Rien n’est sans raison. Le monde est. Donc le monde a une raison pour laquelle il existe. Or le monde est contingent ou n’est pas à lui-même la raison de son existence. Donc la cause du monde ne pouvant être ni un étant intramondain, ni le monde lui-même, ne peut qu’être un être absolument et intrinsèquement nécessaire (Dieu). 
Et si ce monde était possible parmi une infinité d’autres, comme il sied à un être infiniment infini comme Dieu, il est rationnel de penser qu’il a été choisi par Dieu. Et Dieu ne pouvant choisir sans raison ce monde parmi tous les autres possibles, il est rationnel de penser qu’il est le meilleur de tous. CQFD. 
Mais il est facile de voir ici que le raisonnement repose sur des présupposés massifs et contestables. La preuve cosmologique peut sembler plus rationnelle ou plus a priori et métaphysique que la preuve physico-téléologique qui suppose la considération de l’ordre et de l’harmonie et l’analogie avec l’art pour remonter à une providence divine. Mais même si le monde dans la preuve cosmologique est réduit au fait de son existence au lieu de son ordre, dans l’argument de théodicée réintroduit le concept de monde : Dieu n’a pas simplement voulu que le monde existe ou qu’un monde existe, mais précisément ce monde dont la raison tient à son choix parmi une infinité d’autres, càd dont la raison de la raison est la plus grande perfection relative. Dieu est lui-même soumis au principe du meilleur, variante du principe de raison, puisque la volonté ou le choix se fait toujours sub specie boni. On choisit ce qui est préférable ou, inversement, il y a toujours une raison prévalente à son choix (pas de liberté d’indifférence). Et si Dieu est l’auteur du monde, celui-ci ne peut pas ne pas être le meilleur. 
Mais regardons-y de plus près, en lisant ces § de Leibniz. 


« J’appelle monde toute la suite et toute la collection de toutes les choses existantes, afin qu’on ne dise point que plusieurs mondes pouvaient exister en différents temps et différents lieux. Car il faudrait les compter tous ensemble pour un monde, ou si vous voulez pour un univers. Et quand on remplirait tous les temps et tous les lieux, il demeure toujours vrai qu’on les aurait pu remplir d’une infinité de manières, et qu’il y a une infinité de mondes possibles, dont il faut que Dieu ait choisi le meilleur, puisqu’il ne fait rien sans agir suivant la suprême raison.
Quelque adversaire ne pouvant répondre à cet argument répondra peut-être à la conclusion par un argument contraire, en disant que le monde aurait pu être sans le péché et sans les souffrances ; mais je nie qu’alors il aurait été meilleur. Car il faut savoir que tout est lié dans chacun des mondes possibles : l’univers, quel qu’il puisse être, est tout d’une pièce, comme un océan ; le moindre mouvement y étend son effet à quelque distance que ce soit, quoique cet effet devienne moins sensible à proportion de la distance ; de sorte que Dieu y a tout réglé d’avance une fois pour toutes, ayant prévu les prières, les bonnes et les mauvaises actions, et tout le reste ; et chaque chose a contribué idéalement avant son existence à la résolution qui a été prise sur l’existence de toutes les choses. De sorte que rien ne peut être changé dans l’univers (non plus que dans un nombre) sauf son essence, ou si vous voulez, sauf son individualité numérique. Ainsi, si le moindre mal qui arrive dans le monde y manquait, ce ne serait plus ce monde, qui, tout compté, tout rebattu, a été trouvé meilleur par le créateur qui l’a choisi.
Il est vrai qu’on peut s’imaginer des mondes possibles sans péché et sans malheur, et on en pourrait faire comme des romans, des utopies, des Sévarambes, mais ces mêmes mondes seraient d’ailleurs fort inférieurs en bien au nôtre. Je ne saurais vous le faire voir en détail ; car puis-je connaître et puis-je vous représenter des infinis et les comparer ensemble ? Mais vous le devez juger avec moi ab effectu, puisque Dieu a choisi ce monde tel qu’il est » (Leibniz, Essais de théodicée, § 8-10, Paris, GF, p. 108-109).

On peut partir de la fin du texte. Il est facile d’imaginer un monde sans les maux que nous découvrons en lui, chacun selon son insertion en lui. L’expérience subjective et située dans le monde m’oblige à conclure qu’une réalité contenant tant de maux ne devrait pas être. Autrement dit, le monde actuel diffère d’un monde parfait (sans les maux). Un monde sans ces maux serait meilleur que ne l’est ce monde.
