Laurent Cournarie (2018)

Il y a bien de la différence entre éduquer (educare : élever, nourrir ou educere : conduire hors de, produire, guider) qui est une tâche qui s’adresse à la personne entière ou à toutes ses aptitudes, et instruire (construire, bâtir, équiper…) qui concerne restrictivement l’acquisition de savoirs. Tout le problème est de savoir, dès lors que l’éducation est une fonction publique, si l’Etat qui en a la responsabilité doit se contenter d’instruire les enfants et les adolescents ou s’il doit se charger intégralement de leur éducation — ce qui enveloppe le domaine de la morale et des valeurs. Or depuis la Révolution française (Condorcet contre Le Peletier de Saint Fargeau) les deux conceptions s’affrontent régulièrement. L’éducation est une affaire politique. Le débat revient toujours à cette question : l’école doit-elle éduquer ou instruire ? La crise de l’école ne tient-elle pas à l’abandon de l’idéal républicain, lui-même assimilé à la mission de l’instruction publique ? Les termes du débat sont souvent piégés : on confond instruction et inculcation autoritaire d’un savoir, pour valoriser le caractère ouvert et libéral de l’éducation ou, à l’inverse, on identifie éducation et inculcation forcée de comportements pour plébisciter la neutralité de l’instruction. Certains peuvent certes considérer ce débat inactuel et dépassé, car l’école d’aujourd’hui a d’autres défis à relever. Pourtant la distinction porte en elle des projets politiques différents, des manières distinctes d’envisager le rapport entre l’enseignement et la nation.
D’abord il faut dissiper un malentendu sur le XIXè s. qui aura été le siècle de la politique éducative, notamment en France. L’éducation a cessé alors d’être une affaire privée, réservée à l’élite et confiée à l’église. C’est ce triple défi d’une éducation publique, populaire et laïque que la République a dû relever. Ou plutôt elle s’est édifiée en s’attelant à cette tâche, de sorte que l’histoire de la république française est indissociable et incompréhensible sans l’histoire de l’école. Dans cette histoire Jules Ferry est une référence majeure. Les lois de Jules Ferry rendent l’école primaire gratuite (1881), l’instruction obligatoire et l’enseignement public (1882). La France républicaine s’est forgée par l’école : certains historiens parlent de la « République des instituteurs » (Mona Ozouf) : l’école républicaine s’inscrit dans le projet des Lumières en émancipant le peuple français, en achevant l’égalité des droits par l’égalité d’éducation. Et d’un même mouvement, l’école aura permis la nationalisation de la société française : le français comme ciment de l’unité nationale, la transmission des idées républicaines dans toutes les régions, l’enseignement comme principal vecteur du patriotisme.
C’est au cours du XIXè siècle qu’un ministère est créé pour l’école, dit de l’Instruction public. Et Jules Ferry en aura été le ministre en 1879-1880. L’école ferryiste passe pour une école d’instituteurs (les « hussards noirs » de la République selon la formule de Péguy), recentrant l’éducation sur l’instruction et l’instruction sur les savoirs fondamentaux lire-écrire-compter — donnant lieu à un certain mythe Jules Ferry encore vivace aujourd’hui. Or l’étude historique[2] révèle une réalité assez différente. Au plan le plus général, on peut dire d’abord que le débat instruction/éducation est originaire dans la Révolution française et parcourt tout le XIXè s. C’est une opposition politique ou idéologique qui concerne la signification historique de la Révolution, la place de la Révolution dans les Lumières. Ensuite que le XIXè s. est aussi le siècle de la confusion entre instruction et éducation. Ainsi l’école selon Jules Ferry s’inscrit plutôt dans la ligne de Rabaut Saint-Etienne, girondin contre la ligne de Condorcet (partisan de l’instruction), alors même qu’elle se place sous l’égide de l’instruction publique.
Deux modèles de la Révolution
Il faut donc revenir sur cette opposition entre instruction et éducation. Le dossier est bien connu, du côté des historiens et du côté des philosophes[3]. Les deux conceptions de l’école : instruction publique ou éducation nationale, recouvrent deux conceptions de la révolution elle-même[4]. Pour les Jacobins, pour Robespierre et Saint-Just, la révolution est essentiellement faire de « vertu, de conversion du cœur. Elle suppose une rupture absolue avec le passé, elle est “religieuse“ »[5]. La Révolution marque un nouveau commencement de l’histoire : il y a avant et après. La révolution établit l’égalité « radicale et abstraite » entre tous les hommes, et par là rompt avec toute la suite des siècles passés. Au contraire pour Condorcet, la Révolution aussi glorieuse soit elle, reste un événement qui s’inscrit dans les progrès de l’esprit humain au cours des siècles. Elle prouve le progrès, mais elle a été préparée par le perfectionnement antérieur de la raison. Il n’y a pas chez Condorcet un « pathos de la nouveauté »[6]. Il ne parle pas de la révolution en termes de rupture mais en termes d’accélération (ibid.). Il n’hypostasie pas la révolution, ne voit pas en elle l’équivalent d’une force naturelle, d’une puissance ayant sa logique propre, ses raisons immanentes, il ne la divinise pas[7].
