L’histoire de la philosophie dessert-elle la philosophie ?

Laurent Cournarie (juin 2019) [1]

L’enseignement philosophique ou l’histoire de la philosophie

A l’université, ce qui s’enseigne sous le titre de philosophie depuis longtemps c’est, pour l’essentiel, l’histoire de la philosophie — ce qui s’explique par l’histoire récente de la philosophie, au moins dans son régime continental. L’histoire de la philosophie n’est plus systématiquement déconstructionniste, mais c’est tout comme. Son résultat est acquis : la métaphysique est morte, vive la philosophie en tant qu’histoire de la philosophie. Dans les esprits, la philosophie ne se survit académiquement que comme enseignement, et même que comme enseignement de l’histoire de la philosophie : le fait majeur, à l’origine de ce qu’on pourrait nommer le paradigme herméneutico-littéraire de la philosophie, est certainement la déliaison entre la philosophie et les sciences. Kant disait qu’on ne peut apprendre à philosopher. Aussi, à défaut d’enseigner la philosophie, on peut enseigner l’histoire de la philosophie. Ainsi, désormais un philosophe est un professeur qui enseigne l’histoire de la philosophie. 

Chacun travaille dans son laboratoire, dans son champ de compétences, publie dans des revues dédiées à la philosophie. Mais, en se limitant à la France, si l’on organisait à nouveau des états généraux de la philosophie, on serait sans doute surpris par la profondeur de l’incompréhension mutuelle entre les chercheurs en philosophie, une fois levé le voile occultant de l’histoire de la philosophie. C’est la référence à l’histoire qui assure le fonctionnement institutionnel de l’enseignement de la philosophie. Mais les conceptions sous-jacentes de la philosophie et de l’histoire de la philosophie sont extrêmement hétérogènes. Aussi tout le monde a-t-il intérêt à définir la philosophie par l’histoire de la philosophie pour éviter de se demander ce qu’aujourd’hui désigne ce qui s’enseigne sous l’intitulé “philosophie”. R. Pouivet[2] raconte qu’étant étudiant, il n’avait pas le confort de ses amis de classes préparatoires pour qui la philosophie s’identifiait à l’enseignement de leur professeur. Au contraire, chaque jour était l’occasion d’une redéfinition et d’une “reconception” différentes de la philosophie.

Ce qui a changé peut-être, c’est qu’hier on s’excusait encore de n’être qu’historien de la philosophie, alors qu’aujourd’hui nul n’aurait l’idée de se présenter autrement que comme historien de la philosophie. Les médias ne s’embarrassent pas d’ailleurs de telle nuance : le moindre enseignant de philosophie qui enseigne l’histoire de la philosophie est présenté comme un philosophe. Pourtant, il y a bien de la différence entre un philosophe et un historien de la philosophie — ou du moins cette différence a existé et continue malgré tout, même inconsciemment, de structurer le champ de l’enseignement de la philosophie. 

Tout philosophe fait de l’histoire de la philosophie, c’est entendu. Toute définition de la philosophie est historiquement située, c’est également certain. Pourtant, c’est une chose de réduire la philosophie à l’histoire de la philosophie (mais “réduire” est alors déjà suspect), une autre de se servir de l’histoire de la philosophie pour faire de la philosophie. Car le problème est bien de savoir ce que c’est que faire de la philosophie et ce que c’est que faire de l’histoire de la philosophie. 

Fait-on de la philosophie en faisant de l’histoire de la philosophie ? Si la philosophie était une discipline intrinsèquement historique, on ne devrait pas faire de différence entre l’histoire de la philosophie faite par un chercheur-philosophe et celle faite par un chercheur-historien ou chercheur-sociologue. Or si pour faire de l’histoire de la philosophie, il faut, dans la plupart des cas, être qualifié en philosophie plutôt qu’en histoire, c’est qu’on maintient une spécificité (ne serait-ce qu’institutionnelle) du “philosophique” par rapport à l’historique. Par ailleurs, un historien produit du savoir historique sans être nécessairement un historien de l’histoire. Un physicien théorique ne doit pas être historien de la physique pour faire de la physique, et il ne ferait certainement pas de la physique en faisant simplement de l’histoire de la physique ? Alors pourquoi dénier au philosophe un droit qu’on accorde aux autres spécialistes des autres champs ? Un philosophe produit du savoir philosophique. Ce savoir peut-il se résumer à la connaissance de la philosophie sur son histoire ? L’histoire de la philosophie produit-elle de la philosophie et la fait-elle progresser ? 