A cette objection, Leibniz peut parfois répondre que les maux perçus peuvent être (a) la condition de biens (le mal comme le moyen du mieux) (b) inaperçus à la fois parce que (b1) le malheur nous enferme sur la perception des maux (la souffrance morale ou physique affecte notre perception du monde, le détotalise en quelque sorte : il n’est plus vu et ne peut plus être vu que par le mal subi : le monde ne fait plus monde ou c’est la souffrance qui se mondanise et envahit tout le rapport au monde) et parce qu’on (b2) ne dispose pas des moyens de voir comment et combien d’autres mondes possibles seraient inférieurs à ce monde-ci. Impossible de décrire, de parcourir et de comparer tous les mondes possibles — sauf à être Dieu même, ce qui implique contradiction. 
Ici il tente une démonstration à partir du choix de Dieu (ab effectu). Si Dieu a choisi ce monde, alors le monde est le meilleur. Pour Dieu, la possibilité d’une infinité de mondes possibles était donnée (sinon Dieu serait soumis à la nécessité d’un seul et même monde et ne serait pas Dieu). Donc Dieu a dû avoir une raison de choisir un monde et de choisir ce monde, de préférence aux autres. Or on ne préfère pas ce qu’on ne tient pas être pour le meilleur. Si aucun des mondes ne se distinguait en tant que préférable, aucun monde ne serait actuel. Le prédicat « meilleur » exprime ainsi à lui seul la racine ou la raison d’être de l’existence du monde.
La démonstration revient tout bonnement à expliquer que ce monde, délivré de tous les maux qui scandalisent la conscience, serait pire et non meilleur, que donc le mal véritable consisterait pour Dieu à avoir choisi un autre monde. 
La thèse est évidemment hardie, voire inaudible. Mais il faut comprendre d’une part que ce monde sans les maux qu’il contient ne serait pas le même monde amendé et en mieux, mais un autre monde. De même que retrancher l’unité d’un nombre, n’est pas le détériorer mais le supprimer, de même « rien ne peut être changé dans l’univers » sans que le monde ne soit altéré constitutivement : non plus le monde autrement mais un autre monde. Cette conséquence se déduit à la fois de l’idée que tout dans un monde possible est lié, que les possibilités sont compatibles entre elles et indissociables et que c’est cette compossibilité universelle qui définit dans son identité numérique chaque monde ; et que dans chaque monde où toutes les choses se tiennent, le réglage ne se fait pas processuellement et au cas par cas, mais que Dieu a tout enchaîné « une fois pour toutes ». Dans ces conditions, non seulement les maux font partie de notre monde, mais ils participent nécessairement à sa perfection.
Enfin, le meilleur monde amputé de ses maux serait comparable aux mondes fictifs des romans (des mondes utopiques) qui ont pour caractéristique d’être faits pour nous, càd à la faiblesse de nos proportions et de notre puissance combinatoire. Paradoxalement, les mondes fictifs possibles sont ou seraient des mondes limités en variété et richesse. Dès lors les mondes fictionnés sont illusoirement ou fictivement plus parfaits que le monde réel qui est un possible infini choisi par calcul raisonnable par Dieu.
Encore tout l’ensemble de la preuve suppose-t-il d’avoir admis deux prémisses : qu’il existe un seul monde et qu’une infinité d’autres était possible. C’est ce que les deux premiers paragraphes établissent. On pourrait, en effet, faire deux objections : (a) il n’y a pas un seul monde mais il y en a plusieurs ou une infinité (la pluralité actuelle des mondes) ; (b) aucun autre monde n’était possible (la nécessité de ce monde). Les deux objections ont la même conséquence : récuser le choix du meilleur — mais aussi la même conception du temps et de l’espace pouvant être remplis par les choses. L’objecteur en déduit alors, ou bien que d’autres mondes pourraient remplir d’autres temps et d’autres lieux, ou bien qu’un seul monde est possible, celui précisément qui remplit tous les temps et tous les lieux. 