Cette opposition “idéologique“ sur la lecture discontinue ou continue de la Révolution éclate au tour des projets sur l’enseignement. La comparaison de ces projets est éloquente[8] : notamment celui de Condorcet : Rapport et projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique, et celui de Rabaut Saint-Etienne donc : Projet d’éducation nationale, en 1792. Mais au-delà de cette opposition, il faut noter que ce sont tous projets concrets de politique de l’éducation qui tranchent avec l’utopie narrative de Rousseau (éducation de l’individu) ou historique de Kant (éducation de l’humanité). L’un et l’autre se confrontent au problème de l’éducation collective.
Le projet de Condorcet s’appuie sur sa philosophie du progrès. On peut schématiquement la résumer en la situant par rapport à Rousseau et à Kant. Il ne partage pas la thèse de Rousseau selon laquelle le progrès des lumières va de pair avec le progrès des inégalités. Condorcet représente la version optimiste de la philosophie du progrès des lumières. Il rejoint Kant sur ce point. Mais il s’en distingue parce que, contrairement au philosophe allemand, il ne se contente pas d’un point de vue réfléchissant sur l’histoire, faisant du dessein de la nature, une Idée régulatrice pour concevoir la possibilité d’un progrès de l’histoire au plan de l’espèce. Pour Condorcet la traduction historique de la perfectibilité n’est pas incertaine, mais manifeste. Sa théorie de la perfectibilité est un “progressisme“ : il y a un rapport causal entre progrès des lumières et progrès de la liberté. Dès lors le progrès peut être plus ou moins rapide, mais il ne rétrograde jamais[9]. Le bien provient toujours du progrès du savoir et le mal naît toujours de l’ignorance. Par conséquent, « si la marche de l’humanité vers le progrès est l’effet direct du développement des connaissances, le savoir devient le levier à l’aide duquel l’humanité pourra réaliser tout son potentiel »[10]. Condorcet partage le même idéal éducatif de Rousseau et de Kant : (1) prémisse 1 : l’homme n’est pas tout ce qu’il peut être, et (2) prémisse 2 : ne peut réaliser son essence que par l’éducation. Et la conclusion qu’il en tire c’est que le progrès de l’humanité par l’éducation ne peut s’opérer que si l’on réduit l’éducation à l’instruction, comme on le lit dans le début de son Projet à l’Assemblée de 1792 — qui est l’application institutionnelle des Cinq mémoires sur l’instruction publique écrits en 1791 :
« Offrir à tous les individus de l’espèce humaine les moyens de pourvoir à leurs besoins, d’assurer leur bien-être, de connaître et d’exercer leurs droits, d’entendre et de remplir leurs devoirs ;
Assurer à chacun d’eux la facilité de perfectionner son industrie, de se rendre capable des fonctions sociales auxquelles il a droit d’être appelé, de développer toute l’étendue des talents qu’il a reçus de la nature, et par là, établir entre les citoyens une égalité de fait, et rendre réelle l’égalité politique reconnue par la loi.
Tel doit être le premier but d’une instruction nationale ; et, sous ce point de vue, elle est pour la puissance publique un devoir de justice.
Diriger l’enseignement de manière que la perfection des arts augmente les jouissances de la généralité des citoyens et l’aisance de ceux qui les cultivent ; qu’un plus grand nombre d’hommes deviennent capables de bien remplir les fonctions nécessaires à la société, et que les progrès toujours croissants des lumières ouvrent une source inépuisable de secours dans nos besoins, de remèdes dans nos maux, de moyens de bonheur individuel et de prospérité commune ;
Cultiver enfin, dans chaque génération, les facultés physiques, intellectuelles et morales, et, par là, contribuer à ce perfectionnement général et graduel de l’espèce humaine, dernier but vers lequel toute institution sociale doit être dirigée : tel doit être l’objet de l’instruction ; et c’est pour la puissance publique un devoir imposé par l’intérêt commun de la société, par celui de l’humanité entière. » (Rapport et projet de décret relatifs à l’organisation générale de l’instruction publique, présentés à l’Assemblée nationale, a nom du Comité d’instruction publique, 20 et 21 avril 1792).
