Christianisme et métaphysique. Laurent Cournarie (03-2024)

Si Dieu est un concept nécessaire de la raison, si la recherche d’une preuve de son existence s’impose à elle, on ne peut pas dire que la métaphysique spéciale (théologie) soit issue du christianisme. La métaphysique est antérieure et surtout indépendante par rapport au christianisme. Pourtant on ne saurait contester que la rencontre entre la philosophie antique et la religion judéo-chrétienne a constitué un des faits majeurs de l’histoire. L’Occident et l’Europe se sont construits dans ce double héritage, ou dans la synthèse de ce double héritage. Comment le christianisme a-t-il reçu la « métaphysique » grecque[1] ou comment la métaphysique s’est-elle vue christianisée ? Peut-on finalement parler d’une métaphysique chrétienne 
Cette histoire est évidemment complexe et peut-être n’est-elle pas close. Il faudrait s’intéresser aux premiers siècles du christianisme en Orient et en Occident (la patristique), à la transmission de la philosophie grecque par la philosophie arabe (puisque les commentaires arabes de la Métaphysique d’Aristote et la métaphysique d’Avicenne ont été connus avant l’œuvre d’Aristote), à l’époque scolastique de la métaphysique, à l’humanisme du XVIe s. On se contentera d’établir ici rapidement que le christianisme transforme et réinvente la métaphysique, même s’il est illusoire ou largement erroné de penser que le Moyen Age aura été l’époque faste de la métaphysique[2].
On peut prendre pour témoignage de ce double mouvement de transformation et d’invention) le cas d’Augustin. On peut ainsi suivre chez ce dernier, dans ses Confessions notamment, l’aventure intellectuelle et spirituelle de sa conversion comme la mise en récit et la dramatisation personnelle de cette rencontre entre les deux mondes. 
Sa formation intellectuelle est marquée par la littérature et la rhétorique latines – il sera un orateur brillant et lui-même professeur de rhétorique, officiant à 30 ans au poste convoité de rhéteur officiel à Milan – et par la métaphysique grecque, néoplatonicienne notamment (il reconnaît avoir été rebuté par la sécheresse des Catégories d’Aristote, voir Confessions IV, 16, 29). Mais il se détourne des Lettres pour la sagesse philosophique (largement platonicienne) qu’il identifie (comme le fera aussi à sa suite la métaphysique ultérieure) à la révélation chrétienne. C’est sans doute la lecture, à l’âge de 19 ans de l’Hortensius de Cicéron, ouvrage perdu qui se présentait comme une exhortation à la philosophie dans une inspiration assez proche du Protreptique d’Aristote, qui détermine ce changement intellectuel et annonce sa conversion proprement spirituelle (en 387). En effet la conversion à la philosophie est interprétée comme un renoncement au monde, le désir de se consacrer à la vie de l’esprit, en poursuivant l’idéal néoplatonicien de sagesse et de transcendance. Or Augustin entend insister plutôt sur ce qui unit que sur ce qui oppose la métaphysique grecque (platonicienne) et la révélation chrétienne. Ainsi peut-il expliquer qu’il fut d’abord séduit par la doctrine du babylonien Mani (216-277)[3] – il y a en Dieu une dualité de principes dont le conflit se prolonge en l’homme – mais que ce fut le platonisme qui lui donna le moyen de résoudre cette aporie d’une dualité originaire ou principielle dans le principe lui-même. Il écrit dans les Confessions VII, 9, 13 : 

« C’est ainsi que Tu m’as procuré, par l’intermédiaire d’un homme tout gonflé d’un monstrueux orgueil, certains livres des platoniciens (quosdam platonicorum libros) traduits du grec en latin ».

On ne sait pas exactement de quels ouvrages il s’agit, mais les commentateurs évoquent des textes Plotin ou de Porphyre (traduits en latin par Marius Victorinus). Il précise alors ce qu’il découvert et retenu dans ces lectures :

« Or j’y ai lu non pas, bien sûr, en ces termes, mais suggéré tel, à s’y méprendre, par maintes sinueuses raisons – qu’au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu ; qu’au commencement il était Dieu, ; tout par lui a été fait, et sans lui rien n’a été fait ; ce qui a été fait est Vie en lui, et la Vie était la Lumière des hommes ; et la Lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas saisie, et aussi que l’âme de l’homme tout en rendant témoignage à la Lumière n’était cependant pas elle-même Lumière, alors que le Verbe Dieu, lui, est la Lumière vraie qui illumine tout homme venant en ce monde ; et aussi qu’il était dans ce monde, et le monde a été fait par lui, et le monde ne l’a pas connu ».

Cette déclaration est évidemment très surprenante pour les lecteurs modernes que nous sommes. Il dit avoir trouvé dans des livres platoniciens ce qui est évidemment tiré du quatrième évangile de Jean (Prologue). Augustin assimile ce que nous avons appris à distinguer et même à opposer : la création ex nihilo du monde et l’idée d’une procession ou d’une émanation du monde ex deo. Enfin, il attribue au néoplatonisme l’hypothèse d’une incarnation du Verbe, ce qu’aucun philosophe néoplatonicien n’aurait pu admettre – mais il se ravise un peu plus loin en écrivant : 

« Mais que le Verbe s’est fait chair et a habité parmi nous, dans ces livres [platoniciens], je ne l’ai pas lu » (VII, 9, 14).

Ainsi Augustin cherche dans la métaphysique antique à la fois une anticipation de la révélation chrétienne et les moyens théoriques de la rendre intelligible. Il laisse entendre que dans les ouvrages néoplatoniciens on trouve déjà toutes les vérités du christianisme, à l’exception près de l’incarnation du principe – voulant montrer, à une époque où le christianisme est encore minoritaire qu’il est conciliable avec les écoles métaphysiques dominantes. C’est au point qu’il emploie la thématique et le vocabulaire néoplatoniciens de l’exhortation à rentrer en soi-même (voir Confessions VII, 10, 16 : admonitus redire ad memetipsum) pour y découvrir la présence la plus intérieure du principe plus intime au plus intérieur de lui-même (Dieu, selon une formule célèbre en III, 6, 11, est décrit comme plus intime que lui-même, plus intime que l’intime de soi-même : Tu autem eras interior intimo meo) et que c’est dans cette extase intérieure qu’il comprend enfin la parole de Dieu à Moïse : « je suis celui qui suis ». L’existence de cette vérité est plus certaine que son existence même, puisqu’il saisit ce qu’être signifie vraiment :

« Et je portais mon regard vers les choses qui sont au-dessous de vous et je reconnus que ni elles ne sont absolument, ni elles ne sont pas absolument. Elles sont, puisqu’elles viennent de vous ; elles ne sont pas, puisqu’elles ne sont pas ce que vous êtes. Car cela est véritablement qui demeure immuablement. » (VII, X1, 17). 

L’être de Dieu, c’est l’être plein ou au sens plein du terme, l’être permanent et source de tout être. Dieu c’est l’être même ou l’être en personne (Idipsum) comme il aime à dire et qui est, en quelque sorte, à la fois l’être en soi au sens platonicien et le bien en soi (au-delà de l’essence chez Platon) : Dieu est l’identité de l’être et du bien : source de tout être et tout bien en tant qu’il est l’être purement être, le bien meilleur que tout ce qu’on peut penser (voir VII, 4, 6 qui semble anticiper la formule anselmienne dans sa preuve de Dieu) en tant qu’il est l’être en personne.
Cette intégration de la métaphysique grecque par le christianisme est possible parce que le christianisme se comprend alors lui-même comme philosophie. Le christianisme en un siècle oublie en quelque sorte qu’il est issu du judaïsme et assume l’héritage de la philosophie grecque en prétendant finalement l’accomplir. C’est ce que P. Hadot a particulièrement mis en lumière :

« A ses origines, le christianisme, tel qu’il se présente dans la parole de Jésus, annonce l’imminence de la fin du monde et l’avènement du royaume de Dieu, un message tout à fait étranger à la mentalité grecque et aux perspectives de la philosophie puisqu’il s’inscrit dans l’univers de pensée du judaïsme, qu’il bouleverse sans doute, mais en en conservant certaines notions fondamentales. Rien, apparemment, ne pouvait laisser prévoir qu’un siècle après la mort du Christ, certains chrétiens présenteraient le christianisme non seulement comme une philosophie, càd comme un phénomène de culture grecque, mais même comme la philosophie, la philosophie éternelle. Pourtant, il ne faut pas oublier qu’il existait en fait depuis longtemps des rapports entre le judaïsme et la philosophie grecque, l’exemple le plus fameux étant Philon d’Alexandrie, philosophe juif contemporain de l’ère chrétienne. Dans cette tradition, la notion d’un intermédiaire entre Dieu et le Monde appelé Sophia ou Logos jouait un rôle central. Le Logos était pour elle la Parole créatrice … mais aussi révélatrice de Dieu. (…) C’est à cause de l’ambiguïté du mot Logos qu’une philosophie chrétienne a été possible. Depuis Héraclite, la notion de Logos était un concept central de la philosophie grecque, dans la mesure où il pouvait signifier tout aussi bien “parole”, “discours” et “raison”. Tout spécialement, les stoïciens se représentaient le Logos conçu comme force rationnelle, était immanent au monde, à la nature humaine et à chaque individu. C’est pourquoi, identifiant Jésus, le Logos éternel et le Fils de Dieu, le prologue de l’Évangile de Jean permettait de présenter le christianisme comme une philosophie » (Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Folio, p. 355-356).

