Laurent Cournarie, 20 février 2021
On s’attache ici, en-deçà de ce qui en distingue les différents types, à la signification et au fait général des studies en sciences humaines et/ou sociales. Osera-t-on dire que le savoir est partagé en deux : d’un côté les sciences (formelles et expérimentales), de l’autre les studies ?
De fait, on ne parle pas de mathematical, de physical ou de biological studies, mais bien de mathematics, de physics ou de biology ; et on ne parle pas, inversement, de sciences de genre, de sciences post coloniales ou de sciences culturelles mais seulement de gender, post colonial, cultural studies. De fait aussi, c’est dans le champ des “sciences” humaines et/ou sociales que les studies ont prospéré. Aussi pourrait-on penser qu’elles réactualisent ou vérifient la non-scientificité, la scientificité faible ou l’alter-scientificité des sciences humaines (savoir critique, collectif, correctif mais non cumulatif). Mais ce serait manquer l’apport et les bouleversements qu’elles introduisent au sein des sciences humaines. Car la crise de ces sciences par les studies n’est pas simplement de croissance : elle implique aussi une crise épistémologique. Sans doute les studiesouvrent-elles une autre approche et des nouveaux champs de connaissance aux sciences humaines et/ou sociales. C’est pourquoi, les attaquer ou les défendre, c’est attaquer ou défendre la liberté académique de la recherche universitaire en sciences humaines et/ou sociales. Mais que renouvellent-elles exactement ? Quel est leur statut épistémologique ?
On rappellera le contexte particulier de leur naissance : la réception et la réappropriation du déconstructionisme de la dite French theory au service de combats identitaires, dans les départements de littérature des universités américaines. Les studies partagent ainsi un caractère littéraire originairement marqué, une pratique militante de la théorie qui, elle-même, ne relève ni de la philosophie ni des sciences humaines, mais d’une critique philosophique des sciences humaines.
Ce mélange des genres fait que les studies ne sont pas non plus des disciplines au sens classique du terme mais plutôt des méthodes d’analyse transversales pouvant s’appliquer à plusieurs objets dont elles corrigent et perturbent la connaissance antérieure. Ainsi les gender studies sont autant des études pluridisciplinaires sur le genre (objet) que des études selon le genre (transversalité). Ce profil explique que les studies soient irréductibles à aucune des sciences humaines et les redéfinissent de l’intérieur — ce qui n’est pas, évidemment, sans conséquence institutionnelle sur les projets, les financements et les postes de recherches à l’université. Les studies étendent le champ des sciences humaines en faisant émerger de nouveaux objets, tout en se présentant comme un cadre ou une grille d’interprétation de tous les faits humains ou sociaux. De là leur caractère “idéologique” souligné par leurs contempteurs.
En fait, les nouveaux objets portés par les studies ou le regard qu’elles portent sur les objets propres des sciences humaines correspondent à des sujets dont le point de vue sur le monde a été ignoré par celles-ci. Autrement dit, les nouveaux savoirs des studies, originellement militants, épousent un projet de libération d’individus ou de minorités invisibilisés par les savoirs constitués. Les studies, finalement, n’ont qu’un objet et, pour ainsi dire, une obsession : l’étude des dominations dans les faits sociaux ou humains. Etudier tous les faits sociaux selon la variable du genre, ou de l’animal, etc., c’est révéler directement des faits de domination et indirectement leur dissimulation par le partage institué du savoir. Toutes les studies sont des études de/contre la domination — domination des femmes, des minorités sexuelles ou ethniques, et finalement des animaux non humains, derniers maillons de la chaîne des dominés — qui pointent, in fine, toujours invariablement vers la même figure du masculin-blanc-occidental.
A leur façon, les studies reconduisent le projet des Lumières : l’émancipation par le savoir. Elles sont aussi l’indice et la preuve de la vitalité et de la productivité du savoir dans le champ des sciences humaines et/ou sociales. Mais elles le font d’une manière épistémologiquement troublante.
En effet, les studies défient la définition épistémologique longtemps standard de la science et du sujet épistémique. L’épistémologie a toujours défini la science soit comme un savoir universel sans sujet soit comme le savoir d’un sujet universel (transcendantal). Les studies valident d’autres principes épistémologiques :
Principe 1 : Pas de science sans sujet connaissant — la science est un point de vue sur le monde.
Principe 2 : Pas de sujet connaissant non situé — la théorie est une pratique et/ou la théorie d’une pratique.
