
Nietzsche, Introduction au Gai savoir
Laurent Cournarie
27 juin 2022
Commenter tout au gai
Nous allons tenter de lire, au moins pour quelques paragraphes, le 5ème livre du Gai savoir[1] (Die fröhliche Wissenschaft)[2], en suivant à peu près le fil du texte[3], le plus directement possible, sans commentaire ni intermédiaire, en essayant de prêter à Nietzsche les oreilles du lecteur qu’il recherche (§ 346). Commenter Nietzsche ne va pas de soi, parce qu’il n’est pas un philosophe comme les autres. C’est d’une certaine façon une philosophie autre que la philosophie plutôt qu’une autre philosophie. Il bouleverse la nature même du questionnement philosophique, en dénonçant le manque de radicalité de la tradition philosophique (le rapport à la vérité, cf. Par-delà le Bien et le Mal, § 1).
Son écriture fragmentaire[4], son style poétique le situent d’emblée un peu à part au XIXème siècle. La méthode généalogique davantage encore (“qui veut quoi ?” ou qu’est-ce qui veut ?, plutôt que : “qu’est-ce que ?”), et cette manière de faire de la philosophie à coups de marteau[5] (mais le marteau pouvant aussi être celui du médecin, voire du sculpteur, pour détruire mais aussi pour sentir le présent et la vie)[6], la théorie de la connaissance comme interprétation, elle-même pluridimensionnelle et mobile, désorientent le commentateur habitué, en philosophie, à l’ordre déductif des raisons.
La philosophie de Nietzche n’est pas une philosophie comme une autre. Il suffit, pour s’en convaincre, de rappeler que Nietzche juge suspect le besoin de prouver : « Ce qui doit d’abord être démontré ne vaut pas grand-chose » (Crépuscule des idoles, “Le problème de Socrate”, § 5). Comme si la vérité n’était pas si assurée qu’elle ait besoin d’un support, d’une force, d’un appoint. Mais derrière ce soupçon se dissimule en réalité la défiance à l’égard de la raison. La raison prétend viser le savoir désintéressé, mais le fait avec un acharnement à forcer l’adhésion par la charge de la preuve. De la même façon, au-delà du mécanisme (§ 373, p. 340), Nietzche rejette le formalisme. Les schémas formels laissent échapper la vie de la pensée. Notamment, Nietzche dénonce la supercherie du more geometrico de Spinoza. Tout le § 5 de Par-delà le bien et le mal mérite d’être cité :
« Ce qui incite à considérer tous les philosophes moitié avec défiance, moitié avec ironie, ce n’est pas que l’on s’aperçoit sans cesse combien ils sont innocents, combien ils se trompent et se méprennent facilement et souvent — bref, ce n’est pas leur enfantillage et leur puérilité qui nous choquent, mais leur manque de droiture. Eux, tout au contraire, mènent grand bruit de leur vertu, dès que l’on effleure, ne fût-ce que de loin, le problème de la vérité. Ils font tous semblant d’être parvenus à leurs opinions par le développement naturel d’une dialectique froide, pure et divinement insouciante (différents en cela des mystiques de toute espèce qui, plus qu’eux, honnêtes et lourds, parlent d’ « inspiration » —), tandis qu’ils défendent au fond une thèse anticipée, une idée subite, une « inspiration », et, le plus souvent, un désir intime qu’ils présentent d’une façon abstraite, qu’ils passent au crible en l’étayant de motifs laborieusement cherchés. Ils sont tous des avocats qui ne veulent pas passer pour tels. Le plus souvent ils sont même les défenseurs astucieux de leurs préjugés qu’ils baptisent du nom de « vérités » — très éloignés de l’intrépidité de conscience qui s’avoue ce phénomène, très éloignés du bon goût de la bravoure qui veut aussi le faire comprendre aux autres, soit pour mettre en garde un ennemi, ou un ami, soit encore par audace et pour se moquer de cette bravoure. La tartuferie aussi rigide que modeste du vieux Kant, par où il nous attire dans les voies détournées de la dialectique, ces voies qui nous mènent ou plutôt nous induisent à son « impératif catégorique » — ce spectacle nous fait sourire, nous autres enfants gâtés, qui ne prenons pas un petit plaisir à surveiller les subtiles perfidies des vieux moralistes et des prédicateurs de la morale. Ou encore ces jongleries mathématiques, dont Spinoza a masqué sa philosophie — c’est-à-dire « l’amour de sa propre sagesse », pour interpréter ainsi comme il convient le mot « philosophie », — dont il a armé sa philosophie comme d’une cuirasse, pour intimider ainsi, dès le début, l’audace des assaillants qui oseraient jeter un regard sur cette vierge invincible, véritable Pallas Athénée ! Combien cette mascarade laisse deviner la timidité et le côté vulnérable d’un malade solitaire ! ».
Spinoza porte au paroxysme le préjugé philosophique en faveur de l’ordre des raisons, qui a la naïveté de penser que la complexité des choses est réductible aux enchaînements logiques (l’ordre des choses est le même que l’ordre des idées des choses selon l’Ethique).