L’ambiguïté du concept de Logos est féconde puisque :
/1/ elle rend homogène la spéculation philosophique et la religion révélée : la métaphysique grecque comme le christianisme affirme l’existence d’un Principe du monde. La même aspiration se retrouve dans les doctrines philosophiques de l’Antiquité (d’Héraclite au stoïcisme en passant par Platon ou Aristote) et dans le christianisme. La vérité enseignée par la révélation a été préparée, anticipée par la philosophie païenne. Les philosophies ont en quelque sorte recueilli les éléments dispersés de cette vérité (voir Justin) : la Révélation est précisément la révélation complète du Logos. Pour ainsi dire, la différence entre la métaphysique et le christianisme est celle entre la vérité partielle et la vérité totale, la vérité intuitionnée, potentielle (philosophie grecque ou païenne) et la vérité dévoilée, réalisée (christianisme).
/2/ elle peut servir aussi bien à fonder une métaphysique créationniste (Dieu est séparé du monde qu’il pose dans l’être, hors de sa substance) qu’une métaphysique émanatiste (le monde procède de la substance de Dieu). C’est seulement dans un deuxième temps que la différence des deux modèles cosmologiques a pu devenir un problème métaphysique majeur, connu sous le titre de la « querelle sur l’éternité du monde ». La révélation enseigne le commencement du monde, mais cette vérité n’est pas plus rationnelle que son contraire : il n’est pas contradictoire de supposer une production éternelle du monde. Les deux thèses sont rationnellement possibles : aucune n’est démontrable au détriment de l’autre.
/3/ elle autorise le christianisme à se définir comme philosophie si la philosophie consiste à vivre selon le Logos, càd à la fois comme discours et comme mode de vie, « à tel point, comme le précise Hadot, que, selon Justin [Apologie, I, 46], “ceux qui avant le Christ ont mené une vie accompagnée de raison (logos) sont des chrétiens, eussent-ils passé pour athées, tel Socrate, Héraclite et leurs semblables” » (ibid., p. 360-361). Cette assimilation du christianisme à la philosophie (ou à l’inverse de la philosophie au christianisme) explique l’apparition dans le christianisme d’exercices spirituels qui avaient jusque-là concernés les écoles philosophiques. Certains, dans la tradition de Clément d’Alexandrie et d’Origène (voir Basile de Césarée, Grégoire de Naziance, Grégoire de Nysse), ont interprété le monachisme comme l’accomplissement de la « philosophie chrétienne », càd de la vie philosophique[4]. Le moine est le parfait chrétien, càd le philosophe accompli.
Donc le christianisme a su intégrer la métaphysique et même se penser comme la philosophie achevée. Mais y a-t-il une métaphysique chrétienne ? 
Heidegger considère que l’expression de « philosophie chrétienne » est aussi contradictoire que « cercle carré ». La philosophie est ordonnée à la question de l’être et à la connaissance de l’être (philosophie première en tant qu’ontologie) tandis que le christianisme est ordonné à la question du salut et de la méditation de la foi. 
Pour autant, on ne doit pas méconnaître que le christianisme a renouvelé les questions métaphysiques. On l’a dit, si le monde est créé alors la question métaphysique fondamentale n’est plus : « qu’est-ce que l’être ? » mais « pourquoi l’être plutôt que rien ? ». Plus exactement, il est impensable désormais de traiter la première question sans traiter la seconde, et c’est pourquoi la solution onto-théo-logique aura été si facilement adoptée par la philosophie médiévale. 
Mais le christianisme impose la liberté et le mal comme des questions métaphysiques (nouvelles). Pour nous, la liberté et le mal passent spontanément pour des questions métaphysiques : elles en ont tous les caractères négatifs (abstraction, incompréhensibilité). Elles passent l’une comme l’autre pour des questions sans solution dont l’esprit approfondit en vain le sens. Leibniz dans la préface de ses Essais de Théodicéeconsidère qu’il y a « deux labyrinthes » pour l’esprit humain :

« Il y a deux labyrinthes fameux où notre raison s’égare bien souvent : l’un regarde la grande question du libre et du nécessaire, surtout dans la production et l’origine du mal ; l’autre consiste dans la discussion de la continuité et des indivisibles qui en paraissent les éléments et où doit entrer la considération de l’infini. Le premier embarrasse presque tout le genre humain, l’autre n’exerce que les philosophes ». 

La métaphysique (de Leibniz) se propose d’être le fil d’Arianne pour ne pas se perdre dans ces labyrinthes – Leibniz précisant que le labyrinthe du libre et du nécessaire concerne « tout le genre humain », càd relève de la métaphysique naturelle si l’on peut dire puisqu’il concerne l’action, tandis que celui du continu intéresse la métaphysique philosophique (il est à l’origine des paradoxes de Zénon)[5]. Il faut encore remarquer que Leibniz fait plonger la question de la liberté dans l’abîme de la production et de l’origine du mal : autrement dit, il ne sépare pas la question de la liberté et celle du mal.
Or on peut considérer que c’est le christianisme qui radicalise métaphysiquement la question de la liberté pour autant qu’elle est requise pour rendre compte du mal. Le mal existe dans le monde. Mais quelle est exactement la réalité du mal ? Le mal a-t-il de l’être, est-il un être ? Et quelle est l’origine du mal ? 
La liberté intervient précisément comme raison suffisante du mal tout en évitant de le traiter positivement comme une chose réelle : le mal est posé dans l’être par la liberté mais n’est rien d’autre que la privation du bien (privatio boni). La liberté explique le mal et justifie Dieu (théodicée) de son existence (si le mal n’a pas d’être, Dieu ne peut en être cause puisqu’il ne peut être cause que de l’être et du bien).
Or il y a un traitement non métaphysique possible de la liberté, càd la liberté entendue au sens du droit politique. Et selon H. Arendt, la liberté a d’abord été vécue et pensée comme une question politique par les Grecs[6]. De fait, la question du libre choix, à l’exception du texte ambigu du livre X de la République de Platon, n’a pas dans la philosophie antique la dimension de vertige qu’elle recouvre dans la théologie chrétienne parce qu’elle intervient dans l’explication du mal et dans la justification de Dieu à l’existence du mal (théodicée)[7]
Quant au mal, il émerge comme une question métaphysique radicale dès lors qu’on pense sous cette notion l’unité du mal physique (la souffrance) et du mal moral (la faute). Tant que les deux espèces de mal sont séparés, qu’on ne tente pas de les lier, le mal soit n’est pas une question métaphysique, soit c’est une question métaphysique sans vertige métaphysique. Or c’est sans doute le christianisme qui a articulé le mal physique et le mal moral sous l’idée de liberté. Et de fait, l’histoire de la métaphysique, du Moyen Age jusqu’à Kant au moins (voir De la religion dans les limites de la simple raison) en passant, à l’exception de Spinoza, par la pensée classique (Malebranche, Leibniz, Pascal mais aussi Luther et Calvin), est marquée par les questions du libre arbitre, du péché, de la grâce et de la prédestination. La querelle des églises et les guerres de religion s’invite dans le débat métaphysique. 
La philosophie antique avait déjà posé le problème du libre et du nécessaire, de la contingence ou la nécessité des futurs[8]. Mais que devient la liberté du sage, stoïcien par exemple, quand Dieu est devenu tout puissant, transcendant et personnel ? Leibniz le reconnaît lui-même, sans pourtant désespérer de pouvoir y répondre rationnellement :

« Il y a une interrogation dubitative très ancienne du genre humain concernant la manière dont la liberté et la contingence peuvent coexister avec la série des causes et la providence divine. Et la difficulté de la chose a été augmentée par les recherches des chrétiens concernant la justice de Dieu quand il s’occupe du salut des hommes » (De la liberté).

