
« Entrez, il y a des dieux aussi dans la cuisine ».
Conférence inaugurale des Midi-Conférences
(16 novembre 2021)
Laurent Cournarie
« A vrai dire, certains de ces êtres n’offrent pas un aspect agréable ; mais la connaissance du plan de la Nature (ἡ δημιουργήσασα φύσιϛ) en eux réserve à ceux qui peuvent saisir les causes … des jouissances inexprimables (ἀμηχάνους ἡδονὰς). (…) Il ne faut donc pas céder à une répugnance enfantine et nous détourner de l’étude du moindre de ces animaux. En toutes les parties de la Nature il y a des merveilles (Ἐν πᾶσι γὰρ τοῖς φυσικοῖς ἔνεστί τι θαυμαστόν) ; on dit qu’Héraclite, à des visiteurs étrangers qui, l’ayant trouvé se chauffant au feu de sa cuisine (πρόϛ τῷ ἴπνῷ), hésitaient à entrer, fit cette remarque : “Entrez, il y a des dieux aussi dans la cuisine” (εἶναι γὰρ καὶ ἐνταῦθα θεούς). Eh bien, de même entrons sans dégoût dans l’étude de chaque espèce animale : en chacune, il y a de la nature et de la beauté. Ce n’est pas le hasard, mais la finalité qui règne dans les œuvres de la nature, et à un haut degré ; or, la finalité qui régit la constitution ou la production d’un être est précisément ce qui donne lieu à la beauté ». (Aristote, Traité sur les parties des animaux, 645a, traduction J.-M. Leblond, Paris, Aubier, 1945, p. 119).
Monsieur le Proviseur, chers collègues et membres du personnel, chers élèves, merci de votre présence et bienvenue à toutes et à tous.
J’ai la responsabilité mais aussi le privilège d’inaugurer ce nouveau projet dans l’établissement, nommé les Midi-Conférences. Ce titre condense l’idée d’organiser des Mini-Conférences à midi, au lycée Saint-Sernin, en Midi-Pyrénées. Le soleil du logo officiel que vous découvrez sur les affiches, réalisées par trois élèves de terminale dont on salue le travail et l’engagement, illustre cette fusion entre le milieu du jour (midi) et le point cardinal (le Sud, le Midi), sous la maxi-verticale, pour ainsi dire, du clocher de la basilique Saint-Sernin. Mon intervention n’est pas la première Midi-Conférence mais la présentation de l’esprit des Midi-conférences : leur origine, leurs modalités et les convictions de base qui les sous-tendent.
1. Pour marquer le passage au XXIè siècle, en 2000 a été lancé en France un projet soutenu par le Ministère de la culture de l’époque, placé sous la direction du philosophe Yves Michaud, et intitulé : « L’université de tous les savoirs ». Du 1er janvier au 31 décembre de cette année-là, 366 leçons magistrales ont été prononcées au Conservatoire national des arts et métiers par des spécialistes de renommée internationale[1], sur tous les aspects et sur tous les problèmes nouveaux du savoir contemporain[2].
Toutes proportions gardées — car je n’oserai me comparer à Y. Michaud et il n’y a pas, je crois, parmi nous, ou pas encore, de prix Nobel ! — les Midi-Conférences s’inspirent très modestement et lointainement de ce projet qui pourrait se nommer comparativement : « Le lycée de tous les savoirs ». Mais pour être modeste dans son format et ses ambitions (sans la périodicité et sans la visée encyclopédique), il n’en demeure pas moins original, à plus d’un titre.
En effet, il s’agit de s’appuyer sur la richesse et la diversité des enseignements au lycée Saint-Sernin, pour proposer à tous les élèves (de la seconde à la khâgne) et à tout le personnel (1èreoriginalité), en marge des cours, voire des programmes (2ème originalité), à la pause méridienne, sans aucune contrainte institutionnelle ou didactique (3ème originalité), des conférences au format court (15 minutes), assurées bénévolement par les enseignants de toutes les disciplines (4ème originalité), du secondaire aux classes préparatoires, sur tous les sujets possibles (5ème originalité). Cet ancrage dans les ressources intellectuelles de l’établissement autour d’un projet rassemblant toute la communauté éducative est l’assise même des Midi-Conférences.