Cette conception de l’enseignement est libérale : l’éducation sera une instruction, s’adressera en l’homme à la raison ; elle sera publique parce qu’elle est pour l’Etat commandée par l’intérêt commun ; elle sera laïque, parce que l’enseignement de la morale sera séparée de toute religion, et fondée également sur la raison. Ce que cette conception refuse, c’est précisément ce que le projet des partisans de l’éducation nationale approuve : le recours à l’imagination, à l’enthousiasme. Voici deux extraits supplémentaires du Projet qui le confirment :
« Ainsi, dans ces écoles les vérités premières de la science sociale précèderont leurs applications. Ni la Constitution française ni même la Déclaration des droits ne seront présentées à aucune classe de citoyens, comme des tables descendues du ciel, qu’il faut adorer et croire. Leur enthousiasme ne sera point fondé sur les préjugés, sur les habitudes de l’enfance ; et on pourra leur dire : « Cette Déclaration des droits qui vous apprend à la fois ce que vous devez à la société et ce que vous êtes en droit d’exiger d’elle, cette Constitution que vous devez maintenir aux dépens de votre vie ne sont que le développement de ces principes simples, dictés par la nature et par la raison dont vous avez appris, dans vos premières années, à reconnaître l’éternelle vérité. Tant qu’il y aura des hommes qui n’obéiront pas à leur raison seule, qui recevront leurs opinions d’une opinion étrangère, en vain toutes les chaînes auront été brisées, en vain ces opinions de commande seraient d’utiles vérités ; le genre humain n’en resterait pas moins partagé en deux classes, celle des hommes qui raisonnent et celle des hommes qui croient, celle des maîtres et celle des esclaves.»
« Il faut qu’en aimant les lois, on sache les juger. Jamais un peuple ne jouira d’une liberté constante, assurée, si l’instruction dans les sciences politiques n’est pas générale, si elle n’y est pas indépendante de toutes les institutions sociales, si l’enthousiasme que vous excitez dans l’âme des citoyens n’est pas dirigé par la raison, s’il peut s’allumer pour ce qui ne serait pas la vérité, si en attachant l’homme par l’habitude, par l’imagination, par le sentiment à sa constitution, à ses lois, à sa liberté, vous ne lui préparez, par une instruction générale, les moyens de parvenir à une constitution plus parfaite, de se donner de meilleures lois, et d’atteindre à une liberté plus entière. Car il en est de la liberté, de l’égalité, de ces grands objets des méditations politiques, comme de ceux des autres sciences, il existe dans l’ordre des choses possibles un dernier terme dont la nature a voulu que nous puissions approcher sans cesse, mais auquel il nous est refusé de pouvoir atteindre jamais. »
Le parti de Condorcet est bien celui philosophique des Lumières. Il y a une priorité de la dimension épistémologique sur la dimension politique et sociale. On ne peut bâtir et perpétuer la république sur l’ignorance. Elle suppose des citoyens éclairés et non une simple adhésion des volontés. La nation n’est pas un donné qu’il faut rallier comme un destin. Aucun rassemblement n’est a priorilégitime. La nation ne peut et ne doit être que le corps politique composé de citoyens exerçant individuellement la raison. L’école ne doit pas insérer le citoyen dans la nation, mais la nation doit être constituée de citoyens éclairés. Et c’est pourquoi, il ne faut pas céder à l’urgence politique : la république doit penser l’école par rapport à son avenir et à l’avenir de l’humanité. L’instruction enfin ne privilégie pas n’importe quel savoir ni n’importe quel manière de le transmettre : il y a des savoirs qui enferment l’individu dans le cercle de l’utilité immédiate, qui renforcent l’hétéronomie (le modèle clérical), ou qui manipulent les esprits (la technique rhétorique). Il faut au contraire un modèle ouvert et raisonné qui privilégie un enseignement qui remonte aux principes. Le savoir élémentaire doit être conçu comme le moyen de l’autonomie et suffit à préserver l’égalité des droits : « Il est impossible qu’une instruction même égale n’augmente la supériorité de ceux que la nature a favorisés d’une organisation plus heureuse. Mais ils suffit au maintien de l’égalité des droits que cette supériorité n’entraîne pas de dépendance et que chacun soit assez instruit pour exercer par lui-même, et sans se soumettre aveuglément à la raison d’autrui »[11]. Il ne s’agit pas que tous les citoyens soient également savants, qu’ils soient également instruits pour que les moins savants ne dépendent pas des plus savants[12].
Autrement dit, la république selon l’instruction publique reste chez Condorcet un projet philosophique (plutôt que politique), libéral (le primat de la liberté sur l’égalité, la citoyenneté par la raison), humaniste (l’ouverture par la raison à l’universel, la visée du perfectionnement humain) et élitiste (le savoir ne doit pas être soumis au pouvoir et doit organiser l’instruction).
