Laurent Cournarie (2019)
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Trouble dans le genre métaphysique
Sommes-nous encore capables de penser métaphysiquement ? Ce n’est pas un problème de compétence personnelle, mais d’époque. Ne vivons-nous pas un âge qu’on peut nommer “postmétaphysique“ ?
La pensée postmétaphysique peut désigner en philosophie un programme de refondation de la raison (Habermas) — refondation sans fondement métaphysique. Etre postmétaphysique serait la seule possibilité historique de la philosophie moderne (paradigme critique). La philosophie est encore mais seulement possible dans l’impossibilité de la métaphysique : elle l’est précisément comme pensée postmétaphysique qui désigne alors à la fois ce que la philosophie est devenue historiquement et un autre rationalisme qu’elle doit construire, si elle veut, pour rester fidèle à sa vocation, ne s’annuler ni dans les sciences (positivisme) ni dans la « possibilité-refuge » de l’irrationalisme (« comme éclaircissement de l’existence et foi philosophique (Jaspers), mythe venant compléter les sciences (Kolakowski), pensée mystique de l’Etre (Heidegger), traitement thérapeutique du langage (Wittgenstein), activité déconstructrice (Derrida) ou dialectique négative (Adorno) », (Habermas, « Thèmes de la pensée métaphysique» (1988), Parcours I, Gallimard 2018, p. 257).
La métaphysique est certes une certaine histoire et peut-être l’histoire profonde de la philosophie. Cette histoire est évidemment complexe, de sorte qu’il est difficile de réunir sous un même terme (la métaphysique) une si grande variété doctrinale. Mais cette histoire peut, malgré tout, être ramenée à une unité, dès lors qu’on considère que la métaphysique, c’est avant tout une certaine manière de penser. La métaphysique est une forme de pensée[1]. Faire de la métaphysique c’est penser d’une certaine manière. Mais qu’est-ce qui spécifie cette manière en propre ? Habermas retient comme décisifs les « aspects » (p. 247) suivants :« La pensée de l’identité » : la métaphysique affirme le primat de l’Un, saisi, contrairement au mythe, de manière abstraite et conceptuelle, opposé comme principe à la fois logique et ontologique à la réalité empirique : la diversité des choses et des événements est mise à distance, surmontée pour être assimilés aux parties d’un tout : « appréhendée de manière abstraite comme relation entre identité et différence, la relation de l’Un et du Divers est cette relation fondamentale que la pensée métaphysique comprend à la fois comme une relation logique et comme une relation ontologique : l’Un est les deux à la fois, prémisse et fondement essentiel, principe et origine. Le Divers se déduit de ce Un, à la fois dans le sens d’une justification et dans le sens d’une genèse ; et en vertu de cette origine, le Divers se reproduit comme diversité ordonnée » (p. 248). Donc la métaphysique est cette pensée qui pose de l’Un et de l’identique en face du divers, qui fait dériver le divers de l’Un, dès lors produit par la pensée comme « diversité ordonnée » (p. 248) : le monde est un Tout.
« L’idéalisme » : la métaphysique culmine dans la question de l’être. La métaphysique est avant tout ontologique, en interrogeant l’être de l’étant. Mais l’être sous les apparences est lui-même de nature intelligible et conceptuelle. Depuis Parménide, la métaphysique vise ou postule l’identité de l’être et de la pensée. L’être est produit par la pensée (par un effort d’abstraction, d’arrachement au mythe), mais la pensée se retrouve dans son produit sous la forme de l’idée, de l’essence comme principe d’être et d’intelligibilité : l’Un et l’être se (ré)concilient dans l’Idée. Ainsi la métaphysique serait exclusivement idéaliste — ce qui implique par exemple que le matérialisme (antique) ne peut être métaphysique : « En dépit de toutes les oppositions existant entre Platon et Aristote, la pensée métaphysique dans son ensemble, après Parménide, part de la question de l’être de l’étant et, de ce point de vue, est ontologique. La connaissance vraie vise ce qui est absolument universel, immuable et nécessaire. Qu’on le conçoive sur le modèle des mathématiques — comme intuition et anamnèse —, ou sur le modèle de la logique — comme délibération et discours —, ce qui se figure dans la connaissance, ce sont les structures de l’étant lui-même » (Jürgen Habermas, « La métaphysique après Kant », Parcours I, Gallimard 2018, p. 225) ;
« Négligeant la tradition aristotélicienne, j’appelle — pour simplifier grossièrement — “métaphysique“ la pensée d’un idéalisme philosophique qui remonte à Platon et se prolonge jusqu’à Kant, Fichte, Schelling et Hegel, en passant par le néo-platonisme, saint Augustin, saint Thomas d’Aquin, Nicolas de Cues, Pic de la Mirandole, Descartes, Spinoza et Leibniz. Le matérialisme antique et le scepticisme, le nominalisme de la fin du Moyen Age et l’empirisme moderne furent des mouvements antimétaphysiques, mais qui restèrent confinés dans l’horizons des possibilités de pensée ouvertes par la métaphysique » (Jürgen Habermas, art. cit.,, p. 247)
« La philosophie première comme philosophie de la conscience ». L’idéalisme moderne renouvelle la thèse de l’identité et la doctrine des Idées sur la base de la subjectivité : les structures de l’être sont les déterminations catégoriales de l’esprit « de sorte que, par un tour réflexif très particulier, tout se voit désormais rapporté à l’Un de la subjectivité créatrice. Que la raison soit conçue sur le mode fondamentaliste comme subjectivité rendant possible le monde dans son ensemble, ou qu’elle soit comprise sur le mode dialectique comme un Esprit dont le processus passe par la nature et l’histoire et finit par se rejoindre lui-même, dans les deux cas la raison agit comme une réflexion à la fois totalisante et autoréférentielle » (p. 250. La métaphysique est ainsi maintenue dans la philosophie de la conscience parce que s’y trouve garantis d’une part « le primat de l’identité par rapport à la différence » et, d’autre part, « celui de l’Idée par rapport à la matière » (ibid.).