Ensuite, dans ce cadre où de fait les divisions habituelles qui organisent et rythment la vie scolaire des enseignants et des élèves (niveaux, classes…), seront très ponctuellement mises entre parenthèses, les Midi-conférences visent à instaurer un autre rapport aux savoirs, un peu décalé, plus direct, plus libre aussi, le tout dans un éclectisme assumé et, si possible, joyeux. Donc quelque chose qui ressemblerait à un savoir inclusif, un savoir gai et un savoir universel.
Ainsi, le temps d’une récréation sérieuse (puisque ce sont des conférences), l’école pourrait retrouver l’antique vocation de son nom (Scholè : le loisir, l’occupation studieuse) et le lycée un peu plus l’ambition pluridisciplinaire de son fondateur (Aristote).
2. Concrètement, est prévue, pour commencer au moins, une conférence hebdomadaire entre 12h et 14h, à horaire variable, entre novembre et début juin, enregistrée (donc podcastable) et publiée en résumé ou intégralement sur le blog prepasaintsernin.com, d’une durée de 15 minutes, suivies de 5 minutes d’échanges (elles non enregistrées) avec le public. Enfin le CDI, assurera l’actualité bibliographique autour de chaque conférence et la communication sur les réseaux sociaux.
3. L’ensemble du projet s’articule autour de quelques convictions de base qu’on espère fédératrices.
La première reconnaît la valeur supérieure du savoir, en soi et dans l’éducation. Enseigner c’est avant tout apprendre, c’est-à-dire transmettre du savoir. Le savoir oblige chacun à s’ouvrir non seulement à ce que par définition il ignore et à ce qu’il n’est pas, mais aussi à se penser lui-même comme engagé dans un processus indéfini d’apprentissage et de connaissance du monde — processus qui le dépasse et qui est la vie même de l’esprit. C’est cette primauté du savoir au lycée que les Midi-conférences entendent défendre à leur façon.
Ensuite, il s’agit de s’appuyer sur la diversité des savoirs. Le savoir est évidemment multiple, en mouvement, en rectification permanente. Les champs disciplinaires se redéfinissent et redessinent sans cesse leurs frontières. C’est pourquoi il est nécessaire de les croiser et de les faire circuler autant que possible, sans autre prétexte que leur mise à disposition pour la réflexion individuelle et collective. Redonner de la liberté, de la fraîcheur, de la curiosité entre nous, partager nos savoirs, nos recherches, nos passions, en dehors des enseignements eux-mêmes, sans tutelle ni contrainte académique, c’est la deuxième ambition des Midi-conférences.
La troisième conviction relève d’un principe, portant sur l’égalité des savoirs. Ce principe, comme la plupart des principes, est discutable. Aussi pourrait-il faire l’objet d’une Midi-conférence, voire de plusieurs. Est-il vrai, et quelles seraient les raisons suffisantes pour le croire, qu’un savoir prétendu est vraiment un savoir et que, partant, un savoir en vaut un autre ? Il faudrait se demander ce qui fait qu’un savoir est un savoir, distinguer plusieurs formes de savoirs, selon l’objet, la méthode, le régime de preuves, etc. Autrement dit, l’épistémologie des savoirs est une tâche à reprendre constamment, et peut-être aujourd’hui plus que jamais s’il est vrai que nous vivons l’époque dite de la « post-vérité » — ce thème pourrait par exemple donner lieu à une Midi-Conférence.
Ce principe pour contestable qu’il soit, n’en donne pas moins sa justification au titre un peu insolite que j’ai proposé pour cette conférence inaugurale : « Entrez, il y a des dieux aussi dans la cuisine ».