Les théologiens chrétiens ont ajouté au problème du libre et du nécessaire ceux du du péché originel, de la grâce et de la prédestination. Le péché se transmet-il aux descendants d’Adam par nature ou par la liberté ? Les hommes sont-ils prédestinés à être damnés ou élus ? Le péché a-t-il altéré les possibilités de la nature humaine au point que la grâce seule et non la liberté soit efficace pour assurer le salut de l’âme ? Loin de simplifier le problème de la liberté, le christianisme l’approfondit et en dramatise l’aporie : Dieu étant unique et tout puissant, sa Providence doit être sans faille. Le mal dans le monde doit pourtant recevoir une explication. Si sa cause ne peut être attribuée à un autre principe (manichéisme), ce qui implique contradiction avec le monothéisme, le mal doit remonter à Dieu ou descendre à l’homme. Si Dieu est l’origine du mal, Dieu est méchant et n’est pas Dieu ; si l’homme est la cause du mal, c’est la preuve qu’il est libre et Dieu est justifié, mais alors sa liberté est corrompue et même altérée (serf arbitre), de sorte que le salut ne paraît pas possible sans la grâce divine elle-même. Mais est-il juste que certains reçoivent la grâce pour être sauvés et d’autres non ? La religion et la théologie chrétiennes ont ainsi augmenté l’embarras sur la liberté, joignant aux débats des philosophes sur la nécessité et la liberté, les difficultés touchant le péché originel, la grâce et la prédestination. Finalement si Dieu est providence, si seule la grâce sauve la liberté de la loi du péché, la prédestination concerne également les élus et les damnés, sans que l’usage de leur liberté ne change rien à leur destinée. Donc à un Dieu infini correspond une liberté infinie et une corruption infinie. Dieu infini donne l’infini de la liberté à l’homme dont l’usage engendre un mal infini. Et en dehors de la vérité annoncée et portée par le Christ point de salut et point de liberté : « Si vous demeurez dans ma parole, vous serez mes disciples en vérité, vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous libérera » (Jean, 8, 31-32). Mais la libération par l’Évangile (par la foi) suffit-elle à sauver la liberté du péché ou faut-il reconnaître que toute l’efficace du salut revient au don de la grâce divine ? Comment donc comprendre en même temps que Dieu soit Providence toute puissante (que donc la prédestination soit un dogme de foi) et que l’homme soit libre ?
Pour résoudre la contradiction de providence et de la liberté, de la grâce et de la prédestination, la théologie chrétienne a multiplié les distinctions conceptuelles peut-être plus qu’aucune philosophie, ne cessant de subtiliser, se perdant dans d’infinies arguties autour de ce qu’elle continue de reconnaître finalement comme un mystère, en impliquant la métaphysique dans ces débats. Au XVIIe s. la question de la conciliation entre la liberté, la grâce et la providence ou la prédestination est la question principale des discussions métaphysiques : la métaphysique ne peut s’y désintéresser et en même temps cherche à y apporter la vérité du raisonnement. 
La métaphysique classique, à défaut d’être chrétienne, se charge de traiter des questions propres à la théologie chrétienne : la question du libre et du nécessaire, la question du mal subissent un infléchissement théologique manifeste, comme suffit à l’attester certains titres des plus grands métaphysiciens du XVIIe s., Malebranche (Conversations chrétiennes, Traité de la nature et de la grâce, Méditations chrétiennes et métaphysiques), Leibniz (Principes de la nature et de la grâce fondés en raison, Essai de théodicée), Arnauld (Réflexion sur le nouveau système de la nature et de la grâce), Pascal (Provinciales). Ainsi que vaut la liberté du sage dès lors Dieu est devenu tout puissant, transcendant et personnel ? La religion et la théologie chrétiennes ont ainsi augmenté l’embarras sur la liberté, joignant aux débats des philosophes sur la nécessité et la liberté (la vérité des futurs implique-t-elle la nécessité des futurs ?), les difficultés touchant le péché originel, la grâce et la prédestination. Le péché se transmet-il aux descendants d’Adam par nature ou par la liberté ? Les hommes sont-ils prédestinés à être damnés ou élus ? Le péché a-t-il altéré les possibilités de la nature humaine au point que la grâce seule et non la liberté soit seule efficace pour assurer le salut de l’âme ? Sans doute y a-t-il une grandeur du fatum stoïcum qui n’est pas étranger à la tranquillité chrétienne[9]. Loin donc de simplifier le problème de la liberté, le christianisme l’approfondit et en dramatise l’aporie : Dieu étant unique et tout puissant, sa Providence doit être sans faille. Mais le mal dans le monde doit recevoir une explication. Si sa cause ne peut être attribuée à un autre principe (manichéisme), ce qui implique contradiction avec le monothéisme, le mal doit remonter à Dieu ou descendre à l’homme. Si Dieu est l’origine du mal, Dieu est méchant et n’est pas Dieu ; si l’homme est la cause du mal, il est libre et Dieu est justifié, mais alors sa liberté est corrompue et même altérée (serf arbitre), de sorte que le salut est impossible sans la grâce divine. Mais est-il juste que certains reçoivent la grâce pour être sauvés et d’autres non ? La corruption de toute l’humanité à partir du péché originel, impose « une nécessité naturelle de pécher ». Pour sauver l’homme de sa nature pécheresse qui est à son égard comme une nécessité héritée contre laquelle sa liberté ne peut rien, puisqu’elle est corrompue, il faut supposer le secours de la grâce divine, càd le don de Dieu qui dispose l’homme au salut. Mais pour que la punition de la damnation garde un sens, il faut que la grâce divine efface la nécessité contractée par la corruption de notre nature, ce qui implique que la grâce du salut soit accordée à tous. Or si la grâce suffisante n’est pas universelle, comme l’expérience le prouve (tous les hommes n’ont pas la foi et les Évangiles précisent que les élus seront peu nombreux), il faut admettre que la prédestination relève soit de la nécessité en Dieu soit de l’arbitraire ce qui, dans les deux cas, détruit la justice de Dieu (ce qui est nécessaire n’est ni juste ni injuste : ce qui est arbitraire n’est pas juste). Car où est la justice si Dieu a choisi de sauver certains hommes alors qu’ils ne le méritent pas plus que tous les autres puisqu’ils partagent avec eux la même indignité causée par le péché ? Ou alors ce qui les rend meilleurs et dignes de cette élection vient seulement de Dieu, puisque tout bien a sa source en lui. Mais alors comme dit Leibniz « celui qui borne sa bonté sans sujet n’en doit pas avoir assez » (Essais de théodicée, p. 36). Dira-t-on que Dieu ne sauve pas celui qui ne collabore pas librement à son salut et que le damné est celui dont Dieu savait qu’il manquerait de volonté ou de foi pour co-agir avec la grâce suffisante ? Mais alors il appartenait à Dieu de leur accorder cette grâce de ne pas être perdus par manque de volonté. Et si, pour sortir de la difficulté, on distingue la grâce interne accordée à tous et la grâce extérieure des circonstances qui déterminent la grâce interne à agir, alors on ne comprendra pas pourquoi Dieu n’a pas permis à chaque homme de rencontrer les conditions d’une grâce efficace. Et s’il ne l’a pas fait, c’est soit qu’il ne l’a pas pu, ce qui contredit sa toute-puissance, ou qu’il ne l’a pas voulu, ce qui limite sa bonté et sa justice. Sans doute, pourrait-on suivre Augustin qui souligne que l’élection au salut de certains hommes n’entraîne aucune injustice, puisque 

« tous les hommes étant compris sous la damnation par le péché d’Adam, Dieu les pouvait tous laisser dans leur misère, et qu’ainsi c’est par une pure bonté qu’il en retire quelques-uns » (ibid.).

Donc le péché de tous justifie l’élection de certains et ne rend pas injustifiable la damnation de tous les autres. Il n’y a rien d’injuste dans la prédestination des élus puisque les hommes, tous pécheurs, mériteraient tous d’être damnés. Tirés du néant par Dieu, pécheurs en Adam, Dieu serait justifié à les abandonner tous dans la corruption alors qu’il en sauve quelques-uns. Mais ici on confond la grâce (faveur imméritée) et la miséricorde (soustraction à un châtiment mérité). Ou plutôt

« la question demeure toujours, pourquoi Dieu ne les retire pas tous, pourquoi il en retire la moindre partie, et pourquoi les uns préférablement aux autres » (ibid., p. 36-37) ? 

Et finalement, même si le péché est d’essence négative, la chute n’est pas arrivée sans la permission de Dieu et il est impossible que Dieu ait pu permettre la chute d’Adam sans envisager les suites (la corruption de tout le genre humain –> le choix d’une minorité d’élus –> l’abandon de tous les autres), ce qui n’empêche pas de faire remonter l’origine du mal en Dieu même.
Ainsi si Dieu est providence, si seule la grâce sauve la liberté de la loi du péché, alors la prédestination concerne également les élus et les damnés, sans que l’usage de leur liberté ne change rien à leur destinée. Donc à un Dieu infini correspond une liberté infinie et une corruption infinie. Dieu infini donne l’infini de la liberté à l’homme dont l’usage engendre un mal infini. Et en dehors de la vérité annoncée et portée par le Christ, point de salut et de liberté : « Si vous demeurez dans ma parole, vous serez mes disciples en vérité, vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous libérera » (Jean, 8, 31-32). Mais la libération par l’Évangile (par la foi) suffit-elle à sauver la liberté du péché ou faut-il reconnaître que toute l’efficace du salut procède du don de la grâce divine ? Comment donc comprendre en même temps que Dieu soit Providence toute puissante (que donc la prédestination soit un dogme de foi) et que l’homme soit libre ? De fait, les Écritures contiennent des énoncés difficilement conciliables. Au titre de la liberté, le récit de la chute suppose la liberté d’Adam. Mais on peut citer cette exhortation du Deutéronome : « Je mets devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction : choisis donc la vie » (30, 19). Au titre du péché, on peut citer le prophète Jérémie :

« L’Ethiopien peut-il changer sa peau ? un léopard effacer les taches de sa robe ? Comment vous-même pourriez-vous faire le bien, ancrés comme vous êtres dans le mal ? » (13, 23). 

La liberté est gravement altérée par le fait du péché, péché invétéré, qui réclame que l’homme soit sauvé de cette servitude intérieure. Cet esclavage est décrit de manière saisissante par cette parole fameuse de saint Paul :

« Le bien que je voudrais, je ne le fais pas, et je commets le mal que je ne veux pas » (Romains, 7, 19).

Et saint Jean va jusqu’à dire : « Le monde tout entier est au pouvoir du malin » (Jean, 5, 18). Quant à la prédestination (qui désigne, au sens strict, le dessein éternel et infaillible d’après lequel Dieu décide de conduire effectivement au salut qui il veut), le problème ici n’est pas de savoir si elle existe (c’est une vérité de foi, comme l’enseigne expressément saint Paul : « Ceux que Dieu a connu à l’avance, il les a prédestinés, et ceux qu’il a prédestinés, il les a appelés », Romains, 8, 2 et 30), ou comme le suggère saint Jean, faisant dire au Christ : « Nul ne peut venir à moi si mon père ne l’attire » (Jean, 6, 44)), mais s’il y a parallélisme, comme la logique le voudrait, entre les élus et les damnés : faut-il admettre une prédestination pareillement positive des damnés, comme l’ont admis Luther et Calvin, sur la base de textes comme ceux-ci :

« Le Seigneur endurcit le cœur du Pharaon » (Ancien Testament, Exode, 9, 12) ; « Le potier n’est-il pas maître de son argile pour faire de la même masse soit un vase d’honneur soit un vase d’indignité ? » (Paul, Romains, 9, 21).