La musique est plutôt l’essence intime de la pensée ou il faut toujours privilégier la musique de la pensée, la retrouver dans le texte qu’on commente. Nietzsche dans son Essai d’autocritique (préface ajoutée en 1886 à la Naissance de la tragédie) reconnaît à propos de la Naissance de la tragédie qu’il juge sévèrement comme un ouvrage mal écrit, écrit d’une voix étrangère, où l’âme nouvelle aurait dû chanter plutôt que discourir : « quel dommage que je n’aie pas alors osé dire en poète ce que j’avais à dire » (Idées, p. 171). Le rythme est aussi une dimension constitutive du texte, qui le rend irréductible au discours (comme la lecture philosophique l’admet). Le bon lecteur est pour ainsi dire un auditeur. De la musique avant toute chose dans un texte philosophique, plutôt que des raisons démonstratives. La lecture est décidément une affaire d’oreilles éduquées et non pas d’entendement pur. Nietzsche écrit ainsi au § 246 de Par-delà le bien et le mal :
« Quel martyre est la lecture des livres allemands pour celui qui possède la troisième oreille ! Avec quelle répugnance il s’arrête auprès de ce marécage au mouvement paresseux, flot de sons sans harmonie, de rythmes sans allure que l’Allemand appelle « livre » ! Et que penser encore de l’Allemand qui lit des livres ! Comme il lit avec paresse et répugnance, comme il lit mal ! Combien il y a peu d’Allemands qui savent et demandent à savoir s’il y a de l’art dans une bonne phrase, — de l’art qui veut être deviné, si la phrase doit être bien comprise ! Pour peu qu’on se méprenne par exemple sur l’allure, et la phrase elle-même est mal comprise. Il ne faut pas être indécis sur les syllabes importantes au point de vue du rythme, il faut sentir comme un charme voulu les infractions à la symétrie rigoureuse, il faut tendre une oreille fine et patiente à chaque staccato et à chaque rubato et deviner le sens qu’il y a dans la suite des voyelles et des diphthongues, deviner comment, dans leur succession, tendres et riches, elles se colorent et se transforment : lequel parmi les Allemands qui lisent des livres est assez homme de bonne volonté pour reconnaître des devoirs et des exigences de cet ordre, pour prêter l’oreille à un tel art d’intentions dans le langage ? Bref, « l’oreille » manque pour de telles choses et l’on n’entend pas les plus violents contrastes du style et la plus subtile maîtrise est gaspillée comme devant des sourds. — Ce furent là mes pensées en remarquant comme on confondait, grossièrement et sans s’en douter, deux maîtres dans l’art de la prose, dont l’un laisse tomber les mots goutte à goutte, froidement et avec hésitation, comme si ces mot filtraient de la voûte d’une caverne humide — il compte sur leur sonorité et leur assonance, — dont l’autre se sert de sa langue comme d’une épée flexible, sentant courir depuis son bras jusqu’aux orteils la joie dangereuse de la lame tremblante et tranchante, qui voudrait mordre, siffler et couper ».
Enfin, Nietzche depuis Vérité et mensonge au sens extra-moral accorde un privilège à la métaphore sur le concept. Il n’y a pas de concepts, rien que des métaphores. Ou les concepts ne sont que des métaphores dont on a oublié l’origine. Le concept n’a pas un rapport direct au sens. Il suppose l’image (traduction d’une excitation nerveuse) et la métaphore.
Critique de la preuve, de la raison, du formalisme, du concept, critique même du langage (qui est un opérateur de substantialisation, d’unification, une machine à faire de la métaphysique : cf. Par-delà le bien et le mal, § 17, § 19), y compris contre soi-même (cf. § 298, p. 243-244 ou Aurore, § 257[7], ou § 296 de Par-delà le bien et le mal[8]) : on ne peut imaginer thèses plus hostiles au genre ordinaire de la philosophie.
Pour commenter, il faut comprendre, mais ici comprendre n’a rien de simple. Il y a une manière de comprendre qui est le contraire de comprendre. Connaître ou comprendre, c’est trop souvent une opération de simplification, forcer l’inconnu à se ramener au connu. Ainsi le § 230 de Par-delà le bien et le mal :
« La puissance de l’esprit à s’assimiler les éléments étrangers se révèle par un penchant énergique à rapprocher le nouveau de l’ancien, à simplifier ce qui est multiple, à négliger ou à rejeter ce qui est en contradiction complète. De même ce penchant soulignera et relèvera plus énergiquement et d’une façon arbitraire, pour les fausser à son usage, certains traits et certaines lignes de tout ce qui lui est étranger, de tout ce qui fait partie du « monde extérieur ». Il manifeste ainsi l’intention d’incorporer de nouvelles « expériences », d’enregistrer des choses nouvelles dans les cadres anciens, — c’est là, en somme, l’accroissement, ou plus exactement encore le sentiment de l’accroissement, le sentiment de la force accrue. Au service de cette volonté se trouve une tendance, opposée en apparence, de l’esprit, une résolution soudaine d’ignorer, de s’isoler arbitrairement, de fermer ses fenêtres, une négation interne de telle ou telle chose, une défense de se laisser aborder, une sorte de posture défensive contre beaucoup de choses connaissables, un contentement de l’obscurité, de l’horizon borné, une affirmation et une approbation de l’ignorance : tout cela est nécessaire, dans la mesure de son pouvoir d’assimilation, de sa “force de digestion”, au figuré bien entendu. — D’ailleurs « l’esprit » ressemble à un estomac plus qu’à toute autre chose ».