La formule fait référence à un propos d’Héraclite)[3] cité par Aristote au début de son traité de biologie intitulé : Les parties des animaux (voir le texte de référence)[4]. Des étrangers, venus s’entretenir avec Héraclite, le surprennent dans sa cuisine. Voyant qu’ils sont embarrassés et hésitent à entrer, Héraclite leur lance : “car à cet endroit aussi il y a des dieux” (εἶναι γὰρ καὶ ἐνταῦθα θεούς).
La phrase est énigmatique. Que viennent faire les dieux dans une cuisine[5] ? Et que vient faire ici l’anecdote sur Héraclite dans notre propos ?
En fait, il n’y a pas d’énigme, si l’on sait que les Grecs rendaient un culte domestique aux dieux pour la protection et la prospérité de la maison, comme Hestia, précisément la divinité du feu sacré et du foyer. Le même mot désigne avec une majuscule la déesse (Hestia) et avec une minuscule le foyer (hestia) qui s’organise autour d’un autel-foyer (hestia), dans le centre circulaire de la maison (oikos) où brûle l’encens, on grille la part de nourriture consacrée aux dieux, où la famille affirme son unité mais aussi reçoit l’étranger ainsi intégré à l’espace domestique (hestia)[6].
Mais dans le propos rapporté d’Héraclite, il est question de cuisine (de fourneau : ipnos) et non à proprement parler de hestia (foyer, autel domestique). Les dieux dans la cuisine ne désignent donc pas exactement les dieux du foyer de la religion. Et c’est bien là la cause de l’embarras des visiteurs. Non seulement Héraclite ne va pas à leur rencontre et ne les reçoit pas près de l’autel du foyer (hestia) comme c’est la coutume, mais il les prie de venir le rejoindre, au fond de la maison, près du fourneau parce que, “là aussi”, il y a des dieux, dans le feu profane ou prosaïque du poêle comme dans le feu sacré de l’hestia.
Aristote reprend alors à son compte, dans le sens de sa conception finaliste[7] de la connaissance et de la nature, ce rapprochement par Héraclite entre le sacré et le profane, le divin et le trivial (vulgaire). De même que (καθάπερ) pour Héraclite il y a des dieux aussi dans le feu avec lequel on se chauffe et on fait la cuisine, de même (οὕτω) il y a, selon Aristote, dans toutes les productions de la nature (Ἐν πᾶσι γὰρ τοῖς φυσικοῖς ἔνεστί τι θαυμαστόν), y compris dans les animaux réputés les plus vils, des beautés, des vérités admirables qui révèlent le plan d’organisation ou la finalité de la nature (ἡ δημιουργήσασα φύσιϛ )[8].
L’enseignement qu’on pourrait tirer de l’anecdote ramène à notre sujet. Tout le réel ou tout dans le réel est intéressant. A qui s’en donne la peine, il y a des merveilles en toutes choses, non pas parce qu’elles seraient pleines de dieux (Héraclite) ou admirables de finalité (Aristote), mais parce qu’elles sont en elles-mêmes dignes d’intérêt et méritent d’être connues pour elles-mêmes. Autrement dit, tout est bon dans le savoir ; à tout, le savoir est bon. Et si tous les savoirs sont bons, alors d’une certaine façon, il y a égalité entre les savoirs et même égalité dans les plaisirs qu’ils procurent pour l’esprit, comme le plaide Aristote pour l’étude de la biologie et de tous les animaux en biologie.
Enfin, ces savoirs de toutes sortes méritent un mode de diffusion le plus libéral souhaitable. C’est pourquoi les Midi-Conférences veulent promouvoir un libre échange des savoirs entre toutes les disciplines, entre les élèves et les professeurs. Tous les sujets sont légitimes, et personne ne doit se sentir exclu de participer à ce projet d’établissement qui vise à réaffirmer, localement par ses principaux acteurs, que le lycée en général, et le lycée Saint-Sernin en particulier, est d’abord un lieu de savoir et même de tous les savoirs.