L’histoire de la philosophie augmente, de fait, la connaissance de la philosophie sur son histoire. Mais renouvelle-t-elle pour autant la philosophie ? Elle assure certainement ce renouvellement en déconstruisant les mythes de la philosophie sur elle-même, sous l’effet d’une certaine conception de l’histoire de la philosophie qu’elle juge biaisée. Mais ce progrès philosophique de l’histoire de la philosophie reste encore interne à l’histoire de la philosophie sans toucher peut-être vraiment la philosophie (une philosophie critique de l’histoire de la philosophie).

Toutefois, cet argument suppose qu’on puisse distinguer entre la philosophie et l’histoire de la philosophie, ce qui est précisément en litige : pétition de principe. D’ailleurs il n’est pas difficile à l’historien de la philosophie de prouver la valeur philosophique de l’histoire de la philosophie, en se réclamant du modernisme, de l’historicisme ou du déconstructionnisme. 

– Modernisme : le chercheur souligne la modernité insoupçonnée de son objet en histoire de la philosophie ou de sa manière de l’aborder : le plus ancien devient le plus contemporain ou une clé, même partielle, pour lire le contemporain. 

– Historicisme : le droit d’être étudié “scientifiquement”, sans hiérarchie, s’applique sans réserve, pour tout ce qui appartient à l’histoire — soit à peu près tout, puisqu’il est admis que, par principe, rien de ce qui est humain n’est étranger à l’histoire. 

– Déconstructionnisme : on montre, par exemple, que la philosophie ou l’histoire de la philosophie du passé ne correspond pas à ce que fut la philosophie au cours de son histoire, beaucoup plus diversifiée qu’on le pense (histoire antique, histoire médiévale, histoire moderne). Ainsi les philosophes grecs n’ont jamais été philosophes comme on croit ou comme on continue de dire qu’ils l’ont été, et cette autre manière, historiquement plus ou correctement informée, de comprendre la philosophie peut servir de principe non seulement pour réécrire l’histoire de la philosophie antique (une alter- ou un contre-histoire de la philosophie antique), mais aussi pour corriger en l’élargissant la compréhension de la philosophie afin de n’en exclure aucune forme d’expression (une critique de la philosophie par une autre histoire de la philosophie).

Mais un exemple peut aider à rendre un peu consistante l’hypothèse d’une différence pertinente entre philosophie et histoire de la philosophie. Au hasard, les études spinozistes — mais on pourrait sans difficulté multiplier les exemples. 

Spinoza est un philosophe, c’est difficilement contestable  — c’est même pour philosopher librement qu’il aura toujours renoncé à toute charge d’enseignement ! — alors que son ami Meyer qui entretient avec lui une correspondance philosophique et qui éditera sa philosophie n’est en pas un — encore qu’un historien de la philosophie pourrait montrer (a déjà montré ?), puisqu’il n’y a pas de philosophie “hors sol” et que la philosophie se mesure au contexte matériel-socio-historique de sa production et de sa diffusion, que Meyer est un philosophe oublié, injustement réduit à sa profession de médecin : l’ami du philosophe est également philosophe puisque sans lui et sans le cercle intellectuel autour de lui, il ne serait pas le philosophe qu’il fût. 

Mais renouveler la lecture et la compréhension de la philosophie de Spinoza en déplaçant le regard, la problématique (le Traité théologico-politique plutôt que L’Ethique), en explorant des faits nouveaux, des sources inédites, etc., c’est encore et toujours commenter la philosophie de Spinoza (qui conserve l’autorité et la puissance d’institution du sens) sans constituer une philosophie. Les études spinozistes sont, en France, très florissantes depuis longtemps. Mais ces générations de spinozistes émérites, tous plus excellents les uns que les autres, n’auront jamais produits, par leurs savants commentaires, l’équivalent d’une philosophie et a fortiori de la philosophie de Spinoza. L’esprit de sérieux, la fidélité scrupuleuse parfois jusqu’à l’ascèse qui saisit l’historien de la philosophie porte témoignage, en creux, de cette différence entre philosophie et histoire de la philosophie. Il sait, intérieurement, où est la philosophie et où est le commentaire de la philosophie. Ainsi, la philosophie est l’objet de l’histoire de la philosophie, et non l’inverse. Mais où passe la différence et comment la désigner ? Il faut donc pouvoir définir la philosophie. Pourtant, est-ce seulement légitime ?