Dieu veut-il condamner les damnés comme il veut élire les élus ?
Pour résoudre cet écheveau de contradictions entre la providence et la liberté, la grâce et la prédestination, la théologie chrétienne n’a cessé de multiplier, comme la métaphysique en quelque sorte les distinctions conceptuelles et peut-être davantage qu’elle encore, et se perdre dans d’infinies arguties autour de ce qu’elle continue de reconnaître finalement comme un mystère. Ainsi toute l’histoire de la théologie chrétienne est marquée par une succession d’interprétations qui, à force d’essayer d’expliquer l’incompréhensible, finissent toujours, dans la comparaison entre la providence divine et la liberté humaine, entre le péché et la nature humaine, entre la grâce divine et la volonté de l’homme, à affirmer la domination d’un terme sur l’autre (Providence divine ou liberté humaine ; salut par la grâce ou salut par la liberté), ce qui aura occasionné à chaque fois des crises théologiques profondes appelant une rectification doctrinale et conciliaire. A titre d’exemple, on peut citer la position de saint Augustin qui affirmant d’abord que l’origine de tous les maux procède de la désobéissance de l’homme par son libre-arbitre (dans son Liberio arbitrio), parce qu’il polémique alors contre le manichéisme qui explique la mal par la matière en général et pour l’homme par le corps en particulier, en vient à insister (dans ses Retractationes) plutôt sur la libération par la grâce quand il lutte contre le pélagisme (Pélage, moine irlandais du Vème siècle) niant toute transmission du péché originel et toute altération définitive des possibilités innées de la nature humaine, ce qui entraînait une minimisation de la nécessité et de l’efficacité de la grâce divine pour l’obtention du salut[10]. C’est le même débat qui opposera au XVIe Luther à l’humanisme d’Érasme[11] et au XVIIe les partisans de Molina (les jésuites) à ceux de Jansénius (les jansénistes : voir les Provinciales de Pascal). Les conciles tentent de clore les querelles en rejetant toutes les positions excessives (le concile d’Orange en 529, de Valence en 856 pour le dogme de la prédestination, le concile de Trente en 1545 contre l’erreur luthérienne qui affirme la possibilité de parvenir à la certitude qu’on est prédestiné au salut et contre la thèse calviniste qu’il existe parallèlement à la prédestination des élus, une prédestination des damnés…)[12]. Ainsi, malgré les synthèses des plus grands docteurs (comme celle de Thomas d’Aquin), la querelle sur la liberté et la providence n’a jamais cessé, jusqu’à cette solution adoptée par l’église catholique de s’abstenir de condamner (ou d’approuver) la théorie du dominicain Banez (qui soutient la prédétermination ou la prémotion physique) ou celle adverse du jésuite Molina à condition que leurs partisans ne traitent pas leurs adversaires d’hérétiques[13].
Mais si l’on doit remonter à la source de tous ces débats théologiques (ou métaphyco-théologiques), il faut revenir à Augustin, qui décidément constitue un moment clé dans la christianisation de la métaphysique. Le problème est le suivant : Dieu aurait pu doter l’homme d’un libre arbitre incapable de pécher ou lui donner la grâce nécessaire pour résister indéfiniment à la tentation de pécher. Puisque Dieu est le souverain bien, il se suffit absolument. Donc tout ce qui existe en dehors de lui ne peut exister que comme l’effet d’un don gratuit càd par sa grâce. L’homme (comme toute créature) n’a pas mérité cette grâce, car pour la mériter il lui aurait fallu exister. Or son existence est-elle même purement gracieuse. Et la liberté est un don en quelque sorte supplémentaire (par rapport à l’existence), une grâce de surcroît qui elle n’a pas été accordée à toutes les créatures. Tout ce qui est, est un bien et la liberté est un bien supérieur encore puisqu’elle est la condition d’une vie capable de se maîtriser et de se tourner par elle-même vers le bien, source de tout bien. Mais la liberté de la volonté de la liberté n’est pas le bien : tirée du néant comme toute chose, elle conserve en elle cette privation d’être, et c’est cette privation qui s’exprime dans le péché qui n’est rien d’autre qu’un mauvais usage de la volonté. La liberté n’est donc ni le bien (la béatitude), ni le mal (la liberté est un don de Dieu), mais la privation par son mauvais usage d’un bien. 
Ainsi pour chuter, il a suffi à l’homme de vouloir (se détourner de Dieu), de faire un mauvais usage de sa liberté (bien) : le péché est donc bien la privation d’un bien. Mais il ne lui suffit plus à l’homme de vouloir pour rétablir sa nature première et revenir à son état initial. Une telle restauration nécessité une véritable recréation. Et c’est ce don spécial de Dieu qui se nomme précisément la grâce. Si tout est grâce, il faut distinguer le concours que Dieu prête aux créatures pour exister et pour opérer et le don surnaturel pour rendre à l’homme déchu ce qu’il a perdu par sa faute dans la chute. Ainsi la grâce est la condition du salut et cette grâce étant gratuite (sinon elle ne serait pas gracieuse), elle est donnée et reçue sans jamais être méritée. Donc les œuvres (les actions ou les effets de la liberté) ne permettent pas d’acquérir les moyens du salut. Le commencement de la grâce c’est la foi : la foi passe avant les œuvres – elle n’en dispense pas, mais celles-ci découlent de celle-là. Si donc elle ne vient pas de nous, reste à supposer que la grâce justifiante soit l’objet d’une élection de la part de Dieu. Mais le problème se resserre : quel est le motif de l’élection ? Ce ne peut être la foi même puisqu’elle est le commencement de la grâce : elle est donc elle-même un don de Dieu. La raison ne tient pas à l’anticipation par Dieu du mérite des hommes, sinon le mérite serait la cause de la grâce, ce qui est impossible. Ce n’est pas non plus enfin, le libre concours avec laquelle la volonté de certains répond à cet appel de la grâce, car on ne comprendrait pas qu’il y ait beaucoup d’appelés et si peu d’élus. Alors, pourquoi donc Dieu justifie-t-il celui-ci plutôt que celui-là ? Saint Augustin avoue qu’il n’y a pas de réponse à cette question. Et dans tous les cas, il n’appartient pas à l’homme, débiteur infini, d’en décider. Mais malgré cette incompréhensibilité de la raison dernière de la justification, du moins le théologien doit-il affirmer qu’il ne saurait y avoir dans la grâce salutaire aucune injustice ou iniquité. La justification obéit à une insondable équité dont les motifs nous échappent. La raison doit s’incliner ici devant un mystère. 
Le principe de conciliation entre la grâce et la justice échappe à la raison. Reste l’autre problème entre la grâce et la liberté qui présente des difficultés également indépassables, ? Si l’on admet que la prédestination est juste, est-ce que l’homme reste libre en agissant sous l’influence de la grâce ? Pour Augustin il n’y a pas de problème au sujet de la liberté et de la grâce (voir E. Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, p. 204-216)). D’abord, le fait du libre arbitre est évident puisqu’il se confond avec la volonté. La volonté est un bien inaliénable de l’homme. Il va de soi que l’homme exerce librement sa volonté (par le choix des motifs), que la volonté veut le bien dont la fin est évidemment l’amour de Dieu. Le problème est donc plutôt de savoir s’il est en notre pouvoir de le faire. Or pouvoir faire ce qu’on choisit de faire, c’est assurément quelque chose de plus que le libre arbitre. C’est précisément la liberté. Certainement l’expérience d’Augustin est ici décisive, tout opposée à la doctrine de Pélage : loin que la volonté soit toujours libre d’accomplir ou de ne pas accomplir la loi divine, il a éprouvé cette distorsion, si fortement marquée par saint Paul (voir l’Épître aux romains déjà citée), entre la volonté du bien et l’impuissance à le faire. La seule manière d’expliquer cette incapacité, c’est de supposer que le péché a effectivement corrompu la volonté. Et s’il en est ainsi, contrairement au pélagisme, seule la grâce de Dieu peut être rédemptrice. Dans ces conditions, le problème véritable n’est pas entre la grâce et le libre arbitre, mais entre la grâce et la liberté. La différence entre l’homme qui a la grâce et celui qui ne l’a pas ne porte pas sur la possession du libre arbitre, mais sur son efficacité. La grâce produit la délectation du bien qui affermit le libre arbitre et le rend capable de vouloir le bien. Mais on a volonté est-elle encore libre sous l’effet de la délectation du bien produite par la grâce ? Mais la situation n’est pas différente de l’action vicieuse où quand la volonté se délecte du mal on n’a pas l’habitude de lui refuser le libre arbitre, au contraire. La délectation du bien manifeste la spontanéité de la volonté autant voire davantage que la délectation du mal. Donc non seulement en agissant sur la volonté, la grâce respecte le libre arbitre mais en plus elle lui confère la liberté. La liberté (libertas) n’est pas le libre arbitre (librium arbitrium). La volonté est toujours libre (libre arbitre), mais non pas toujours bonne, capable de vouloir le bien (liberté). Or c’est bien l’erreur de Pélage d’avoir cru que le libre arbitre, puisqu’il est laissé intact par le péché, est également capable par lui-même d’annuler le péché (liberté), n’apercevant pas que ce qu’il a fallu à Dieu pour créer la liberté, il le faut à une recréation pour la restaurer. Ainsi, c’est peut-être faute d’avoir saisi le sens proprement augustinien de la liberté que la tradition qui lui a succédé a alimenté des

« controverses séculaires. (…) Dans une telle doctrine, puisque la liberté se confond avec l’efficace d’un libre arbitre orienté vers le Bien, et que l’office propre de la grâce est de conférer cette efficace, non seulement il ne saurait y avoir opposition entre liberté et la grâce, mais, au contraire, c’est la grâce seule qui confère à l’homme la liberté. Plus donc la volonté est assujettie à la grâce, plus elle est saine, et plus elle est saine, plus elle est libre. Que l’on suppose, par conséquent, un libre arbitre qui ne serait soumis qu’à Dieu seul, ce serait pour lui la liberté suprême … car c’est dans le service du Christ que consiste la vraie liberté.» (Gilson, ibid., p. 214).