En résumé, les Midi-Conférences essaient de donner consistance et vie à l’idée parfois vague de communauté éducative autour d’un projet autonome et collaboratif de brèves conférences sur les savoirs — et le programme du premier semestre en donne déjà une idée. Le projet fait le pari de l’intelligence et de la curiosité des élèves, de l’implication d’un cercle toujours plus large de professeurs, de l’intérêt du personnel, et du soutien, déjà acquis, de l’administration.
Pour finir, si pareil projet, qui s’ajoute à une offre culturelle déjà copieuse au lycée Saint-Sernin, aiguise votre appétit, si vous n’avez rien de mieux à faire à midi, hormis de déjeuner, que d’assister à une mini-conférence, élève, membre du personnel, collègue, vous êtes toutes et tous les bienvenus. Le programme laisse le choix de la carte. Le menu sera parfois relevé et le palais surpris par des saveurs spéciales. Mais après tout, en y réfléchissant, la cuisine, c’est de la physique, de la chimie, de l’art, des mœurs, de l’histoire…, tout un ensemble mélangé de savoirs. A midi donc, au lycée Saint-Sernin, près des cuisines, ce sera la cuisine des savoirs. Finalement, j’aimerais pouvoir vous dire comme Héraclite à ses visiteurs : “Entrez, il y a aussi des dieux aux Midi-Conférences”
En souhaitant à toutes et à tous une belle saison des Midi-Conférences 2021-2022. Je vous remercie de votre attention.
Bibliographie
- Aristote, Traité sur les parties des animaux, traduction J.-M. Leblond, Paris, Aubier, 1945.
- Louis Robert, « Héraclite à son fourneau », Ecole pratique des Hautes études, Annuaire 1965-1966, 1965, pp. 61-73. https://www.persee.fr/doc/ephe_0000-0001_1965_num_1_1_4897
- Jean-Pierre Vernant, « Hestia-Hermès. Sur l’expression religieuse de l’espace et du mouvement chez les Grecs », Mythe et pensée chez les grecs, Paris, La Découverte, 1990.
- L’université de tous les savoirs : https://www.odilejacob.fr/catalogue/sciences/universite-de-tous-les-savoirs/
[1] Par exemple, des prix Nobel comme Claude Cohen-Tannoudji, Pierre-Gille de Gennes pour la physique, François Jacob pour les sciences du vivant ou une médaille Fields en mathématiques comme Alain Connes.
[2] Les conférences ont été publiées aux éditions Odile Jabob : https://www.odilejacob.fr/catalogue/sciences/universite-de-tous-les-savoirs/
[3] Philosophe grec « pré-socratique » du VIème siècle avant J.-C. qui professe un devenir universel, ici représenté par Raphaël dans sa fresque de l’Ecole d’Athènes (Rome, Vatican, 1508-1512), en pensieroso sous les traits de Michel-Ange.
[4] Philosophe grec du IVème siècle avant J.-C. qui a fondé le Lycée où toutes les connaissances de son temps étaient enseignées (physique, biologie, “métaphysique”, logique, éthique, politique…) et qui fut le précepteur d’Alexandre.
[5] Cf. l’article de l’historien et épigraphiste Louis Robert, « Héraclite à son fourneau », 1965, https://www.persee.fr/doc/ephe_0000-0001_1965_num_1_1_4897.
[6] Hestia fait couple avec Hermès, elle la déesse du clos, du fixe, du repli de la communauté sur elle-même, lui le dieu du mouvement et du passage qui se tient aux portes, aux carrefours. Cf. l’étude de J.-P. Vernant, « Hestia-Hermès. Sur l’expression religieuse de l’espace et du mouvement chez les Grecs », Mythe et pensée chez les grecs, Paris, La Découverte, 1990.
[7] Le finalisme considère que toute chose a une fin et que la connaissance de la fin fait connaître la chose.
[8] Cf. infra, le passage plus complètement en texte joint.