Or le projet de Rabaut proposé à l’Assemblée, quelques jours après l’arrestation de Condorcet, se situe à l’opposé du modèle de Condorcet. D’emblée il commence par distinguer instruction publique et éducation nationale. « Existe-t-il un moyen infaillible de communiquer incessamment, à tous les Français à la fois, des impressions uniformes et communes dont l’effet soit de les rendre tous ensembles dignes de la Révolution ? (…) Ce secret a bien été connu des prêtres qui, par leurs catéchismes, par leurs cérémonies, leurs sermons, leurs hymnes, leurs tableaux, et par tout ce que la nature et l’art mettaient à leur disposition, conduisaient infailliblement les hommes vers le but que les prêtres se proposaient. (…) Il suit de cette observation qu’il faut distinguer l’instruction publique de l’éducation nationale. La première doit donner des lumières et la seconde des vertus ; la première fera le lustre de la société, la seconde en sera la consistance et la force. L’instruction publique demande des lycées, des collèges, des académies, des livres, des instruments des calculs, des méthodes, elle s’enferme dans des murs ; l’éducation nationale demande des cirques, des gymnases, des armes, des jeux publics, des fêtes nationales, le concours fraternel de tous les âges et de tous les sexes, et le spectacle imposant et doux de la société humaine assemblée. Elle veut un grand espace, le spectacle des champs et de la nature ; l’éducation nationale est l’aliment nécessaire à tous, l’instruction, le partage de quelques-uns. Elles sont sœurs mais l’éducation nationale est l’aînée. Que dis-je ! c’est la mère commune de tous les citoyens, qui leur donne à tous le même lait, qui les élèves et les traite en frères, et qui, par la communauté de ses soins leur donne un air de ressemblance et de famille qui distingue un peuple ainsi élevé de tous les autres. Toute sa doctrine consiste donc à s’emparer de l’homme dès le berceau, et même avant sa naissance ; car l’enfant qui n’est pas né appartient déjà à la patrie. Elle s’empare de tout homme sans le quitter jamais, en sorte que l’éducation nationale n’est pas une institution pour l’enfant, mais pour la vie tout entière. »
L’instruction s’adresse à la culture de l’esprit. Elle ne développe les lumières que pour une élite. Mais puisque le développement des lumières doit profiter à tous, il faut donc une éducation nationale. Et puisque le but est social et politique, il faut s’adresser au cœur, donner des vertus plutôt que d’éclairer l’esprit par la raison. Eduquer le peuple c’est en réalité rallier le peuple à la nation, faire des citoyens des patriotes : l’éducation doit être nationale parce que la nation est la patrie que tous ses fils doivent aimer et défendre. La fraternité est la valeur première. Et pour la rendre effective, il faut agir sur les ressorts passionnels — à l’opposé de la trop intellectuelle instruction : « L’homme obéit plutôt à ses impressions qu’au raisonnement ; ce n’est pas assez de lui montrer la vérité ; le point capital est de le passionner pour elle, de s’emparer de son imagination ; il s’agit donc moins de le convaincre que de l’émouvoir » Il y a donc, paradoxalement, un esprit “clérical“ dans le projet de l’éducation nationale qui a pour modèle le pouvoir des prêtres, qu’il fait appliquer à la révolution.
« [Le prêtres] s’emparaient de l’homme dès sa naissance ; il s’en saisissaient dans le bas âge, dans l’âge mûr, à l’époque de son mariage, à la naissance des enfants, dans ses chagrins, dans ses fautes, dans sa fortune, dans sa misère, à l’intérieur de sa conscience, dans tous ses actes civiles, dans ses maladies et à sa mort. C’est ainsi qu’ils étaient parvenus à jeter dans un même moule, à donner une même opinion, à former aux mêmes usages tant de nations différentes de mœurs, de langages, de lois, de couleur et de structure, malgré l’intervalle des monts et des mers. Législateurs habiles, qui nous parlez au nom du ciel, ne saurions-nous pas faire pour la liberté et la vérité, ce que vous avez fait si souvent pour l’erreur et l’esclavage ».
Former l’individu dans ce projet, ce n’est pas le rendre autonome mais s’en emparer dès le berceau — mais il appartient déjà à la nation avant sa naissance — et exercer sur toute sa vie la même empreinte que l’église sur le peuple catholique. L’individu ne s’appartient pas il appartient à la nation. L’école n’a qu’une mission : soumettre dans le « même moule » tous les enfants du peuple.
Or l’école républicaine du XIXème aura-t-elle suivi le modèle de l’instruction publique défendue par le libéral Condorcet ou le modèle patriotique de la l’éducation nationale proposée par Rabaut et soutenue par les Jacobins ?