En fait l’esprit digère, donc transforme. Et la satisfaction de la compréhension tient précisément à ce sentiment de réduction au bien connu. C’est le sens de la critique du § 355 : « qu’ils sont faciles à satisfaire, les hommes de la connaissance ! » (p. 306). Comprendre Nietzsche c’est donc, d’une certaine façon, ne pas entendre ce qu’on croit en comprendre, en ramenant sa pensée au bien connu de la pensée des autres, ne pas chercher à faire coïncider les formes. C’est pourquoi, Nietzsche recherche peut-être avant tout une « parenté d’oreille » (§ 381, p. 348). Ce qui veut dire que la compréhension n’est pas la relation ordinaire ou générale à un texte, que la réception universelle du discours n’est peut-être ni possible ni souhaitable. Lui-même veut ne pas être compris ou pas immédiatement et pas de tout le monde : « Eléments pour la question de l’intelligibilité . — On ne veut pas seulement être compris, quand on écrit, mais encore, de manière tout aussi certaine, ne pas être compris. (§ 381, p. 348). Il doute aussi de pouvoir être compris, à moins de quelques décennies, et travaille même à ne pas pouvoir être compris puisqu’il prétend à inventer un langage nouveau (cf. Ecce Homo, « Pourquoi j’écris de si bons livres »).
« Nous incompréhensibles. — Nous sommes-nous jamais plaints d’être mécompris, méconnus, pris pour d’autres, calomniés, mal entendus et pas entendus du tout ? tel est notre sort — oh pour longtemps encore ! disons, pour être modestes, jusqu’en 1901 —, c’est aussi ce qui nous honore ; nous ne tiendrons pas nous-mêmes en assez haute estime si nous espérions autre chose » (§ 371, p. 336).
La volonté d’indépendance qui définit l’esprit libre du philosophe condamne heureusement à l’incompréhension, voire donc à l’incompréhensibilité [9] : « nous, nouveaux, sans-nom, difficiles à comprendre, nous enfants précoces d’un avenir encore non assurés… » dit le § 382 (p. 350). Et cette incompréhensibilité tient à l’écriture, à la recherche du style — dont les philosophes de profession font trop peu cas au profit de la volonté de cohérence et de système — le style n’étant pas une affaire littéraire ou stylistique justement, rhétorique, mais psychologique de noblesse, càd de mise à distance (cf. note Wotling, p. 410) :
« On ne veut pas seulement être compris, quand on écrit, mais encore, de manière tout aussi certaine, ne pas être compris. Ce n’est encore nullement une objection contre un livre, que le premier venu. Tout esprit et tout goût vraiment noble choisit aussi, lorsqu’il veut se communiquer ses auditeurs ; en les choisissant, il trace simultanément ses limites à l’égard des “autres”. Toutes les lois affinées d’un style ont là leur origine : elles maintiennent en même temps au loin, elles créent de la distance, elles interdisent “l’accès”, la compréhension comme on l’a dit, — tandis qu’elles ouvrent les oreilles à ceux qui ont avec nous une parenté d’oreille » (§ 381, p. 348).
Nietzsche écrit pour ne pas être lu, ou pour écarter un certain type de lecteurs — qui sont peut-être les philosophes eux-mêmes (les philosophes sont des lecteurs des autres philosophes). La lecture philosophique présuppose que le texte philosophique a vocation à être universellement compris. Il suffit de s’adresser à la raison qui, étant la chose du monde la mieux partagée, est la condition d’une lecture réussie. Chez Nietzsche, c’est plutôt le style qui fait sens. Le texte est donc signifiant autrement.
Comment ne pas être le premier venu, comment ne pas lire comme le premier venu l’œuvre de Nietzsche ? Il y a lire et lire, des bons et des mauvais lecteurs. Comment lire un philosophe qui demande à ne pas être lu comme les autres, pour être compris, ou pour faire comprendre (rationnellement le monde) ? Comment lire et comprendre philosophiquement Nietzsche sans nier les exigences fondamentales de la philosophie ou de l’alternative à la philosophie de Nietzsche ?