« Le concept fort de théorie ». La métaphysique propose une vie dédiée à la contemplation (bios theoritikos), au sommet de tous les genres de vie possible. « Au petit nombre, elle ouvre un accès privilégié à la vérité, tandis que la voie vers la connaissance reste fermée au grand nombre. La théorie exige que l’on se défasse de l’attitude naturellement adoptée à l’égard du monde, et promet le contact avec le non-quotidien » (p. 251). La métaphysique est donc une pensée élitiste qui suppose un autre rapport au monde, délaissé dans sa dimension ordinaire, promet un contact avec la vérité, une expérience d’un autre type loin de tout intérêt pragmatique[2].
Mais la modernité s’est inventée en remettant en cause cette manière métaphysique de penser. (a) L’exigence de fondation a cessé d’être rapportée à l’exigence d’un fondement. La rationalité moderne (XVIIIè) n’est pas “fondamentaliste” et métaphysique mais procédurale (et donc non métaphysique). La raison n’est pas dans les choses mais dans la validité des résultats de ses opérations : « Ce qui est dès lors considéré comme rationnel, ce n’est plus l’ordre des choses — qu’il se rencontre dans le monde lui-même, qu’il soit projeté par le sujet ou qu’il soit le fruit du processus de formation parcouru par l’esprit — mais la solution d’un problème à laquelle nous parvenons grâce à la procédure qui nous permet d’aborder adéquatement la réalité. La rationalité procédurale ne peut plus garantir d’unité préalable au sein de la diversité des phénomènes » (p. 254). Ainsi les structures sous-jacentes des phénomènes ne sont plus rapportées à des essences stables mais correspondent seulement aux cadres de nos théories. Les théories étant relatives et évolutives, aucun discours fermé, absolument justifié ou (auto-)fondé n’est concevable. Le faillibilisme des sciences modernes est incompatible avec l’idée d’un savoir philosophique surplombant ou en dernière instance (philosophie première ou métaphysique). (b) La conscience historique (XIXè) non seulement remet en cause les prémisses métaphysiques d’une raison objective, intemporelle, mais la reprise transcendantale de la métaphysique dans la philosophie moderne du sujet. Les sujets se trouvent toujours déjà dans un monde structuré, le langage s’impose à eux comme réalité préalable (p. 264). Ainsi on est passé d’une philosophie (idéaliste) de la conscience ou du sujet transcendantal à une philosophie du langage (linguistic turn). (c) Le primat et l’indépendance de la théorie par rapport à la pratique sont désormais inactuels. C’est le contextualisme qui règne et « qui limite la portée de toutes les prétentions à la vérité à celle des jeux de langage pratiqués à un niveau local et de règles de discussion effectivement établies » (p. 271).
Toutefois, par “postmétaphysique“ on peut encore entendre autre chose, non pas une exigence à relever — dépasser la métaphysique et refonder la raison sur un autre (communicationnel) paradigme — mais une situation. Nous sommes postmétaphysiciens de fait, sans le savoir ou sans le vouloir, sans avoir conscience de ce que peut signifier une pensée métaphysique, et pour cause. Nous pensons désormais en dehors des catégories métaphysiques, ce qui fait de nous des extra-métaphysiciens. La métaphysique est ce qui ne peut faire sens pour nous. Elle est définitivement sinnlos[3]. La métaphysique est volontiers dualiste (être/apparence, substance/accidents…), nous sommes pluralistes et relativistes ;
Là où la métaphysique est portée par la quête de principe, principe qui a plutôt ses racines dans le ciel, rapporte la question de l’être à la substance, postule des essences, nous privilégions le fonctionnalisme au fondamentalisme (le vrai est une fonction de vérité et non une substance), nous discréditons tout discours essentialiste comme une illusion ou l’indice d’une domination, ne voulons voir que des relations au gré desquelles se font et se défont les identités des êtres, désirons la différence contre l’identité par-dessus tout — comme si la différence n’était pas l’écart d’une identité ;
Dieu est ou bien mort ou bien approprié par le fidéisme religieux — l’espace pour un rationalisme théologique semble avoir disparu.
Paradoxalement il s’agit moins de déconstruire la métaphysique que de déconstruire nos habitudes de pensée qui nous empêchent d’avoir accès à une pensée métaphysique ou seulement de lui reconnaître un sens. Avant de s’assumer dans l’après coup (post-), il faudrait oser le saut (méta-) de la métaphysique. Dépaysement mental assuré.