L’école républicaine de Ferry : entre instruction et éducation
E. Badinter dans la préface de son anthologie sur La Réplique et l’Ecole (Pocket, 1991) voit une filiation à un siècle de de distance entre Condorcet et Jules Ferry : l’école laïque est le fondement de la république. De fait Jules Ferry dans son célèbre discours de la salle Molière de Paris sur l’ « égalité d’éducation », en 1870, présente Condorcet comme le prophète, l’apôtre qui a fixé en théorie et dans le détail « le système d’éducation qui convient à la société moderne. J’avoue que je suis resté confondu quand, cherchant à vous apporter ici autre chose que mes propres pensées, j’ai rencontré dans Condorcet ce plan magnifique et trop peu connu d’éducation républicaine ». J. Ferry présente Condorcet comme le maître de l’éducation républicaine adaptée à la société démocratique moderne, alors que le philosophe a théorisé le projet pédagogique autour du concept d’instruction publique. Au contraire Régis Debray (L’Etat séducteur, 1993), note plutôt un écart entre le concept de République et la tradition républicaine : le concept de République soutient l’instruction publique, mais la tradition républicaine lui a préféré l’éducation. Du moins est-ce assez manifeste chez J. Ferry, le ministre de l’instruction public qui « poursuit la tradition de l’Etat éducateur »[13].
Sans doute J. Ferry montre-t-il que l’égalité d’éducation n’est pas une utopie, qu’elle vient achever l’égalité des droits. « L’inégalité d’éducation est, en effet, un des résultats les plus criants et les plus fâcheux, au point de vue social, du hasard de la naissance. Avec l’inégalité d’éducation, je vous défie d’avoir jamais l’égalité des droits, non l’égalité théorique, mais l’égalité réelle, et l’égalité des droits est pourtant le fond même et l’essence de la démocratie. » Mais en fait d’égalité, il n’entend pas l’égalisation des conditions, mais l’égalité d’une « certaine éducation … donnée à ce qu’on appelait autrefois un inférieur »pour lui rendre le sentiment de sa dignité. Autrement dit la réforme est plus morale que sociale et économique. Et sa mise en place présente une école divisée où l’élève est élevé dans sa condition pour sa condition. L’enfant de milieu privilégié est dispensé de l’école communale (gratuite, par la loi du 16 juin 1881) : il fréquente une école élémentaire (payante) intégrée à l’enseignement secondaire (collège et lycée). L’enfant de classe inférieure peut poursuivre dans un primaire supérieur. Mais cet accès ne favorise pas la mobilité et l’ascension sociale. Il y a, à côté de cette « école du peuple », l’ordre du secondaire qui dispense la culture générale indispensable à l’exercice du pouvoir. Autrement dit, l’égalité des chances est très éloignée de l’école de Jules Ferry et même de l’école pendant toute la IIIè république. Jean Zay, ministre de l’Education nationale sous le Front populaire, explique à propos de la création de l’année de « fin d’études » (à la suite de la loi d’août 1936) qui étend à 14 ans révolus la fin de la scolarité obligatoire : « cette classe ne saurait à aucun degré être considérée comme un refuge pour les enfants incapables de faire autre chose ; elle recevra beaucoup d’excellents éléments qui, pour des raisons variées, ne chercheront pas leur place dans le second degré (…) ; la classe finale de la scolarité st faite pour le grand nombre, et dans ce grand nombre il se trouve une quantité de sujets d’une très bonne intellectuelle ». Beaucoup d’enfants du peuple seront d’excellents élèves, et pourtant ils finiront leur scolarité en fin d’étude !
J. Ferry est le ministre de l’Instruction publique. Mais c’est bien le projet d’une éducation nationale qu’il poursuit. « Quand nous parlons d’une action de l’Etat dans l’éducation (…), nous attribuons à l’Etat le seul rôle qu’il puisse avoir en matière d’enseignement et d’éducation. L’Etat n’est point docteur en mathématiques, docteur en physiologie, en chimie. S’il lui convient, dans un intérêt public, de rétribuer des chimistes, des physiologistes, s’il lui convient de rétribuer des professeurs, ce n’est pas pour créer des vérités scientifiques ; ce n’est pas pour cela qu’il s’occupe de l’éducation : il s’en occupe pour y maintenir une certaine morale d’Etat, certaines doctrines d’Etat qui importent a sa conservation » (Discours à la Chambre le 26 juin 1879)[14]. En fait d’instruction public (dirigé vers l’individu), l’Etat éducateur entend instituer « la religion de la patrie, une religion qui n’a pas de dissidents » (Discours de Jules Ferry à Nancy le 10 août 1881).Rabaut n’en demandait peut-être pas tant : il voulait une éducation nationale à l’imitation de l’emprise du clergé sur la population, mais ne parlait pas de religion de la patrie. Mais on voit que le projet, et la méthode, sont similaires : éduquer des patriotes. Et plus tard — mais peut-être de manière moins évidente qu’on l’a longtemps supposé depuis les travaux de P. Nora sur Lavisse, — l’enseignement de l’histoire de France sera chargée de donner souffle et force à la foi patriotique. Lavisse écrit : « Faisons-leur aimer nos ancêtres les Gaulois et les forêts des druides, Charles Martel à Poitiers, Roland à Roncevaux, Jeanne d’Arc, Bayard, tous nos héros du passé, même enveloppés de légendes […]. Puisque la religion ne sait plus avoir prise sur les âmes, puisque le paysan n’est plus guère occupé que de la matière et passionné que par des intérêts, cherchons dans l’âme des enfants l’étincelle divine ; animons-la de notre souffle. Les devoirs, il sera d’autant plus aisé de les faire comprendre que l’imagination des élèves, charmée par des peintures et des récits, rendra leur raison enfantine plus attentive et plus docile » (« Histoire », cité par Claude Lelièvre, p. 148).