Ce qui est certain, c’est que la bonne lecture ne peut pas ne pas être lente : c’est tout l’art de la philologie[10] :
« Ne plus jamais rien écrire qui n’accule au désespoir toutes les sortes d’hommes “pressés”. La philologie, effectivement, est cet art vénérable qui exige avant tout de son admirateur une chose : se tenir à l’écart, prendre son temps, devenir silencieux, devenir lent. (…). Elle enseigne à bien lire, càd lentement, profondément, en regardant prudemment derrière et devant soi, avec des arrière-pensées, avec des portes ouvertes, avec des doigts et des yeux subtils… Ô, mes amis patients, ce livre souhaite seulement des lecteurs et des philologues parfaits : apprenez à bien me lire ! » (Aurore, préface, 1886, § 5, Gallimard, 1970, p. 20-21).
La philologie est d’ailleurs peut-être la métaphore supérieure, ou la métaphore qui organise, domine le nouveau questionnement, le nouveau langage que Nietzsche tente de créer. Traditionnellement, la philologie, discipline reine dans l’université allemande du XIXè, désigne l’étude des textes de l’Antiquité dont la particularité est d’être écrits dans une langue qui n’est plus parlée. Ils sont difficilement compréhensibles ou ne le sont qu’au prix d’un long apprentissage, sans oubli ni distorsion de sens. Finalement, d’une part le philosophe est un philologue — il traduit le texte du réel — et d’autre part le bon lecteur du philosophe, du moins de celui qui invente un langage nouveau, doit aussi faire un travail de philologue. Dans Ecce Homo, il écrit :
« Un lecteur tel que j’en mérite, et qui me lise comme les bons philologues d’autrefois lisaient leur Horace » (« Pourquoi j’écris de si bons livres », § 5, Idées, p. 70).
Et dans L’Antéchrist :
« Par philologie on doit entendre, au sens très général, l’art de bien lire, — savoir déchiffrer des faits, sans les fausser par l’interprétation, sans perdre, dans l’exigence de comprendre, la prudence, la ptience, la finesse. La philosophie comme ephexis [= epochè : suspension] dans l’interprétation… » (§ 52, GF, p. 113).
Le Gai savoir est sans doute le livre le plus émouvant, le plus beau de Nietzche, celui auquel il reste le plus attaché avec son Zarathoustra. Bien lire le Gai savoir c’est le lire, paragraphe après paragraphe ou pas, comme la mise en œuvre de la philosophie telle que Nietzche la redéfinit, comme une aventure, une audace (cf. § 25, p. 88), une exploration, un voyage (le grand large du § 343[11]). Comprendre Nietzsche c’est être un bon lecteur de Nietzsche. Mais bien lire Nietzsche c’est autre chose que comprendre les thèses de la philosophie nietzschéenne, essayant de reconstituer un système derrière l’écriture souvent aphoristique, les textes restés fragmentaires, des écrits posthumes. C’est comprendre le renversement nietzschéen de la philosophie qui ne laisse derrière lui aucun préjugé. C’est une expérience à part entière, et non un exercice intellectuel.
Ce renversement est le gai savoir lui-même ou le gai savoir repose sur un renversement— lui-même associé par la préface à l’expérience vécue de la maladie et d’un retour à la santé. C’est d’ailleurs ainsi qu’il est d’emblée présenté dans la préface en référence aux saturnales de Rome. Comme les saturnales sont des fêtes où les esclaves et les maîtres échangent les rôles, de même le Gai savoir est écrit dans l’élan d’une guérison, où les valeurs de la santé ont remplacé les valeurs de la maladie. Ce livre
« respire continuellement la reconnaissance, comme si était survenu précisément l’événement inespéré entre tous, la reconnaissance d’un homme qui guérit, car ce fut bien la guérison, cet événement inespéré entre tous. « Gai savoir » cela veut dire les saturnales d’un esprit qui a résisté patiemment à une terrible et longue oppression – patiemment, fermement, froidement, sans s’incliner, mais sans espoir -, et qu’envahit soudain l’espoir, l’espoir de la santé, l’ivresse de la guérison. » (préface, p. 25).
Cette résurrection ou cette renaissance[12] ne concerne pas seulement « monsieur Nietzsche » mais aussi l’Europe et l’humanité libérée des idéaux qui l’accablent. Elle procède d’une une idée fondamentale (son « soupçon », p. 29) qui prend toute l’histoire de la philosophie à rebours, qui la pulvérise ou la dynamite, du moins dans son versant idéaliste et métaphysique depuis Platon : la philosophie est toujours la pensée d’une personne (la philosophie exprime son auteur), càd a toujours son point de départ dans le corps, dans un certain état du corps (la pensée du philosophe traduit son expérience. L’expérience de la maladie opère un renversement de perspective et une nouvelle évaluation. La philosophie n’est pas une activité autonome, construction ou pensée par simples concepts, mais une interprétation (donc pas non plus une expression directe) à partir du corps. La philosophie a son origine dans le corps et non dans l’esprit séparé, dans l’état du corps et non dans l’organisation logique des concepts. C’est au fond le rapport à la santé et à la maladie qui décide du type de philosophie. La philosophie n’est pas la recherche de la vérité mais de la santé, et c’est à l’aune de la maladie et de la santé qu’elle doit être jugée, de la faiblesse ou de la force par rapport à la maladie. La philosophie depuis le platonisme valorise la vérité, càd l’être, l’identité, l’éternité des essences : mais cette attitude trahit càd déguise (p. 28) un besoin maladif de stabilité.