Leibniz s’appuie sur sa définition du monde pour produire leur réfutation. Contre (a) toutes les suites des choses en différents temps et en différents lieux sont comptées dans le monde qui contient en lui tout ce qui existe. Cette réfutation pourrait présenter un défaut : celui de renforcer la seconde objection : s’il n’y a qu’un seul monde réel, c’est parce qu’il n’y en avait pas d’autre possible. C’est ici qu’il faut faire valoir encore le concept de monde en tant que totalité des choses existantes liées entre elles par des rapports de convenance ou de compossibilité qui définissent individuellement chaque monde (un monde = une combinatoire). Avant même d’être posées dans l’existence par Dieu, les choses étaient compatibles entre elles, dans le temps et dans l’espace, de sorte que les combinaisons exclues sont celles qui appartiennent à d’autres mondes. Et puisqu’il y a une infinité de manières de remplir tous les temps et tous les lieux, il y a une infinité de mondes possibles. Et s’il y a un seul monde réel, parmi une infinité d’autres possibles, il ne peut être que le meilleur, celui-là même qui a été choisi par Dieu.
Pourtant, un monde sans Dieu est concevable ou un monde qui ne soit pas la liaison ordonnée et systématique dans le temps et dans l’espace de toutes les choses existantes. La conspiration de toutes les choses est-elle une condition nécessaire du monde ou un concept possible de monde ? Le monde est-il « tout d’une pièce » comme dit Leibniz ? Autrement dit, le monde peut-il surmonter la pluralité des ordres de choses — ou ce que M. Gabriel nomme à sa façon « champ de sens ». 
Soit par exemple l’énoncé de Socrate qu’il vaut mieux subir l’injustice que la commettre. Cet énoncé est formulé par Socrate qui est dans le monde physique par son corps, et dans un certain état d’esprit au moment où il le formule. Mais on ne peut pas ramener le sens ou la pensée (Bedeutung selon Frege) de l’énoncé (ce qu’il dit et ce qu’il veut dire, ce qu’on peut en comprendre) au corps de Socrate, ni même à son cerveau, et pas davantage à ses représentations mentales. 
Et peut-être en va-t-il de même des valeurs esthétiques, des règles logiques, des théories et autres entités idéales du même type. Or si ces trois catégories ou ordres de réalité possèdent une certaine autonomie et une légalité propre — telle que les pensées déterminent d’autres pensées, des représentations d’autres représentations, des actions corporelles des effets physiques — on peut faire l’hypothèse comme K. Popper dans La connaissance objective de l’existence de trois mondes ou de trois sous-mondes qui sont ontologiquement distincts : le monde 1 (en raison de sa primauté) de l’univers physique (le monde physique), le monde 2 de la psychologie humaine (le monde mental), le monde 3 des objets de pensée (le monde idéal des contenus objectifs de pensée).
Cette « philosophie pluraliste » obligerait ainsi à reconnaître qu’il faut trois mondes, au moins, pour faire le tout (ou le monde en totalité) et que si on a du mal à situer l’homme par rapport au monde, ni dans le monde, ni hors du monde, c’est parce qu’il participe des trois ou les fait communiquer à leurs limites. L’homme n’est pas citoyen du monde mais de trois mondes : physique, psychique, intelligible. Le philosophe est peut-être ce type d’homme qui vit ou croit vivre seulement dans le monde 3, càd en fait un monde « sans connaisseur … [une] connaissance sans sujet connaissant » (La connaissance objective, p. 122).
Mais évidemment, cette philosophie pluraliste des trois mondes soulève autant de problèmes qu’elle prétend en régler. Elle suppose une position réaliste : il existe un monde physique et un monde des états de consciences (qui interagissent) et un monde 3ème au même titre qu’eux. Ce qui veut dire qu’on ne doit pas se contenter de dire que les entités qui peuplent ce monde 3 se ramènent à des « expressions symboliques ou linguistiques d’états mentaux subjectifs » (La connaissance objective, p. 120), mais bien qu’il y a une existence indépendante du 3ème monde, même si son mobilier est créé ou découvert par le langage. Il est autonome même s’il est « notre produit » (p. 125) et a un puissant « effet de feed-back sur nous ». Par exemple, « la séquence des nombres naturels est une création humaine. (…) La distinction entre nombre paris et impairs n’est pas créée par nous : elle une conséquence non intentionnelle et inévitable de notre création » (p. 132).