La définition inutile, incertaine et discriminante de la philosophie

On peut, en effet, juger la définition de la philosophie inutile, impossible, pire, discriminante. En effet, une définition, “par définition”, exclut. Omnis definitio est exclusio. Aucune définition de la philosophie ne contiendra donc toute la diversité des pratiques reconnues sous ce nom au cours de l’histoire, ou toute définition de la philosophie exclura arbitrairement des formes de philosophie, pourtant culturellement et historiquement reconnues et attestées. C’est pourquoi, il faut s’interdire de définir la philosophie, ou alors il faut la définir uniquement selon le critère le plus ouvert, d’après son contexte pratique de production et de diffusion. Ici le nominalisme rejoint le positivisme. La philosophie est constituée de faits et de témoignages, qu’il faut rassembler très au-delà du matériel textuel privilégié par l’histoire philosophique “conventionnelle” de la philosophie : ils attestent une certaine pratique par des individus, dans des échanges, des institutions et un milieu, qui correspond à ce qu’on nomme philosophie. La logique du raisonnement paraît être la suivante. La philosophie est un mot (nominalisme) : il faut rechercher les pratiques conformes à ce mot (pragmatisme), en s’attachant à étudier tous les faits sans distinction (positivisme) afin de préserver ou de promouvoir sa définition la moins dogmatique possible (libéralisme). A moins que ce ne soit l’inverse : à partir du souci d’éviter toute position verticale de surplomb nécessairement (libéralisme), il convient de tout lire et n’écarter surtout aucun fait (positivisme), pour reconnaître que décidément la philosophie n’est qu’un mot (nominalisme).

Mais on peut encore tirer une conclusion encore plus générale. En effet, si définir c’est exclure, et si exclure c’est exercer une domination, alors l’appropriation de la définition de la philosophie traduit, sur le plan intellectuel, la domination historique et civilisationnelle de l’Europe sur les autres cultures. Définir la philosophie, ce n’est pas seulement l’assigner à une notion restrictive par rapport à toute la diversité concrète de son histoire (argument précédent), c’est aussi et en même temps répéter l’acte par lequel l’Europe s’est auto-définie comme le temps et le lieu de la raison (« la colonie philosophique »). Dès lors, il faut dé-définir la philosophie, c’est-à-dire l’historiciser sans réserve et/ou le faire autrement que selon la manière convenue, si l’on veut décoloniser la philosophie. L’histoire de la philosophie est alors le moyen salutaire d’une décolonisation de la philosophie.

 Enfin une définition de la philosophie étant (supposée) essentialisante, elle admet ce qu’elle feint de contester : la contextualisation historique. Car la définition de la philosophie n’est jamais que l’essentialisation d’une certaine définition de la philosophie qui s’ignore historiquement située et qui ignore la diversité de ses visages au cours de l’histoire.

Toutefois, le résultat de la démarche est, tout en continuant de parler de (la) philosophie, de s’interdire de la définir. L’équivocité semble être le résultat le plus probant de la radicale historicisation ou de l’alter-historicisation de la philosophie. Comment éviter de la confondre avec la sagesse, la culture ou la pensée ? La littérature pense, et si la philosophie est (de la) pensée, la littérature est (de la) philosophie. Si toute culture déploie une sagesse, et si la philosophie est sagesse, toute culture possède sa philosophie. La philosophie n’est donc pas le privilège de l’Europe, comme on le répète encore trop souvent, mais le produit de son narcissisme ou du déni de la valeur philosophique des autres cultures — à moins que l’ethnocentrisme ne se dissimule jusque dans la reconnaissance généreuse de philosophies extra-européennes : parler de philosophie orientale, africaine, etc. est encore une acculturation et une domination. 

Mais alors pourquoi parler encore de philosophie plutôt que de sagesse, de culture ou de pensée ? L’art pense, mais pense-t-il comme la philosophie ? Il y a des sagesses vénérables partout dans le monde. Mais toute sagesse est-elle philosophique ? Autrement dit, il s’agit bien de savoir si la philosophie constitue une configuration culturelle et discursive définie parmi toutes les configurations culturelles et discursives passées et possibles.

Le parti-pris théoriciste

Il y a une manière de définir la philosophie qui consiste à dégager la nature spécifique de la pensée qui s’y déploie. La philosophie est indissociable du projet d’articuler une sagesse pratique à une connaissance du monde. La philosophie n’est ni la sagesse, ni le savoir, mais l’idée d’une vie se déployant sous le régime inédit de leur articulation. 

Ce parti pris est nettement “théoriciste”, et donc critiquable en tant que tel. Car combien de penseurs considérés comme philosophes résistent à cette assimilation (forcée) de la philosophie à cette définition ? Pourtant un doute est permis. En étendant au maximum la dimension pratique de la philosophie, est-il possible d’abolir dans sa définition toute constitution discursive et propositionnelle ? Une philosophie, c’est un art de vivre (Hadot), aussi social (Vesperini) qu’on veut mais qui, in fine, renvoie à un ensemble de propositions fondamentales sur le monde. De proche en proche, les pratiques non-discursives, sociales de la philosophie se rattachent toujours, même très indirectement, à des énoncés théoriques sur la nature des choses. Les écoles philosophiques dans l’Antiquité, c’est bon à rappeler, ne sont pas loin des temples, sont des centres d’éducation pour l’élite culturelle et politique. Mais cette pratique sociale de la philosophie n’est possible que sur la présupposition qu’elle repose sur un discours théorique sur le monde. 