La philosophie est donc encore une médecine, le philosophe encore un médecin mais ce n’est plus une médecine ou un médecin de l’âme mais de l’humanité (cf. Wotling, note 21, p. 374) ou de la civilisation (préface, p. 29)[13]. C’est une médecine qui interprète en termes de santé ou de maladie, de croissance ou de décadence, et non de vérité ou de fausseté, toute production de pensée et de culture (p. 29) — ce qui n’est rien d’autre que se mettre à l’école de la vie, càd du corps. Faire du corps, le critère de la philosoohie. La (une) philosophie est la confession du corps (d’un corps, d’un certain état du corps qui commande le rapport au réel et son intelligibilité) : « toute la philosophie jusqu’à présent (bisher) » aurait été une « interprétation du corps et une mécompréhension du corps » (p. 28). Il y a la philosophie qui, inspirée par l’état pathologique rend malade, et il y a la philosophie qui, promue par une volonté affirmative de vivre, promeut la force de vivre. La philosophie est interprétation du corps parce qu’elle n’est pas indépendante du corps : elle est une mécompréhension du corps, parce que d’une part elle méconnaît la condition du corps, et d’autre part soumet la valeur de la vie à la vérité, nie le corps au profit des valeurs de l’esprit. Ainsi les textes ou les systèmes philosophiques ne sont eux-mêmes que des traductions d’un type d’état du corps. Mettre le corps à la place de l’esprit, faire de la philosophie une interprétation du corps, c’est bien une alternative à la philosophie plutôt qu’une variation dans/de la philosophie.
Mais que faut-il entendre plus précisément par « gai savoir » ? Le titre contient tout un programme philosophique ou une redéfinition de la philosophie mais qui n’est jamais elle-même l’objet d’un fragment pour en définir l’objet et la teneur (qu’est-ce que le gai savoir ?). L’association de la gaieté et du savoir est surprenante. Le savoir étant toujours lié à la peine pour connaître, exigeant de l’esprit qu’il renonce aux séductions du sensible, des images et des mots, ne fait pas bon ménage avec la gaieté, faite de bonne humeur, de disposition à rire. Ou alors, le savoir doit s’élever à un sentiment plus élevé comme la joie comme affect de l’acquisition de la vérité. La gaieté est chose légère, trop légère pour qualifier le savoir.
Or c’est précisément parce que l’esprit de gaieté doit être préservé que Nietzche traduit ou transpose l’expression allemande (Die fröhliche Wissenschaft) par une formule empruntée au Moyen Age provençal (La gaya scienza) pour désigner l’art du poète lyrique des troubadours occitans ou provençaux (Wotling, p. 466). Nietzche produit un décalage. Le terme allemand Wissenschaft désigne le savoir le plus spéculatif, le savoir absolu ou complet, couronnement du savoir, savoir et savoir de soi-même (le savoir des choses se sachant lui-même). Il a reçu ses lettres de noblesse chez Kant, Fichte et Hegel, dans l’idéalisme allemand. Or cette science philosophique est tout sauf gaie ou légère et dansante. Elle a l’esprit de système (Hegel : la science encyclopédique, le cercle des cercles du savoir) ou de la fondation transcendantale (Kant) — la préface a donné congé avec l’exigence philosophique ou métaphysique du fondement, célébrant le génie des Grecs « superficiels … par profondeur » (33) —, l’esprit de sérieux, dans une langue pesante — Nietzsche, en philologue aussi, attache beaucoup d’importance au style. Aussi associer l’adjectif fröhlich à Wissenschaft c’est déjà saper la prétention scientifique de la philosophique ou la prétention philosophique de la science, inquiéter cette confiance de la philosophie dans la science, dans la référence à une science souveraine. Trouble dans le genre de la science. Une science « gaie » ne peut plus être la même chose que la science telle que la philosophie l’entend. Aussi la formule provençale est-elle peut-être plus juste parce que plus gaie. Du moins, en parlant à partir d’une autre langue, elle déplace la compréhension. L’une des origines attestées de l’expression chez Nietzsche le confirme. La formule stendhalienne de « tourner tout au gai » (p. 11 note 1) a beaucoup plu à Nietzsche, situant le “vrai” savoir à l’opposé de la philosophie allemande qui, avec la référence à la Wissenschaft, tourne, pour ainsi dire, tout au nébuleux et au pesant. Le vrai savoir n’est pas l’édifice de la connaissance ou de la vérité, s’il doit être gai. La gaieté est la preuve du savoir. Et être gai pour le savoir c’est, à nouveau contre la tradition de la philosophie, subordonner le savoir non à la volonté de vérité mais à sa valeur pour la vie, et finalement, révéler que la volonté de vérité elle-même exprime une valorisation morale : le vrai et le faux ne sont pas des valeurs épistémiques indépendantes mais la volonté du vrai et le refus du faux reposent comme le dit Wotling « sur la croyance à un bien et un mal en soi » (12). Envisager la science au prisme de la gaieté c’est interroger la croyance de la philosophie elle-même dans la vérité et dans la science comme sa construction objective (§ 344).