Donc tout se passe comme si pour dépasser l’antinomie réalisme/idéalisme, il fallait pluraliser le monde en trois sous-mondes. Ensuite, on peut se demander qu’elle est la raison formelle d’un monde. Qu’est-ce qui fait « un » monde ? Un certain type d’entités — mais le monde 3 selon Popper est peuplé d’entités hétérogènes (des théories, des œuvres d’arts…) dont le point commun est d’être doué d’un sens intelligible. Une totalité — mais le monde 3 ne cesse d’accueillir de nouveaux éléments de son mobilier : ce serait donc un monde ou une totalité ouverte. Une autonomie (sinon on ne pourrait pas distinguer trois mondes) — mais cette autonomie est-elle constituée par une loi de compossibilité interne (autonomie forte) ou est-elle une autonomie relative (p. 125) ? Mais Popper semble indiquer que le mot « monde » ne doit pas être surdéterminé. Il confie ainsi : « En vue d’expliciter cette expression [« le troisième monde »], j’insisterai sur ceci que, sans prendre trop au sérieux les mots « monde » ou « univers », nous pouvons distinguer les trois mondes ou les trois univers suivants » (K. Popper, La connaissance objective, p. 119). Par mondes, il faut donc entendre des plans de réalité, autonomes pour une large part, mais aussi en interaction. Autrement dit, quand on dit « il y a le monde », il faut en fait concevoir trois (et trois seulement) univers ontologiquement distincts plutôt que la totalité de toutes les choses.
Le monde existe-t-il enfin comme ce qui est commun à tous les étants ? On est tenté de réduire le monde à une conception ou une représentation de la réalité, précisément comme ordre total et commun. Mais il se trouve que la représentation d’un ordre-total-commun peut recevoir des formes culturelles multiples et qu’à la limite, chaque conscience et même chaque vivant ayant sa manière de se rapporter au monde constitue autant de mondes privés — où rien ne dit que les mondes culturels (les représentations culturelles du monde) soient constitués des trois entités de base choses-événements-personnes, mais plutôt de la dualité physicalité/intériorité ou que l’Umwelt des animaux ressemblent en rien à la configuration (Umbilden) humaine. Enfin sur le plan géopolitique, en dépit de la mondialisation, il s’en faut que le monde soit commun. L’univers existe, mais pas encore le monde. Le cosmopolitisme n’est pas une donnée du monde (concept antique du cosmopolitisme) mais ce qui est à construire (concept juridicopolitique de monde).
Ainsi le monde renvoie donc au moins à trois ou quatre positions métaphysiques : (1) le réalisme : le monde existe en soi ou indépendamment du sujet ; (2) un nouveau réalisme : tout existe sauf le monde, (3) le réalisme des trois mondes (Popper) ; (4) l’idéalisme : le monde est une représentation — mais cette présentation est certainement schématique puisqu’on peut distinguer plusieurs formes de réalisme et/ou d’idéalisme et/ou de constructivisme.
Ce qui reste malgré tout certain est que pour nous, le monde, qu’il existe en soi ou seulement pour un certain sujet, se présente comme une énigme et un questionnement sur le sens même de l’être. La question de l’être ne se poserait pas si le monde n’existait pas. On ne saurait comprendre la question : pourquoi y a-t-il quelque chose et non pas rien ?, sans le fait de l’existence du monde. Que quelque chose existe semble se confondre avec le fait que le monde existe. En effet, s’il n’existait qu’une seule chose, puisqu’il y aurait au moins un fait (qu’il est vrai qu’il y a une chose), suffirait à parler minimalement de monde (à un objet et à un fait). C’est pourquoi la contingence de l’être ou la contingence du monde se confondent — qui enveloppent la contingence de notre présence au monde : de la contingence de l’être et/ou du monde à la contingence de notre existence (pourquoi j’existe et/ou pourquoi j’existe au monde ?).
C’est pourquoi, dans une analytique de l’existence, il faudrait compléter l’être au monde par l’être jeté (Die Geworfenheit) — à moins qu’il ne faille parler d’un être jeté dans « un » monde. L’ouverture au monde s’opère par une déréliction : le Dasein a à être son être ou est en souci (Sorge) de son être en propre en assumant le monde factuel où il est et ce qu’il a été sans l’avoir choisi, jusqu’à la mort. De là l’angoisse et/ou le sentiment de l’absurdité de l’existence. Et que le Dasein se réfugie dans un rapport inauthentique à son être (en se pensant sur le mode de l’étant subsistant), qu’il affronte la possibilité de la mort comme sa possibilité la plus propre ou en se fuyant dans le divertissement, qu’il se mesure à la « mienneté » ou l’insubstituabilité personnelle de l’existence ou qu’il se dérobe dans l’anonymat (le « on »), on peut dire que la question du sens (ou du non-sens) de l’existence est indissociable de l’être au monde. 