[1] Même si l’expression est problématique : le terme « métaphysique » est comme l’on sait tardif, que les philosophies antiques (Platon, Aristote, Plotin) auxquelles on peut l’appliquer, l’ignorent. Mais on peut considérer que le Bien, le Premier moteur, l’Un sont des concepts et posent des questions « métaphysiques ».

[2] On l’a dit au début du cours, contrairement aux philosophes de l’époque classique (XVIIème siècle), aucun auteur médiéval (latin) n’a revendiqué le titre de métaphysique pour présenter sa propre pensée (ni Albert le Grand, ni Thomas d’Aquin par exemple). Quand ils parlent de la métaphysique, ils évoquent les textes d’Aristote qu’ils commentent. Et c’est tardivement que le Moyen Age s’est intéressé à la métaphysique puisque, jusqu’au XIIIe s., les seuls textes d’Aristote connus étaient les ouvrages de logique qui avaient été traduits par Boèce. L’Isagogè de Porphyre qui se présente comme l’introduction aux Catégories d’Aristote, aura été le traité le plus fréquenté du Moyen Age. On ajoutera que la figure d’Aristote assimilé au philosophus, ne devient prépondérante qu’avec Thomas d’Aquin et que c’est là un phénomène finalement isolé. De là on peut tirer deux conclusions. 
a) « Pour la plupart des historiens de la philosophie, le Moyen Age en général et le XIIIe siècle en particulier correspondent aux années sombres d’une véritable dictature intellectuelle d’Aristote. Rien n’est plus faux. L’aristotélisme n’est pas toute la pensée médiévale. Jusqu’à un certain point on pourrait même dire que l’anti-aristotélisme a été la tendance prédominante du Moyen Age » (Alain de Libera, La philosophie médiévale, p. 363). Ce dernier qui entend s’opposer à l’interprétation téléologique en quelque sorte de la scolastique ou la “métaphysique médiévale” de Gilson (faisant de Thomas d’Aquin le sommet de la scolastique, un peu comme Aristote lisait l’histoire de la philosophie antique à partir de la doctrine des causes qui trouvait dans sa propre théorie son couronnement) rappelle que la lecture d’Aristote a été censurée au XIIIème (en 1280 par les Universités de Paris et d’Oxford). Le docteur “commun” était, en son temps, “hérétique”. D’une manière générale, le Moyen Age aura été plus divers qu’on ne veut se le représenter.
b) Comme le souligne J. L. Marion « paradoxalement, la période historique, généralement reconnue comme l’âge d’or de la “métaphysique”, se caractériserait ainsi par son extrême réticence à user d’un terme dont plus d’autres, elle mesurait sans doute le caractère éminemment problématique” (“La science toujours recherchée et toujours manquante”, in La métaphysique. Son histoire, sa critique, ses enjeux, Presses universitaires de Laval, 1999, p. 21). On peut même dire que la métaphysique est pour la scolastique plutôt la pensée de l’autre (l’autre de la Révélation), ce qui a conduit à deux attitudes qui se sont partagés l’héritage chrétien de la philosophie grecque : la tendance soit à insister sur l’hétérogénéité des sources et des visées, soit à s’approprier cette étrangeté 

[3] De là le « manichéisme ».

[4] Pour plus de précisions sur ce point, voir P. Hadot, op. cit., ch. X et XI.

[5] Le problème du continu remonte aux origines de la métaphysique, à l’opposition entre la doctrine parménidienne de l’être (l’être est, il est plein, un et continu) et le pythagorisme : le réel est composé de nombres, or la série des nombres est discontinue. Zénon exploite les difficultés du pythagorisme à composer une grandeur continue (l’espace ou le temps) avec des unités discrètes (si on traite la grandeur géométrique comme une grandeur arithmétique (discontinue) on tombe dans des paradoxes). 

[6] Si la définition de la liberté ressemble à une « entreprise désespérée » (Crise de la culture, « Qu’est-ce que la liberté ? », Paris, Folio, p. 186), si à son propos, l’esprit doit admettre que son concept ou celui de son contraire est aussi impossible que la notion de « cercle carré » (ibid.), si aucun énoncé théorique ne peut venir étayer la conscience d’être libre qui commande pourtant notre vie pratique, parce que l’esprit ne peut renoncer au principe que rien ne naît de rien (nihil ex nihilo), rien ne naît sans cause (nihil sine causa), c’est peut-être faute d’avoir oublié ou de n’avoir pas l’expérience politique de la liberté, càd faute d’avoir déplacé dans le théâtre intérieur de la volonté le problème de la liberté qui a son unique lieu d’expérience authentique dans l’espace politique. « Le phénomène de la liberté n’apparaît pas du tout dans le domaine de la pensée, … ni la liberté, ni son contraire ne sont expérimentées dans le dialogue entre moi et moi-même au cours duquel surgissent les grandes questions philosophiques et métaphysiques, et … la tradition philosophique,… a faussé, au lieu de la clarifier, l’idée même de liberté telle qu’elle est donnée dans l’expérience humaine en la transposant de son champ originel, le domaine de la politique et des affaires humaines en général, à un domaine intérieur, la volonté, où elle serait ouverte à l’introspection. Comme première et préliminaire justification de cette approche, on peut remarquer qu’historiquement le problème de la liberté a été la dernière des grandes questions métaphysiques traditionnelles – comme l’être, le néant, l’âme, la nature, le temps, l’éternité, etc. – à devenir thème de la recherche philosophique. Il n’y a pas de préoccupation concernant la liberté dans toute l’histoire de la grande philosophie depuis les présocratiques jusqu’à Plotin, le dernier philosophe antique. Et quand la liberté fit sa première apparition dans notre tradition philosophique, ce fut l’expérience de la conversion religieuse – de saint Paul d’abord, de saint Augustin ensuite, qui la suscita.
Le champ où la liberté a toujours été connue, non comme un problème certes, mais comme un fait de la vie quotidienne, est le domaine politique. Et même aujourd’hui, que nous le sachions ou non, la question de la politique et le fait que l’homme possède le don de l’action doit toujours être présente à notre esprit quand nous parlons du problème de la liberté ; car l’action et la politique, parmi toutes les capacités et les possibilités de la vie humaine, sont les seules choses dont nous ne pourrions même pas avoir l’idée sans présumer au moins que la liberté existe, et nous ne pouvons toucher à une seule question politique sans mettre le doigt sur une question où la liberté humaine est en jeu. La liberté, en outre, n’est pas seulement l’un des nombreux problèmes et phénomènes du domaine politique proprement dit, comme la justice, le pouvoir ou l’égalité ; la liberté, qui ne devient que rarement – dans les périodes de crise ou de révolution – le but direct de l’action politique – est réellement la condition qui fait que les hommes vivent ensemble dans une organisation politique. Sans elle la vie politique comme telle serait dépourvue de sens. La raison d’être de la politique est la liberté, et son champ d’expérience est l’action.
Cette liberté que nous prenons pour allant de soi dans toute théorie politique et que même ceux qui louent la tyrannie doivent encore prendre en compte, est l’opposé même de la « liberté intérieure », cet espace intérieur dans lequel les hommes peuvent échapper à la contrainte extérieure et se sentir libres. Ce sentiment interne demeure sans manifestation externe et de ce fait, par définition, ne relève pas de la politique. Quelle que puisse être sa légitimité, et si éloquemment qu’on ait pu le décrire dans l’Antiquité tardive, il est historiquement un phénomène tardif, et il fut à l’origine le résultat d’une retraite hors du monde dans laquelle des expériences mondaines furent transformées en expériences intérieures au moi. Les expériences de la liberté intérieure sont dérivées en ceci qu’elles présupposent toujours un repli hors du monde où la liberté était refusée, dans une intériorité à laquelle nul autre n’a accès. (…) 
Par conséquent, en dépit de la grande influence que le concept d’une liberté intérieure non politique a exercé sur la tradition de la pensée, il semble qu’on puisse affirmer que l’homme ne saurait rien de la liberté intérieure s’il n’avait d’abord expérimenté une liberté qui soit une réalité tangible dans le monde. Nous prenons conscience d’abord de la liberté ou de son contraire dans notre commerce avec d’autres, non dans le commerce avec nous-mêmes » (p. 188-192).
C’est la philosophie qui rend problématique la liberté parce qu’elle en cherche l’existence là où aucune expérience n’est possible. Le problème de la liberté est donc à la mesure de l’erreur de la philosophie sur la liberté. La liberté est avant tout une réalité mondaine et non pas la dimension la plus intérieure de l’intériorité. Et la liberté métaphysique (la liberté intérieure de l’arbitre) est si peu première qu’elle est plutôt obtenue par soustraction du monde, càd de l’expérience de la liberté politique. Par « monde », càd « monde commun », puisqu’un monde non partagé n’est pas un monde[6] il faut entendre l’espace de la cité. La liberté dite métaphysique c’est le monde privé de la liberté du monde commun (liberté intérieure). Mais un monde privé est une absence de monde, et donc une privation de la liberté même : « Sans une vie publique politiquement garantie, il manque à la liberté l’espace mondain où faire son apparition » (ibid., p. 193).