Le gai savoir c’est, enfin, l’idéal d’une synthèse entre le troubadour, le chevalier et l’esprit libre, comme Nietzsche le précise dans Ecce Homo (cité par Wotling, p.13). « Les Chants du Prince hors-la-loi(Vogelfrei), composés en grande partie en Sicile, rappellent explicitement la notion provençale de gaya scienza, cette unité du troubadour, du chevalier et de l’esprit libre par laquelle cette magnifique culture ancienne des Provençaux se distingue de toutes les cultures équivoques ». Le gai savoir est le contraire de la science experte, spécialisée, théorétique, autotélique. Il réunit l’art (troubadour), le combat (chevalier) et l’indépendance (esprit libre) : la création, le courage, la critique — càd non pas une vie mutilée, séparée, mais au contraire santé et retour à la vie forte. La préface le dit : le gai savoir est fait d’expérience, de souffrance, de passions — contre la science abstraite, où la vie se nie dans l’adoration de la vérité, dans l’enchaînement des énoncés logiques. Le gai savoir c’est donc le savoir philosophique ou le savoir selon la redéfinition nietzschénne de la philosophie : « l’art de la transfiguration. (…) Nous philosophes (…) ne sommes pas des grenouilles pensantes, des instruments de mesure objective et d’enregistrement aux viscères congelés — nous devons constamment enfanter nos pensées à partir de notre douleur et leur transmettre maternellement tout ce qu’il y a en nous de sang, de cœur, de feu, de plaisir, de passion, de torture, de conscience, de destin, de fatalité » (p. 30) Et le dernier chant, intitulé « Au mistral » et sous-titré (chanson à danser), tourne définitivement le dos à la science abstraite, est léger et d’un provençalisme parfait » (Ecce Homo, Idées, Gallimard, 1974, p. 104) :
« Dansons donc de mille manières,
Libre — soit appelé notre art,
Gai — notre savoir ! » (p. 366).
Le gai savoir est l’affect fondamental de la philosophie de l’affirmation (Wotling, p. 416). Autrement dit, Nietzche ne propose pas, avec le gai savoir, un nouveau rapport à la connaissance, mais un nouveau rapport à l’existence (Wotling, p. 466). Ou encore le gai savoir c’est la philosophie qui, pour être l’expression de la vie, suppose que le philosophe se fasse « chevalier errant et troubadour : poète, conteur, voyageur et guerrier » (ibid., p. 466). Bien lire et commenter le Gai savoir devrait pouvoir commenter tout au gai.
L’inflexion du livre V
En 1886, Nietzsche ajoute des préfaces à ces précédents ouvrages, mais pour le Gai savoir[14], il ajoute également un livre entier de 40 §, ce qui laisse supposer qu’il y avait un besoin de précision, de prolongement. P. Wotling fait l’hypothèse, à partir du dernier paragraphe du livre IV, qu’il s’agit d’insister aussi sur la dimension positive, sur la création de nouvelles valeurs pour les nouveaux philosophes (« nous philosophes ») dans et au-delà de l’époque de crise et de décadence des valeurs — ce que Par-delà le Bien et le Mal poursuit après le Gai savoir. Mais pour créer de nouvelles valeurs, pour que la philosophie puisse ne pas être seulement un discours critique ou déconstructeur, il faut revenir sur les concepts de la philosophie et même sur les notions les plus familières. Pour penser autrement ou plutôt vivre autrement, il faut voir jusqu’où il faut remettre en cause les concepts de la philosophie, ou ce que croit la philosophie à travers ses concepts, dès lors que Dieu est mort. Faut-il désespérer de la connaissance, de la philosophie et de l’humanité, ou ouvrir une autre intelligence, càd un autre rapport au monde ? Le livre V dévoile une humanité sans peur, confrontée à ses croyances, en chemin vers le gai savoir. Le livre 5 comporte 41 § contre 56 pour le I, 51 pour le II, 168 pour le III et 67 pour le IV. C’est donc le livre qui comporte le moins de §, mais où les développements sont les plus longs.
[1] Citations et références dans l’édition et la traduction de P. Wotling, GF, 2020.
Le Gai savoir est pensé par Nietzsche (Wotling, p. 415) comme le prolongement d’Aurore et l’introduction à Ainsi parlait Zarathoustra. Il paraît dans une première version en 1882 et est réédité en 1887, augmenté d’une préface, du livre V et des Chansons du prince Vogelfrei.