Principe 3 : Pas de sujet épistémique situé privilégié — tous les points de vue des sujets épistémiques sur le monde se valent.
Ces trois principes conjugués ont des conséquences théoriques et pratiques précises. Théoriquement ils annulent l’opposition entre science et opinion, entre savoir et mythe, entre faits et valeurs. Pratiquement, ils contredisent le projet des Lumières, prétendument émancipateur mais réellement oppresseur. Au croisement de ces deux séries de conséquences, ils obligent à conclure et à admettre que la définition de science comme savoir désintéressé, l’idée d’universel et de neutralité objective sont des croyances par lesquelles la science, c’est-à-dire l’idée occidentale du savoir, a “savamment” invisibilisé et dominé les autres sujets épistémiques ou les autres points de vue sur le monde. La science n’est pas un point de vue sans point de vue (connaissance de nulle part). Croire au non-point de vue de la science c’est, en réalité, imposer son point de vue aux points de vue des autres, donc exercer réellement une domination par la fiction de l’objectivité sans sujet connaissant, d’un savoir délié du pouvoir. Inversement, penser les faits sociaux du point de vue des dominés, ou en redonnant à voir les vies, à entendre les savoirs et, si possible, donner la voix aux dominés d’hier et d’aujourd’hui, c’est déconstruire l’universalisme abstrait des Lumières, rouvrir le monde à la pluralité humaine de ses savoirs, donc de fait décoloniser et/ou désoccentaliser le savoir. Pour les uns, les studies sont à combattre parce qu’elles contestent frontalement les Lumières et l’idéal républicain : l’homme blanc occidental est leur bouc-émissaire. Pour les autres, ces savoirs sur les dominations (contre la domination par le savoir) sont émancipateurs et travaillent à la constitution d’une fraternité résolument inclusive — non sans pratiques exclusives internes.
Finalement les studies troublent les sciences humaines et/ou sociales en troublant la séparation ténue entre le savoir et l’action, la “science” et la politique. La science se présentait, traditionnellement, comme un discours descriptif. Cette séparation a toujours été délicate à maintenir en sciences humaines. Mais elle pouvait être posée comme le modèle de toute scientificité et donc comme leur idéal. Citons Durkheim ou Weber, plus tôt en 1904 : «La science, écrivait-il, commence dès que le savoir, quel qu’il soit, est recherché pour lui-même. Sans doute, le savant sait bien que ses découvertes seront vraisemblablement susceptibles d’être utilisées. Il peut même se faire qu’il dirige de préférence ses recherches sur tel ou tel point parce qu’il pressent qu’elles seront ainsi plus profitables, qu’elles permettront de satisfaire à des besoins urgents. Mais en tant qu’il se livre à l’investigation scientifique, il se désintéresse des conséquences pratiques. Il dit ce qui est ; il constate ce que sont les choses, et il s’en tient là. Il ne se préoccupe pas de savoir si les vérités qu’il découvre seront agréables ou déconcertantes, s’il est bon que les rapports qu’il établit restent ce qu’ils sont, ou s’il vaudrait mieux qu’ils fussent autrement. Son rôle est d’exprimer le réel, non de le juger. » (Durkheim, Éducation et sociologie, 1938, PUF, Quadrige, 1989, p. 71). ; « Il est et il demeure vrai que dans la sphère des sciences sociales une démonstration scientifique, méthodiquement correcte, qui prétend avoir atteint son but, doit pouvoir être reconnue comme exacte également par un Chinois ou plus précisément doit avoir cet objectif » (L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales).
Peut-on dire que les studies épousent ce modèle, même s’il est idéal, du savoir simplement descriptif ? Rien n’est moins sûr, ce qui découlent de leurs trois principes épistémologiques de base. L’étude de la domination devient poreuse avec le militantisme pour combattre la domination. Finalement, seul le sujet dominé, à l’exclusion de tout autre qui ne la subit pas, peut “étudier” le fait de domination : le point de vue de la domination est le point de vue du savoir de la domination, point de vue insubstituable qui remplace tout en le délégitimant le point de vue de la connaissance de nulle part (associé à la neutralité méthodologique). Dès lors, s’il s’avérait que les studies promeuvent le genre le de la recherche militante en sciences humaines et/ou sociales, réalisant l’identité du sujet empirique et du sujet épidémique, il faudrait en conclure soit qu’elles n’appartiennent pas au champ de la science, soit qu’elles inventent une nouvelle figure de la science.