[7] Le choix chez Aristote par exemple est un moment de l’action et n’est pensé qu’en relation avec l’action. Il exprime la nécessité que l’action soit volontaire ou spontanée pour être morale (un acte contraint n’a pas de signification éthique) et ce qui suit la délibération. Aubenque rappelle ainsi (La prudence chez Aristote) que se croisent chez Aristote deux traditions et comme deux lignes sémantiques du choix, même si le concept aristotélicien, le concept technique prolonge plutôt le sens populaire de la proairèsis. Le choix (proiairèsis) tient à la fois de la conscience populaire, ce pourquoi il signifie chez Aristote, libre préférence de la volonté, et de l’héritage socratique, platonicien (mythe d’Er) et stoïcien (ancien stoïcisme) : de là son traitement en III, 4-6 comme choix préférentiel, et en II, 6, 1106b36 et, en VI, 2, 1139a23 comme disposition qui engage – ce dernier concept du choix ayant été retenu par la pensée moderne. 
Chez Platon au contraire, le choix n’est pas situé dans l’horizon de l’action morale, comme exercice raisonné et préférentiel, mais à l’origine même de l’existence. C’est le fameux mythe d’Er qui présente l’âme comme choisissant sa vie future et comme responsable par son choix de toute sa vie – ce qui laisse « la divinité hors de cause » (617 e). Mais la leçon du mythe est ambiguë. Certes il y a toujours assez de vies à choisir pour que le choix soit également libre pour chaque âme. Mais  :
1/ le choix de la vie étant irréversible, c’est toute la vie qui se transforme en nécessité ;
2/ le choix d’une vie n’est pas absolument libre si l’âme subit, même inconsciemment, le choix de ses vies passées. L’âme est libre si le choix est rapporté à sa vie future, mais ne l’est pas si on le rapporte à l’influence et donc au conditionnement (du choix) de sa vie passée, comme semble le suggérer Platon en parlant le choix des âmes empressées : « Le premier sort, s’avançant aussitôt, choisit la plus grande tyrannie, et, emporté par l’imprudence, et par une avidité gloutonne, il la prit sans avoir examiné suffisamment toutes les conséquences de son choix. Il ne vit pas que son lot le destinait à manger ses propres enfants et à d’autres horreurs ; mais quand il l’eut examiné à loisir, il se frappa la poitrine et se lamenta d’avoir ainsi choisi, sans se souvenir des avertissements de l’hiérophante ; car, au lieu de s’accuser lui-même de ses maux, il s’en prenait à la fortune, aux démons, à tout, plutôt qu’à lui-même. » (619b-c). Platon limite certes cette part de déterminisme en insistant sur le défaut d’intelligence et sur la précipitation. L’âme qui subit sa vie passée dans le choix de sa vie future (choix libre et contraint) est celle qui ne sait pas juger ou choisir avec réflexion. Mais d’où vient que certaines âmes ne savent pas choisir de manière sensée ? 

[8] Toute l’Antiquité (Aristote, Épicure, les stoïciens) a discuté l’ « argument dominateur » (kurieuôn logos) formulé par Diodore de Mégare (principal représentant de l’école dite mégarique). C’est pourquoi on peut formuler l’hypothèse que le problème de la liberté, càd de la contingence ou de la nécessité constitue le fil conducteur de l’histoire de la philosophie (cf. J. Vuillemin, Nécessité ou contingence – l’aporie de Diodore et les systèmes philosophiques) et qu’ainsi la liberté est depuis l’Antiquité une question de portée métaphysique. L’argument dit qu’il y aurait incompatibilité entre trois (ou quatre) prémisses admises pourtant séparément comme évidentes. On ne pourrait avoir A, B et C vraies ensemble :
A : tout ce qui est passé est nécessairement vrai (le passé est irrévocable : il n’est pas vrai que ce qui n’a pas eu lieu n’a pas eu lieu).
B : du possible ne procède pas l’impossible (ce qui n’arrivera jamais) : l’impossible ne procède pas du possible (P –> I = F). L’axiome est à la base du raisonnement par l’absurde. 
C : est possible ce qui n’est pas vrai et ne le sera pas (il y a des possibles qui ne se réaliseront jamais).
Donc on aurait : 
A et B donc non C ; 
ou B et C donc non A ; 
ou A et C donc non B
mais jamais A et B et C vrais en même temps. En fait, il s’agit de montrer (pour Diodore) que C est impossible, càd de réfuter le possible de la contingence.
L’argument est dit « dominateur » parce qu’il a, semble-t-il, dominé les débats philosophiques de l’Antiquité (Chrysippe, Épicure, Aristote, Cicéron), y compris dans les banquets jusqu’à provoquer la migraine des convives selon Plutarque, mais aussi parce qu’il conclut à la domination de la vie humaine par la nécessité. L’argument revient à déterminer les faits à venir à partir des faits du passé, càd à transférer la nécessité du vrai, des faits passés aux faits avenir, ce qui consiste à nier la contingence. 
Ainsi, ce que j’accomplirai demain m’apparaît aujourd’hui possible comme son contraire (aller au cinéma ou ne pas y aller). Mais après demain ce que j’aurai fait (par exemple aller au cinéma) appartiendra à mon passé et de ce fait sera nécessaire (en vertu de A) puisqu’il m’apparaîtra que le contraire (ne pas aller au cinéma) était impossible (il m’apparaître comme un fait nécessaire càd dont le non-accomplissement sera une impossibilité). Mais alors ce qui était possible devient impossible, ce qui est contraire à C. Donc si l’on veut conserver un sens à l’idée de possible, il faut considérer qu’il ne peut signifier rien d’autre sinon ce qui est ou ce qui sera, càd la même chose que le réel ou le nécessaire (il est possible d’être musicien si on l’est ou si on doit le devenir ou mieux si on devra le devenir). Ainsi, il est déjà vrai que le possible est ou qu’il sera, ce qui revient à dire que le futur est aussi nécessaire que le passé. Ou encore dire qu’il est vrai que x est possible, c’est dire qu’il est possible qu’il le devienne, ce qui veut dire qu’il le deviendra, càd qu’il le deviendra nécessairement. Donc la contingence consiste non pas dans la possibilité pour une chose d’arriver ou de ne pas arriver, mais dans l’indétermination du moment où la possibilité se réalisera. x est possible, cela signifie qu’il existe un temps t où x est réalisé. Ainsi il est nécessaire que le possible arrive, donc il n’y a pas de contingence dans l’être.
On peut présenter encore les choses ainsi pour mieux faire ressortir la conséquence pratique du raisonnement : il était vrai hier que j’irai au cinéma demain et si cela était vrai hier, ça l’était depuis toujours. Or s’il était vrai que j’irai au cinéma, je ne pouvais pas ne pas aller au cinéma. 
Par conséquent, la contingence est une fiction. Un fait n’est vrai que s’il est nécessaire. Il n’y a pas de vérité en dehors de la nécessité. La vérité de l’avenir est aussi nécessaire que celle du passé (A).

[9] Mathieu. V, 25-33 : « Ne vous mettez point en souci, ni pour votre vie, de ce que vous mangerez et de ce que vous boirez, ni pour votre corps, de quoi vous vous vêtirez. La vie n’est-elle pas plus que la nourriture et le corps plus que le vêtement ? Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent, ils n’amassent rien dans des greniers, et votre Père céleste les nourrit. Ne valez-vous pas bien plus qu’eux ? D’ailleurs, qui de vous peut, par ses soucis, ajouter une coudée à sa taille ? Et pourquoi vous mettre en souci du vêtement ? Considérez comment croissent les lis des champs ; ils ne travaillent ni ne filent cependant je vous disque Salomon même, dans toute sa magnificence, n’était point vêtu comme l’un de ces lis. Si Dieu revêt de la sorte l’herbe des champs qui est aujourd’hui et qui demain sera jetée au four, combien plutôt ne vous vêtira-t-il pas, vous, ô gens de peu de foi ? Ne vous mettez donc point en souci, et ne dites pas : « Que mangerons-nous, ou que boirons-nous, ou de quoi nous vêtirons-nous ? » comme font les païens qui recherchent toutes ces choses, car votre Père céleste sait que vous en avez besoin. Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice et toutes ces choses vous seront données par-dessus. ».
Mais la tranquillité chrétienne est, pour Leibniz très supérieure, parce qu’elle se fonde sur une connaissance vraie de Dieu : le stoïcisme est un panthéisme – le dieu du stoïcisme est un feu, une puissance impersonnelle diffusée dans la totalité du cosmos, il ne peut donc être question d’un rapport de personne à personne, d’une confiance interpersonnelle ; la « patience » est donc forcée. Le dieu du christianisme est une personne, et la foi est une confiance ; le fatum christianum conduit donc au contentement. En d’autres termes, le fatum stoïcum veille au bien du tout mais subordonne le bien du singulier au bien du tout, alors que fatum christianum veille indivisiblement au bien du singulier et au bien du tout, sans subordination du premier au second : Dieu est un bon maître et tout ce qui arrive aux créatures raisonnables est juste, non seulement par rapport au tout mais aussi et surtout par rapport à elles-mêmes. 