[2]Les principaux ouvrages de Nietzsche :
1871 : La Naissance de la tragédie
1873-74 : Les Considérations inactuelles
1878-79 : Humain trop humain (I) et Le voyageur et son ombre (II)
1881 : Aurore
1881-82 : Le Gai savoir
1884-85 : Ainsi parlait Zarathoustra
1886 : Par-delà le Bien et le Mal
1887 : La Généalogie de la morale ; Gai savoir (préface et V)
1888 : Le Cas Wagner ; Le Crépuscule des idoles ; L’Antéchrist ; Nietzsche contre Wagner ; Ecce Homo (publié en 1908)
[3] même si la lecture suivie n’est pas ici indiquée ou que la succession des paragraphes ne suit pas un ordre déductif ordinaire : chaque fragment vaut par lui-même, est une pensée pour un jour, un nouveau point de vue sur le monde dont le décentrement mérite qu’on s’y arrête : Nietzsche ne recommande-t-il pas du lecteur l’unique talent de la rumination.
[4] L’aphorisme brise l’idéal de continuité et de linéarité du discours philosophique. Il déjoue les règles herméneutiques de la méthodologie philosophique usuelle. Le fragment brille par son isolement. Et il doit être le plus court possible pour concentrer un sens le plus riche possible : « Mon ambition est de dire en dix phrases ce que tout autre dit en un livre, — ce que tout autre ne dit pas en un livre » (Crépuscule des idoles, “Incursions d’un inactuel”, § 51). Mais Nietzsche ne s’applique pas la règle systématiquement. L’écriture est le plus souvent fragmentaire mais pas toujours aphoristique. Dans tous les cas, il s’agit d’obliger le lecteur à repenser par lui-même et à interpréter — mais sans que Nietzsche n’ait davantage préciser cet art de l’inteprétation, sinon qu’il exige de cultiver l’art de ruminer. Cf. Généalogie de la morale, Avant-Propos, Idées, p. 21. « Si d’aucuns trouvent cet écrit incompréhensible, si l’oreille est lente à en percevoir le sens, la faute, me semble-t-il, n’en est pas nécessairement à moi. Ce que je dis est suffisamment clair, à supposer, et je le suppose, que l’on ait lu, sans s’épargner quelque peine, mes ouvrages antérieurs : car, en effet, ceux-ci ne sont pas d’un abord très facile. Pour ce qui en est, par exemple, de mon Zarathoustra, je ne veux pas que l’on se vante de le connaître si l’on n’a pas été quelque jour profondément blessé, puis, au contraire, secrètement ravi par chacune de ses paroles : car, alors seulement, on jouira du privilège de participer à l’élément alcyonien d’où cette œuvre est née, on se sentira de la vénération pour sa resplendissante clarté, son ampleur, sa perspective lointaine, sa certitude. Dans d’autres cas la forme aphoristique de mes écrits offre une certaine difficulté : mais elle vient de ce qu’aujourd’hui l’on ne prend pas cette forme assez au sérieux. Un aphorisme dont la fonte et la frappe sont ce qu’elles doivent être n’est pas encore « déchiffré » parce qu’on l’a lu ; il s’en faut de beaucoup, car l’interprétation ne fait alors que commencer et il y a un art de l’interprétation. Dans la troisième dissertation du présent volume, j’ai donné un exemple de ce que j’appelle en pareil cas une « interprétation » : — cette dissertation est précédée d’un aphorisme dont elle est le commentaire. Il est vrai que, pour élever ainsi la lecture à la hauteur d’un art, il faut posséder avant tout une faculté qu’on a précisément le mieux oubliée aujourd’hui — et c’est pourquoi il s’écoulera encore du temps avant que mes écrits soient « lisibles » —, d’une faculté qui exigerait presque que l’on ait la nature d’une vache et non point, en tous les cas, celle d’un « homme moderne » : j’entends la faculté de ruminer… » (trad. H. Albert).
[5] Sous-titre du Crépuscule des idoles, « Comment philosopher en maniant le marteau ». Cf. Par-delà le bien et le mal, § 62. Mais le marteau est plutôt un instrument axiologique que destructeur, pour tester la valeur des valeurs ou des idoles : comme le marteau du médecin fait sonner le corps caverneux pour évaluer son état de santé. Il renvoie aussi à l’art du sculpteur, donc l’art de donner des valeurs nouvelles. On a là un exemple de la densité du texte nietzschéen, étant donnée la prégnance des métaphores
[6][7] « Les mots qui nous sont présents. — Nous savons seulement exprimer nos pensées avec les mots que nous avons sous la main. Ou plutôt, pour exprimer tous mes soupçons : nous n’avons à chaque moment que la pensée pour laquelle nous sont présents à la mémoire, les mots qui peuvent l’exprimer à peu près. »
[8] « Hélas ! Qu’êtes-vous donc, vous mes pensées écrites et multicolores ! Il n’y a pas longtemps que vous étiez encore si variées, si jeunes, si malicieuses, si pleines d’aiguillons et d’assaisonnements secrets que vous me faisiez éternuer et rire. Et maintenant ! Déjà vous avez dépouillé votre nouveauté et quelques-unes d’entre vous sont, je le crains, prêtes à devenir des vérités : tant elles ont déjà l’air immortelles, douloureusement véridiques et si ennuyeuses ! En fut-il jamais autrement ? Qu’écrivons-nous, que peignons-nous donc, nous autres mandarins au pinceau chinois, nous qui immortalisons les choses qui se laissent écrire, que pouvons-nous donc peindre ? Hélas ! rien autre chose que ce qui commence déjà à se faner et à se gâter ! Hélas ! toujours des orages qui s’épuisent et se dissipent, des sentiments tardifs et jaunis ! Hélas ! des oiseaux égarés et fatigués de voler qui maintenant se laissent prendre avec les mains, — avec notre main ! Nous éternisons ce qui ne peut plus vivre ni voler longtemps, rien que des choses molles et fatiguées ! Et ce n’est que pour votre après-midi, vous mes pensées écrites et multicolores, que j’ai encore des couleurs, beaucoup de couleurs peut-être, beaucoup de tendresses variées, des centaines de couleurs jaunes, brunes, vertes et rouges : — mais personne ne sait y démêler l’aspect que vous aviez au matin, ô étincelles soudaines, merveilles de ma solitude, ô mes anciennes, mes aimées… mes méchantes pensées ! »
[9] «Un langage nouveau parlant pour la première fois d’un nouvel ordre d’expérience » (Ecce Homo, “Pourquoi j’écris de si bons livres”.