Contrairement à Condorcet[15], J. Ferry refuse la mixité scolaire parce que l’éducation doit l’emporter sur l’instruction et que l’instruction des femmes doit être spécifique, accordée à leur rôle social : « Modérer l’énergie, tempérer l’égoïsme, voilà la fonction de la femme, au point de vue social le plus élevé. Mais […] pour l’exercer il faut qu’elle reste elle-même, c’est-à-dire qu’elle se tienne à l’écart de la vie active qui gâte le cœur, qui exalte la personnalité […]. Il faut qu’elle n’ait part ni aux fonctions de production, ni aux fonctions de direction, pour rester en quelque sorte le pouvoir éducateur et modérateur de la société. L’éducation des sentiments, celle qui, au fond, affecte le plus l’ensemble de la vie, doit dépendre essentiellement des mères […]. Qui peut mieux y initier l’enfance dès les premiers pas et dans les plus petites choses que la mère qui possède à un degré naturellement supérieur la faculté de subordonner l’égoïsme au sentiment ? » (Fonds Ferry de Saint-Dié, ibid., p. 149). Ainsi les programmes pour l’enseignement primaire sont différents pour les écoles de garçons et de filles. Les écoles normales (d’instituteurs et d’institutrices) diffusent cette idée d’une pédagogie différenciée et orientée vers la préparation des garçons et des filles à leur rôle social. Une directrice d’école témoigne : « Chez les jeunes filles on cherchera surtout à faire des femmes complètes, c’est-à-dire des femmes au foyer. L’idée générale est que l’institutrice doit préparer toutes ses élèves à leur futur rôle de ménagère et de mère de famille ; ensuite elle essaiera de diriger les élèves qui auront besoin de gagner leur vie vers la profession qui répond le mieux à leurs goûts et à leurs aptitudes. Apprenons à nos fillettes à estimer et à aimer les travaux ménagers. Répétons-le, le rôle de la femme est surtout dans la maison » (ibid., p. 151). Et quand Camille Sée crée, dès 1880, avec l’appui de Jules Ferry, l’enseignement secondaire féminin — ce qui est sans précédent —, le cursus est plus court que le secondaire masculin et sanctionné par un examen spécifique (diplôme de fin d’études secondaires), sans qu’y soient enseignées la philosophie et les lettres classiques : le programme des mathématiques est différents parce qu’elles ne deviendront pas ingénieurs, et celui des sciences physiques restreint. « Ce n’est pas un préjugé, c’est la nature elle-même qui renferme les femmes dans le cercle de la famille. Il est de leur intérêt, du nôtre, de l’intérêt de la société tout entière, qu’elles demeurent au foyer domestique ; les écoles qu’il s’agit de fonder ont pour but, non de les arracher à leur vocation naturelle, mais de les rendre plus capables de remplir les devoirs d’épouse, de mère et de maîtresse de maison » (Discours à la Chambre des députés le 27 mai 1879).
Enfin, contrairement à ceux qui voient dans l’abandon du beau nom d’instituteur (celui qui institue la République) le signe de la crise de l’école républicaine, J. Ferry place plus haut le titre d’éducateur, et plus haut encore celui de professeur. « Nous voulons que vous nous fassiez, non seulement des instituteurs, mais des éducateurs. (…) Nous voulons que le type d’instituteur (…) qui ressemble à un sous-officier instructeur disparaisse complètement (…). Vous formez des éducateurs ; c’est plus beau encore que de former des médecins ou des officiers. Il n’y a pas, on ne peut concevoir, un moyen plus noble et plus sûr de contribuer au relèvement et à la grandeur de la patrie » (Discours de Ferry au Congrès pédagogique du 2 avril 1880, ibid., p. 153). Et Ferry retrouve sur cette ligne Rabaut de Saint-Etienne, prenant modèle sur les congréganistes. Ferry fait plusieurs fois allusion à l’idée que l’éducation n’est le privilège d’aucune robe, que la république invente l’éducation laïque, l’enseignement national : « Est-ce que l’on pourra dire éternellement que, pour être éducateur, il faut porter une certaine robe, et qu’il n’existe pas d’éducateurs laïques ? » (Discours au Congrès pédagogique du 2 avril 1880) ; « Vous allez devenir des éducateurs ; vous prouverez que ce rôle touchant n’est le privilège d’aucune robe, ni d’aucune règle, et que si la société moderne a sécularisé l’éducation, si elle entend maintenir dans une Université d’Etat, formée à sa propre image, le dépôt sacré d’un enseignement national, c’est qu’elle est assurée de trouver en elle-même toutes les puissances morales qui soutiennent, toutes les vertus qui font vivre » (ibid.).