Or chaque fois que la pensée réeffectue radicalement ce travail théorique, ou seulement croit le faire, il y a philosophie. Il y a bien de la différence entre penser une chose ou le concept d’une chose, et traiter la question de cette chose ou de ce concept chez tel auteur de telle époque de l’histoire de la philosophie, ou de recomposer de manière comment, à une certaine époque, on parlait de cette chose ou du concept de cette chose. Fait de la philosophie celui qui tente de ressaisir, par le concept, l’expérience et le savoir du monde et de son temps — ce qui suppose l’histoire de la philosophie, mais ne s’y résume pas. Fait de l’histoire de la philosophie celui qui ressaisit, par concept, l’expérience et le savoir du monde d’une philosophie passée. Selon cette perspective, le nombre des philosophes se réduit drastiquement. La philosophie sert de rasoir à l’histoire de la philosophie : beaucoup d’historiens de la philosophie, peu de philosophes.

Evidemment, les choses sont moins tranchées. L’opposition entre philosophie et histoire de la philosophie relève d’une sorte d’idéal-type, peut-être désormais tout à fait inactuel. Ensuite, le champ de l’histoire de la philosophie présente une grande variété d’approches et de pratiques de la philosophie, impossible à sous-estimer. “L’histoire” de la philosophie n’existe pas plus que “la philosophie”. Il n’empêche : c’est une question de savoir si l’on reconnaît une pertinence, ou non, à la différence entre philosophie et histoire de la philosophie. 

Donc l’histoire de la philosophie sert-elle (à) la philosophie ? La nouvelle histoire de la philosophie entend soit ethnologiser l’histoire de la philosophie (voir Socrate et Platon comme des Iroquois[3]) soit révéler à quel point en constituant l’histoire de la philosophie comme discipline au XIXème siècle, la philosophie s’est inscrite dans un projet politique d’auto-définition et/ou de domination culturelle par un partage territorial et temporel du savoir (la philosophie c’est nous)[4]. L’histoire critique de la philosophie (qui se donne comme la philosophie critique de l’histoire de la philosophie) épouse un projet politique de décolonisation qui anime tout le champ des sciences humaines. Elle peut prétendre affranchir la philosophie de toute définition arbitraire d’elle-même, conjuguer le travail universitaire et le débat social (l’historien de la philosophie comme un philosophe engagé). Mais peut-être reste-t-elle encore aveugle au paradigme de la philosophie qui la rend possible, qu’on a nommé herméneutico-littéraire. Que nul n’entre ici, pour faire de la philosophie, c’est-à-dire de l’histoire de la philosophie, et désormais une critique de l’histoire de la philosophie, s’il n’est un lettré. Que serait une histoire de la philosophie véritablement alternative ? Peut-être une histoire de la philosophie non littéraire. Une contre-histoire scientifique de la philosophie est-elle inconcevable ? Evidemment c’est une histoire qui n’évacuerait pas la question de la métaphysique. Serait-elle plus philosophique, pour autant ? Rien n’est moins sûr. Preuve que la philosophie est encore à la recherche de sa définition, ce qui constitue la leçon la plus certaine de l’histoire de la philosophie. 

Bibliographie

Catherine König-Pralong, « L’histoire de la philosophie appartient-elle au champ des sciences humaines et sociales ? », Revue d’histoire des sciences humaines, 20/2017 https://journals.openedition.org/rhsh/506

Catherine König-Pralong, La Colonie philosophique, éd. EHESS, 2019

Roger Pouivet, Introduction à la philosophie contemporaine, PUF, 2008

Pierre Vesperini, Droiture et mélancolie, Verdier 2016 

Pierre Vesperini, Lucrèce, archéologie d’un classique européen, Fayard, 2018

Pierre Vesperini, La philosophie antique, Fayard, 2019


[1] L’ensemble des remarques nous a été inspiré après la rencontre entre Pierre Vesperini et Catherine König-Pralong, le 25 mai 2010 au lycée Saint-Sernin, intitulée « A quoi sert l’histoire de la philosophie ? », dans le cadre du festival « L’histoire à venir », et l’échange privé notamment avec Pierre Vesperini. 

[2] Introduction à la philosophie contemporaine, PUF, 2008.

[3] Cf. Pierre Vesperini, La philosophie antique, Fayard, 2019.

[4] Catherine König-Pralong, La Colonie philosophique, éd. EHESS, 2019.

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