[10] On ne saurait oublier que Nietzsche est un philosophe issu de la philologie pour ainsi dire. Il a exercé en tant que Professor der klassischen Philologie à l’Université de Bâle entre 1869-1879, avant même son doctorat.
[11] La préface de 1886 est écrite à Gênes, ville de Ch. Colomb.
Voir ausssi l’avant-dernier § 382 qui présente le nouveau philosophe comme un aventurier, un conquérant, un « argonaute de l’idéal » (p. 350-351)
[12] Nietzsche est le philosophe de la (grande) santé — càd la force de la vie et l’amour de la vie dans l’épreuve surmontée de la maladie — mais cet amour de la vie est une conquête personnelle contre la maladie et la souffrance endurées depuis l’enfance (troubles oculaires, migraines, douleurs digestives) qui l’empêchent de dormir, le condamnent à l’alitement dans l’obscurité. Ni les longues marches ni les doses de plus en plus fortes de somnifères (Hydrate de chloral, opium) ne sont efficaces jusqu’à la crise de syphilis de 1889 dans une rue de Turin après laquelle, jusqu’à sa mort en 1900, il ne retrouvera plus ses facultés intellectuelles. Il témoigne de son calvaire comme dans cette lettre à Malwida von Meysenbug, 14 janvier 1880 : « (Recevez) encore une lettre de moi : ce sera sans doute la dernière. Car le martyre terrible et presque incessant de ma vie me fait ardemment souhaiter la fin et, à en juger par quelques symptômes, l’attaque d’apoplexie qui me délivrera est assez proche pour justifier cet espoir… ». Cf. aussi Ecce homo, « Pourquoi je suis si sage ? », § 1, Idées, p.16.
[13] Nietzsche redéfinit très tôt le philosophe comme médecin de la culture qui doit aider l’humanité à s’élever, servir la vie — contre les puissances réactives du nihilisme. Sa propre expérience de la maladie l’a rendue plus sage : elle aura été pour lui une leçon de perspectivisme. D’une part il n’y a pas de santé en soi (Par-delà le bien et le mal, § 120). D’autre part la maladie permet une variation d’évaluation : « à partir de l’optique malade, considérer les notions et les valeurs plus saines puis, à l’inverse, à partir de la plénitude et de l’assurance tranquille de la vie riche, en contrebas, le travail secret de l’instinct de décadence — c’est à cela que je m’exerçai le plus longtemps, de cela que je tirai ma véritable expérience, et si je suis passé maître en quelque chose, c’est en cela. S’il est un pouvoir que j’ai maintenant bien en main, c’est celui de renverser les perspectives : et pour cela, j’ai maintenant la main. Première raison pour laquelle, pour moi seul peut-être, une “inversion des valeurs” est chose faisable… » (ibid., p. 17-18). Peut-être vestige de l’antique sagesse : pathos mantanei, Nietzsche fait de la maladie un stimulant de la vie, de l’intensification de l’existence qui passe, Il ne s’agit pas d’idéaliser la douleur (dolorisme éthico-religieux) mais de l’envisager comme un obstacle à surmonter et un moyen de connaissance. La grande santé — concept forgé par Nietzsche — désigne alors l’exigence ou l’idéal du philosophe pour expérimenter plusieurs formes de santé, liées à plusieurs formes de vie. La grande santé c’est être capable de vivre plusieurs vies, plusieurs conditions de vie, y compris la maladie.
[14] Le livre I dénonce la morale répressive des instincts (168 §) . Le livre II (51 §) traite des femmes et de l’art. Le troisième avance la thèse de la mort de Dieu (168 §). Le livre IV ( 67 §) culmine avec la joie d’affirmer l’existence, amor fati et éternel retour.