[10] Quand il est en lutte avec le manichéisme donc, Saint Augustin élabore une vision « éthique » du mal selon laquelle l’homme est intégralement responsable. C’est ce qu’il montre dans le De libero arbitrio ou bien dans sa polémique avec Félix : « S’il y a pénitence, c’est qu’il y a culpabilité, s’il y a culpabilité, c’est qu’il y a volonté, s’il y a volonté dans le péché, ce n’est pas une nature qui nous contraint » (Contra Felicem, § 8). Mais, plus tard, dans sa polémique avec Pelage [«  La grâce et le secours de Dieu ne sont point accordés pour chaque acte isolément ; mais ils consistent dans le don du libre arbitre, dans la connaissance de la loi divine et de la doctrine chrétienne. – Le libre arbitre n’existe pas s’il a besoin du secours de Dieu : chacun possède dans sa volonté le pouvoir de faire ou de ne pas faire une chose. – La grâce divine nous est attribuée selon nos mérites. – Le pardon est accordé aux repentants, non en vertu de la grâce et de la miséricorde de Dieu, mais selon leurs mérites et leurs efforts, quand, par leur pénitence, ils sa sont rendus dignes de pardon. – La victoire nous vient du libre arbitre, non du secours de Dieu. »] il conserve l’expérience hébraïque et chrétienne du mal au sens d’une déviation de la liberté qui vient de plus loin que de la liberté elle-même. D’où la constitution d’une doctrine du péché originel : la liberté n’est pas un point absolu et indéterminé de décision en faveur du péché ou contre le péché ; il y a comme une nature acquise de la liberté (cf. par exemple Confessions VIII, X, 22-23 qui présentent le vouloir comme dissocié, séparé de lui-même par le péché : « ce n’était donc plus moi qui la produisais, mais le péché qui habitait en moi, en punition d’un péché plus libre, puisque j’étais fils d’Adam »).
Et le luthérianisme reprendra plutôt le second versant. On lit dans l’article 2 (sur le péché originel) de la Confession d’Augsbourg (1530: « Nous enseignons que par suite de la chute d’Adam, tous les hommes nés de manière naturelle sont conçus et nés dans le péché ; ce qui veut dire que, dès le sein de leur mère, ils sont pleins de convoitises mauvaises et de penchants pervers. Il ne peut y avoir en eux, par nature, ni crainte de Dieu ni confiance en lui. Ce péché héréditaire et cette corruption innée et contagieuse est un péché réel, qui assujettit à la damnation et à la colère éternelle de Dieu tous ceux qui ne sont pas régénérés par le Baptême et par le Saint-Esprit. Par conséquent, nous rejetons les Pélagiens et autres qui, au mépris de la passion et du mérite de Christ, rendent bonne la nature humaine par ses forces naturelles, en soutenant que le péché originel n’est pas un péché ». 
Par conséquent, s’il y a en l’homme un libre arbitre, il ne concerne que le domaine des choses humaines (morales, sociales) et il est nul pour le salut. L’homme est libre pour l’inessentiel : sa liberté est impuissante pour l’essentiel. Contre Érasme, on l’a vu, il soutient que le salut ne vient pas de ce que l’homme se tournerait vers Dieu par un acte de sa volonté, mais à l’inverse de ce que Dieu saisit l’être humain et change sa volonté. En sorte qu’un homme qui volontairement et de son plein gré faisait le mal, maintenant, tout aussi volontairement et de son plein gré, veut et fait ce que Dieu veut. Luther utilise l’image de la bête de somme qui selon qui la monte va de-ci ou de-là ; pour que notre volonté aille là où Dieu veut qu’elle aille, il faut que celui qui la mène. C’est Dieu en effet qui choisit de sauver l’être humain. On peut citer à nouveau la Confession d’Augsbourg sur le libre arbitre (article 18) : 
«  En ce qui concerne le Libre Arbitre, nous enseignons que l’homme possède une certaine liberté de volonté pour mener une vie extérieurement honorable et pour choisir entre les choses accessibles à la raison.  Mais sans la grâce, l’assistance et l’opération du Saint-Esprit, il n’est pas possible à l’homme de plaire à Dieu, de le craindre sincèrement et de mettre sa confiance en lui, et d’extirper son coeur de la mauvaise convoitise innée.  Ceci n’est possible que par le Saint-Esprit, qui nous est donné par la Parole.  Car saint Paul déclare, I Cor. 2, 14 : “L’homme naturel n’accueille point les choses qui sont de l’Esprit de Dieu”. 
Et pour qu’on sache bien que nous n’innovons en rien, voici des paroles bien claires prononcées par saint Augustin au sujet du Libre Arbitre (Hypognosticon, Livre 3) : “Nous confessons qu’il y a chez tous les hommes un libre arbitre.  Car ils possèdent tous, par nature, la raison et l’intelligence innées.  Non pas qu’ils soient capables d’entrer en relation avec Dieu, comme par exemple de l’aimer et de le craindre de tout leur coeur ; mais ce n’est que dans les oeuvres extérieures de cette vie qu’ils sont libres de choisir le bien ou le mal.  Par le bien, je comprends ce que la nature humaine est capable d’accomplir : par exemple, labourer un champ ou le laisser en friche ; manger, boire, voir un ami, ou ne pas le faire ; se vêtir ou se dévêtir, bâtir, prendre femme, exercer son métier, et faire d’autres choses semblables qui sont bonnes et utiles.  Et encore, tout cela ne se fait pas sans Dieu et ne subsiste que par lui, puisque c’est de lui et par lui que sont toutes choses.  D’autre part, l’homme peut aussi par son propre choix se déterminer pour le mal, comme par exemple se prosterner devant une idole, commettre un meurtre, etc.”. 
D’où la question de la prédestination. Voir saint Paul Epître aux Romains, 8, 11-23 : “Car, quoique les enfants ne fussent pas encore nés et qu’ils n’eussent fait ni bien ni mal, -afin que le dessein d’élection de Dieu subsistât, sans dépendre des œuvres, et par la seule volonté de celui qui appelle, – il fut dit à Rébecca : L’aîné sera assujetti au plus jeune ; selon qu’il est écrit : J’ai aimé Jacob et j’ai haï Ésaü.”
Que dirons-nous donc ? Y a-t-il en Dieu de l’injustice ? Loin de là ! Car il dit à Moïse : Je ferai miséricorde à qui je fais miséricorde, et j’aurai compassion de qui j’ai compassion. Ainsi donc, cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde. Car l’Écriture dit à Pharaon : Je t’ai suscité à dessein pour montrer en toi ma puissance, et afin que mon nom soit publié par toute la terre. Ainsi, il fait miséricorde à qui il veut, et il endurcit qui il veut.
Tu me diras :  Pourquoi blâme-t-il encore ? Car qui est-ce qui résiste à sa volonté ? O homme, toi plutôt, qui es-tu pour contester avec Dieu ? Le vase d’argile dira-t-il à celui qui l’a formé : Pourquoi m’as-tu fait ainsi ? Le potier n’est-il pas maître de l’argile, pour faire avec la même masse un vase d’honneur et un vase d’un usage vil ? Et que dire, si Dieu, voulant montrer sa colère et faire connaître sa puissance, a supporté avec une grande patience des vases de colère formés pour la perdition, et s’il a voulu faire connaître la richesse de sa gloire envers des vases de miséricorde qu’il a d’avance préparés pour la gloire ? »

[11] Érasme sous la pression de ses amis consent à attaquer de front la pensée de Luther sans renoncer à l’exigence de réforme de la religion catholique. Il écrit une Diatribe sur le libre arbitre, publié en 1524 à Anvers. La question est apparemment exclusivement théologique (« par libre arbitre j’entends ici l’action efficace de la volonté humaine qui permet de s’attacher à ce qui le mène au salut éternel ou de s’en détourner »), mais elle concerne en réalité le fond de la pensée humaniste : l’homme est-il capable de faire le choix du bien ou du mal ou est-il « comme les haches dans les mains du bûcheron ? » Le débat théologique sur le libre arbitre, la grâce, la prédestination devient absurde si l’on oublie la part de la charité. La foi est peut-être le don de la grâce de Dieu. Mais la charité est-elle concevable sans accorder à la liberté humaine un minimum de réalité ? Ensuite, la notion de péché peut-elle conserver un sens sans la notion de libre arbitre ? Érasme cherche une voie moyenne entre Pélage qui accorde tout à l’homme et Augustin qu’il juge trop dur en ne reconnaissant rien à la liberté indépendamment de la grâce divine. Ainsi par libre arbitre il faut entendre « le pouvoir qu’a la volonté humaine de s’appliquer à réaliser tout ce qui est requis pour le salut éternel.
– Dieu nous reconnaît comme mérite de ne pas détourner notre esprit de sa grâce.
– Il y a une raison dans tout homme et dans toute raison un effort vers le bien. » (Érasme, Du libre arbitre, 1524).
Cet équilibre, il tente de le faire comprendre par cette métaphore : « Un père a un enfant encore incapable de marcher, il tombe, le père le relève tandis qu’il fait des efforts n’importe comment pour se remettre debout ; il lui montre un fruit placé en face ; l’enfant se démène pour accourir, mais à cause de la faiblesse de ses membres il aurait vite fait de s’écrouler à nouveau si le père ne lui tendait la main pour le soutenir et ne dirigeait sa marche. Ainsi guidé par son père il parvient au fruit que le père lui met dans la main très volontiers comme récompense de son parcours. L’enfant ne pouvait se relever si son père ne l’avait ramassé ; il n’aurait pas vu le fruit si son père ne le lui avait montré ; il ne pouvait avancer si son père n’avait constamment aidé ses faibles pas ; il ne pouvait atteindre le fruit si son père ne lui avait mis dans la main. Qu’est-ce que l’enfant va revendiquer pour lui dans ce cas ? Et pourtant on ne peut dire qu’il n’ait rien fait. Mais il n’y a pas de quoi se glorifier de ses forces, puisqu’il doit à son père tout ce qu’il est. » La miséricorde de Dieu corrige une grâce exclusive et peut-être l’orgueil du moine réformateur (Luther) qui s’en fait l’âpre défenseur.
Luther réagit en publiant un an plus tard son Du serf arbitre. Il répond en renversant l’argument d’Érasme qui accusait celui-ci de faire trop grand cas d’une question théologique. C’est l’humaniste qui commet l’erreur de ranger « l’affaire du libre arbitre au nombre de celles qui sont inutiles et non nécessaires. A sa place, tu énumères à notre intention les choses que tu juges suffisantes pour la piété chrétienne : cela donne une forme telle que pourrait la dessiner n’importe quel juif ou païen qui ignorerait tout à fait le Christ. Car du Christ, tu n’en fais même pas mention d’un iota, comme si tu pensais que la piété chrétienne pouvait exister sans le Christ, pourvu seulement qu’on adore de toute sa force [le Dieu très clément] par nature. Que dirais-je ici, Érasme ? Tout entier, tu dégages l’odeur d’un Lucien, et tu me souffles les vapeurs de la grande ivresse d’Épicure. » Contre l’humanisme de la liberté, il faut au contraire réaffirmer avec la plus haute exigence, la grâce de Dieu, la prédestination et donc le néant du libre arbitre « Nous croyons, en effet, que Dieu sait et ordonne tout par avance, et qu’il ne peut faillir ni se laisser arrêter par rien dans (…) sa prédestination ; si donc nous croyons que rien n’arrive sans sa volonté, (…), il ne peut y avoir de libre arbitre ni chez l’homme, ni chez l’ange, ni chez aucune créature. De même, si nous croyons que Satan est le prince de ce monde et qu’il combat le règne du Christ de toutes ses forces et de toute sa ruse, retenant les hommes actifs aussi longtemps que l’Esprit de Dieu ne les lui arrache pas, il est encore une fois très évident que le libre arbitre ne peut exister » (Luther, Du serf arbitre, 1525). Finalement, on ne peut être chrétien et défendre le libre arbitre. La liberté du chrétien commence par le déni du libre arbitre de sorte que l’humanisme de la liberté est une doctrine sacrilège et un blasphème. En conclusion, Luther écrit : « Si en effet nous croyons qu’il est vrai que Dieu connaît et organise à l’avance toutes les choses, il ne peut alors être trompé ni empêché en la prescience et la prédestination qui sont les siennes. Ensuite, rien ne peut se produire, s’il ne le veut lui-même : c’est ce que la raison elle-même est forgée de concéder ; et du même coup, au témoignage de la raison précisément, il ne peut y avoir aucun libre arbitre dans l’homme. (…) Il est tout aussi manifeste, comme il résulte précisément de l’œuvre accomplie et de l’expérience, que l’homme sans grâce ne peut rien vouloir, si ce n’est le mal. Mais en somme : si nous croyons que le Christ a racheté les hommes par son sang, nous sommes forcés de reconnaître que c’est l’homme tout entier qui était perdu ; autrement nous concevrons un Christ, soit superflu, soit rédempteur de la partie la moins valable : ce qui est un blasphème et un sacrilège ».