Or cette éducation laïque et cet enseignement national (ou inversement, éducation nationale et enseignement laïc — Ferry parle encore d’ « enseignement éducateur ») passe par des méthodes nouvelles, par une nouvelle relation pédagogique entre l’éducateur et l’élève : « Nous voulons des éducateurs ! Est-ce un rêve que nous faisons là ? (…) Vous allez voir que ce n’est pas vrai. Je n’en veux pour preuve que la direction actuelle de la pédagogie, que les méthodes nouvelles (…). Ces méthodes, qui sont celles de Froebel et de Pestalozzi, ne sont praticables qu’à une condition : à savoir que, le maître, le professeur, entrera en communication constante et intime avec l’élève (…). Mais pour appliquer ces méthodes nouvelles, ces méthodes excitatrices de la pensée, pour donner de vraies leçons de choses, intelligentes et fructueuses, il faut y dépenser son intelligence, y mettre tout son cœur, montrer l’homme enfin ; et quand l’homme apparaît, voilàl’éducateur. La classe vous demandera de donner une plus grande part de vous- même, mais elle mettra l’âme de l’enfance plus près de la vôtre. C’est le propre des méthodes nouvelles que nous inaugurons d’associer, d’une manière plus étroite et touchante, l’élève et le maître dans un labeur commun (…). Dans cet effort, plus spontané, plus personnel, l’homme tout entier se dépense, et, quand le maître fait apparaître l’homme […] c’est l’éducation qui commence. Le professeur s’élève au rang d’éducateur ». (Discours au Congrès pédagogique du 2 avril 1881). La traduction pédagogique du projet ferryiste pour l’école est donc très éloignée du modèle “condorcetien“ de l’instruction publique (organisation raisonné du savoir, enseigné par un maître savant). Et ce rôle éducatif qui passe par des relations personnelles achève sa mission dans l’abolition des classes sociales : « Vous n’êtes pas seulement, messieurs les professeurs, des maîtres de langues, d’arithmétique ou de technologie : vous devez devenir des éducateurs. Vous devez, tout en communiquant les notions positives dont vous êtes chargés, n’oublier jamais que, sous les connaissances spéciales et à propos de chacune d’elles, il y a une éducation générale des esprits à poursuivre ; que vous devez (…) leur inculquer, en un temps où tant de passions et d’utopies font appel aux vains rêves, aux folles convoitises, cette idée qu’il y a (…) des nécessités qui tiennent à la nature des choses (…). Si vous parvenez à établir, entre vos élèves et vous, des relations personnelles (…), alors ne craignez pas d’exercer cet apostolat dé la science qu’il faut opposer résolument, de toutes parts, à cet autre apostolat, à cette rhétorique violente et mensongère, qui voudrait donner pour couronnement à un siècle inauguré par la Révolution française, par la plus juste, la plus égalitaire des révolutions, cette utopie criminelle et rétrograde qu’ils appellent la guerre des classes » (Discours du 20 novembre 1892). Un éducateur n’est pas d’abord l’enseignant d’un savoir : c’est plutôt le contraire, un professeur est d’abord un éducateur. La science ne doit pas servir à l’autonomie de l’individu (la citoyenneté) mais à lutter contre la lutte des classes.