Ainsi, plus généralement encore, c’est toujours par rapport au monde que se dessine la possibilité d’un sens, par l’épreuve du monde, que l’homme cherche le sens ou bien au-delà de son être au monde (par la foi religieuse) — transcendance du sens par rapport au monde — ou au monde auquel il est voué (Merleau-Ponty). Ici l’accomplissement d’un sens se fait au monde, et non pas ailleurs. Pa exemple pour Arendt, les hommes donnent sens à leur existence en bâtissant le monde et/ou la culture (le monde de la culture) en produisant des œuvres qui sont précisément les choses les plus « intensément du monde », ou par l’action ou par la parole pour s’immortaliser autant que possible et surmonter à la fois le cycle évanouissant de la vie biologique et la fragilité de la vie biographique. Le monde n’est pas la vie. Il en est l’opposé. La vie passe, le monde demeure. La vie est reçue/donnée héréditairement, le monde est reçu/donné culturellement. Surtout le monde est ce qui accueille toutes les nouvelles vies, ce qui les précède et leur succède, ce qui fait l’objet d’une transmission (éducation) entre les générations. C’est pourquoi, le monde c’est le monde humain et le monde humain est nécessairement un « monde commun ». D’ailleurs, « monde commun » est une expression tautologique, ou « monde non commun » une contradiction. On devrait dire le monde est lui-même le commun.

« Ce qui nous accueille à notre naissance, ce que nous laissons derrière nous en mourant. Il transcende notre vie aussi bien dans le passé que dans l’avenir ; il était là avant nous, il survivra au bref séjour que nous y faisons. Il est ce que nous avons en commun non seulement avec nos contemporains, mais aussi avec ceux qui sont passés et avec ceux qui viendront après nous » (H. Arendt, Condition de l’homme moderne, p. 95). 

Le monde est toujours déjà là. Il est à la fois ce qui accueille la vie et ce qui l’excède. Cette transcendance du monde sur la vie a une double traduction. Phénoménologiquement, le monde (Welt)est l’horizon d’apparition ou l’ouverture où s’opère la manifestation de l’étant en tant qu’étant (Heidegger) en cela distinct du monde environnant ou du milieu de notre vie (Umwelt) de l’animal. Et en même temps, le monde n’est jamais donné, malgré les apparences. Aussi, politiquement (Fœssel), est-il ce qui est, encore et toujours, à construire comme monde commun précisément. Le monde ou la communauté du monde est à la fois à préserver et à réinventer. C’est pourquoi, finalement, le cosmopolitisme pourrait être la vérité (politique) du concept de monde. 
On aura donc vérifié au moins une chose dans ce cours : que le monde est une source inépuisable de questionnement philosophique, à l’origine même de l’étonnement qui est à l’origine de la philosophie. Le monde donne à penser. Pourtant aujourd’hui, la question, sauf pour la cosmologie ne porte pas sur l’origine du monde, qu’il vaudrait mieux nommer « univers », mais sur sa perpétuité. Pour ainsi dire, l’inquiétude métaphysique de l’être au monde se reporte sur la possibilité angoissée de la fin du monde — qui ne sera pas, rappelons-le, la fin de l’univers dont l’énigme métaphysique demeurera alors intacte par cette disparition même. « Il y a le monde » n’est plus une évidence, mais l’objet d’une responsabilité commune et de justice internationale et intergénérationnelle. Le monde est devenu une question éthique et politique (https://nxu-thinktank.com/biens-communs-et-innovation/). Il ne s’agit pas seulement de conserver, de réparer, de soigner le monde (Pelluchon) mais aussi d’œuvrer, de faire, de construire le monde comme ce qu’il devrait être : la communauté vivante des humains et des non humains. Le monde n’est pas fini. C’est un projet et une espérance. Puisse l’humanité continuer longtemps à être au monde dans l’émerveillement du monde.

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