[12] Pour Luther, l’homme est déchu et sa corruption radicale. Le péché, si l’on fait abstraction des subtilités théologiques qui n’y voit que la privation de la justice de Dieu, n’est rien d’autre que « la privation entière et universelle de rectitude et de pouvoir [pour le bien, sous-entendu] dans toutes les énergies tant du corps que l’âme, dans l’homme tout entier, homme intérieur et homme extérieur » (Commentaire sur l’Épître aux Romains). C’est l’idée même de justice divine qui est haïssable, fondée sur l’idée de rétribution : si l’homme est pécheur, un Dieu de justice n’est d’aucun secours. Et la justice rajouterait la peine de la condamnation au mal du péché. Le péché n’est pas une défaillance morale, mais la donnée anthropologique fondamentale, ce qui oppose l’homme à Dieu. Après la chute donc, nous n’avons plus de liberté pour le bien : « Par nous-mêmes, il nous est de toute impossibilité d’accomplir la loi », ou selon son mot favori : « Le libre arbitre est mort ». Dans ces conditions, les œuvres (les bonnes œuvres) n’ont rien à faire avec la justification. Croire que nous pouvons coopérer par nos œuvres au travail de notre salut, ce serait faire injure à Dieu : ce serait une justification tout extérieure, un revêtement de marbre sur du bois pourri. L’article 4 de la Confession sur la Justification énonce ainsi : « Nous enseignons aussi que nous ne pouvons pas obtenir la rémission des péchés et la justice devant Dieu par notre propre mérite, par nos œuvres ou par nos satisfactions, mais que nous obtenons la rémission des péchés et que nous sommes justifiés devant Dieu par pure grâce, à cause de Jésus-Christ et par la foi, – lorsque nous croyons que Christ a souffert pour nous, et que, grâce à lui, le pardon des péchés, la justice et la vie éternelle nous sont accordés.  Car Dieu veut que cette foi nous tienne lieu de justice devant lui, il veut nous l’imputer à justice, comme l’explique saint Paul aux chapitres 3 et 4 de l’Épître aux Romains. »
C’est pourquoi, il faut s’en remettre uniquement à la foi. Seule la foi est justifiante. C’est la doctrine fondamentale de la sola fides, pièce maîtresse d’une nouvelle théologie, et que Luther trouve dans l’Évangile et dans saint Paul. Jésus dit au paralytique : « Mon fils, aie confiance, tes péchés te seront remis ». Et dans l’Épître aux Romains, saint Paul dit que « l’homme est justifié par la foi ». Tout se tient à partir de là. Le salut par la grâce de Dieu (sola gratia) seul est exprimé autrement par l’idée du salut par la foi seul. C’est ainsi qu’il faut interpréter la bonne nouvelle de l’Évangile : l’amour et le pardon ne dépendent pas de moi, d’un mérite personnel qu’il faudrait conquérir par l’effort personnel. L’évangile nous libère de l’angoisse et de l’obsession culpabilisante de notre salut. C’est pourquoi aucun intermédiaire (Marie, les saints, le pape) ne saurait intercéder pour nous sauver et ne mérite donc pas notre vénération. La sola gratia ou la sola fides se complète ou procède plutôt de cette affirmation : « Dieu seul est Dieu », donc « A Dieu seul la gloire » (Soli Deo gloria) – que J. S. Bach écrivait au début ou à la fin de la plupart de ses partitions. Ainsi la foi est justifiante parce qu’elle n’est pas une opinion (croire que) mais un don de la grâce de Dieu : « C’est par la grâce de Dieu que vous avez été sauvés, au moyen de la foi. Ce salut ne vient pas de vous, il est un don de Dieu ; il n’est pas le résultat de vos efforts, et ainsi personne ne peut se vanter » (Éphésiens, 2 ; 8-9). L’article 20 sur les œuvres et la foi de la Confession de 1530 précise ainsi : « nous déclarons que nos œuvres n’ont pas le pouvoir de nous réconcilier avec Dieu ni d’acquérir sa grâce, mais que cela se fait uniquement par la foi : lorsque nous croyons que nos péchés sont pardonnés à cause de Christ qui seul est le Médiateur pour réconcilier le Père avec nous (I Tim. 2, 5).  Celui donc qui s’imagine qu’il peut accomplir cela par ses œuvres, et mériter la grâce, celui-là méprise Christ ; il cherche un chemin à lui pour aller vers Dieu, — chose contraire à l’Évangile. 
Cette doctrine de la foi est traitée ouvertement et clairement par saint Paul en de nombreuses endroits de ses écrits, particulièrement dans l’Épître aux Éphésiens, où il dit (ch. 2, 8) : « Vous êtes sauvés par grâce, par la foi, et cela ne vient pas de vous, c’est un don de Dieu ; non par les œuvres, afin que personne ne se glorifie, etc. ».  Et pour prouver que nous ne donnons pas ici une nouvelle interprétation de Paul, nous mentionnons le témoignage de saint Augustin, qui expose souvent ces choses, et qui enseigne aussi que nous obtenons la grâce et que nous devenons justes devant Dieu, ce que démontre son livre De Spiritu et Litera tout entier ». 
La foi est donc bien mienne, mais elle n’est pas mon œuvre. La prédestination nous paraît scandaleuse. Mais outre qu’elle a pu être vécue comme authentiquement libératrice – on retrouverait l’idée paradoxale d’une libération par abandon de soi à la providence : l’homme est libre quand il ne se reconnaît aucun mérite possible par l’action de sa liberté – cette doctrine a pu, comme y insiste M. Weber dans son analyse du protestantisme comme esprit du capitalisme, bouleverser l’ordre établi des classes sociales : le puritain ne sachant s’il est au nombre des élus peut interpréter sa réussite économique comme une preuve de son salut.

[13] Au nombre de ces subtilités, on peut citer les nombreuses distinctions dont la notion de grâce fait l’objet (grâce suffisante et grâce efficace), ou l’idée de Dieu (science simple, science libre, science moyenne). La grâce suffisante désigne le don surnaturel par Dieu du pouvoir de la volonté de vaincre la concupiscence et faire le bien méritoire de la vie éternelle. Mais les théologiens ne s’accordent pas sur son statut. Les thomistes admettent que les hommes ne peuvent faire le bien sans un concours supplémentaire qu’ils appellent prémotion physique – tandis que les augustiniens n’exigent qu’une prémotion morale. Les jésuites avec Molina considèrent que la grâce suffisante ne devient efficace que par le consentement humain et devient alors efficace, ou inefficace dans le cas contraire. C’est la thèse que défend à la Renaissance le jésuite Molina : « La grâce suffisante apporte à l’homme tout ce qui lui est nécessaire pour faire le bien, mais elle ne peut faire son effet que par la seule décision du libre arbitre de l’homme ». Mais la polémique reprend avec un ouvrage de Jansénius, évêque d’Ypres, connu sous le titre d’Augustinius. Le livre reprend des textes de saint Augustin et réaffirme que seule la grâce efficace donnée par Dieu peut sauver l’homme du péché. L’ouvrage est condamné par Rome en 1642, mais bien accueilli en France surtout par l’abbaye de Port-Royal. Richelieu défend les jésuites, Pascal le parti de Jansénius dont les Lettres à un provincial(1656-1657) portent le débat à la connaissance du grand public. Luther et Calvin rejettent, comme Jansénius, la grâce suffisante : l’unique grâce est celle à laquelle on ne résiste pas – ce qui conduit à nier le pouvoir du libre arbitre, non pas sur plan éthique, mais pour la vie surnaturelle et le salut. 

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