Autrement dit, c’est bien l’unité de la nation et de la société qui est l’objet de l’éducation. Le projet mené sous le titre de l’instruction publique est celui de l’éducation nationale. Toute l’œuvre de J. Ferry sur l’enseignement primaire ne se comprend que par là. Et c’est ce que prouve pour finir la hiérarchie, exactement inversée par rapport à la focalisation sur le « primaire rudimentaire » (lire-écrire-compter) auquel on réduit souvent sa vision, de J. Ferry entre enseignements fondamentaux et enseignements supposés accessoires. Ce renversement ne contient rien moins que le passage de l’ancien au nouveau régime. Autrement dit, le modèle de l’instruction publique qui privilégie l’enseignement des savoirs fondamentaux est une éducation d’ancien régime, indigne de la république. La révolution pédagogique de l’éducation nationale achève vraiment la révolution politique : « C’est autour du problème de la constitution d’un enseignement éducateur, d’une école qui ne soit plus seulement un instrument de discipline en quelque sorte mécanique, mais une véritable maison d’éducation, que tous les efforts de l’Instruction publique se sont portés […]. C’est cette préoccupation dominante qui explique, rallie, harmonise un très grand nombre de mesures qui, considérées du dehors et un peu légèrement quand on n’en a pas la clef, pourraient donner prétexte à des reproches d’excès dans les nouveaux programmes, d’accessoires exagérés, d’études trop variées. Pourquoi tous ces accessoires auxquels nous attachons tant de prix, que nous groupons autour de l’enseignement fondamental et traditionnel du “lire, écrire et compter” : les leçons de choses, l’enseignement du dessin, les notions d’histoire naturelle, les musées scolaires, la gymnastique, les promenades scolaires, le travail manuel, le chant, la musique chorale (…) ? Parce qu’ils sont à nos yeux la chose principale, parce qu’en eux réside la vertu éducative (…). Telle est la grande distinction, la grande ligne de séparation entre l’ancien régime, le régime traditionnel, et le nouveau » (Discours au Congrès pédagogique des instituteurs et des institutrices de France, le 19 avril 1881).
Donc que faire de cette opposition entre un modèle pédagogique centré sur l’instruction face à un modèle orienté vers l’éducation ? Peut-être l’histoire française montre-t-elle que le modèle de l’instruction n’a jamais été vraiment exploré en tant que tel — ou seulement à la marge, même si l’instruction des filles n’a pas été un acquis négligeable — et que sous couvert d’instruction publique c’est bien le projet d’une éducation nationale qui a été poursuivi depuis la Révolution. Autrement dit, l’histoire de l’école se serait développée sur un malentendu : sous couvert d’“instruction“, on a pensé et appliqué “éducation“. Ou l’inverse : on justifie l’éducation par l’idéal de l’autonomie de l’individu (instruction). La société aurait-elle toujours plus besoin de patriotes que de sujets autonomes ?
[2] Cf. Christian Nique et Claude Lelièvre, La République n’éduquera plus. La fin du mythe Ferry, 1993.
[3] Charles Coutel et Catherine Kintzler, introduction aux Cinq mémoires sur l’instruction publique ; C. Kintzler, Condorcet l’instruction publique et la naissance du citoyen.
[4] Cf. Alain Pons, introduction à l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, GF.
[5] Id., p. 57.
[6] Id., p. 62.
[7] Cf. Pons : Condorcet représente pour les Jacobins, « les encyclopédistes, donc les ennemis de Rousseau » (p. 55). Robespierre répond à Brissot défenseur de Condorcet : « Si nos maîtres à penser sont les académiciens, mais de d’Alembert, je n’ai rien à répondre, sinon que les réputations du nouveau régime ne peuvent s’asseoir sur des réputations antiques ; que si d’Alembert et ses amis ont ridiculisé les prêtres, ils ont quelquefois caressé les grands et les rois. Je n’ai rien d’autre à objecter, si ce n’est que tous ces grands philosophes ont persécuté avec acharnement la vertu, le génie et al liberté de Jean-Jacques Rousseau, le philosophe sensible et vertueux, le seul à mon avis qui mérite les honneurs de l’apothéose » (p. 56-57)
[8] Cf. Une éducation pour la démocratie. Textes et projets de l’époque révolutionnaire, B. Baczko, 1982.
[9] Condorcet croit dans la perfectibilité indéfinie de l’espèce humaine (p. 81), dans les lumières de la raison dont les progrès sont “indissolublement uni … [à] ceux de la liberté, de la vertu, du respect pour les droits naturel” (p. 86), cette conviction que l’humanité est entrée dans une époque, ouverte par la révolution française, où les Lumières ne peuvent plus régresser : “sans doute, ces progrès pourront suivre une marche plus ou moins rapide, mais jamais elle ne sera rétrograde.” (p. 81)
[10] J. M. Schæffer, « Eduquer, p. 93, Communication, 72, 2002.
[11] Premier mémoire, p. 61-62.
[12] Ibid.
[13] Nique et Lelièvre, La République n’éduquera plus : La fin du mythe Ferry, p. 77 sq.
[14] cité par Claude Lelièvre : « Jules Ferry : des repères brouillés », Communications, 72, 2002. Les analyses et les citations qui suivent sont extraits de cet article.
[15] « Nous avons prouvé que l’éducation publique devait se borner à l’instruction. Ainsi rien ne peut empêcher que l’instruction soit la même pour les femmes et pour les hommes ; en effet, toute instruction se borne à exposer des vérités, à en développer des preuves : on ne voit pas comment la différence des sexes en exigerait une dans le choix de ces vérités ou dans la manière de les prouver […]. L’instruction doit donc être donnée en commun. Puisque l’instruction doit être généralement la même, l’enseignement doit être commun et confié à un même maître choisi indifféremment dans l’un ou l’autre sexe »