Monde, théâtre et transhumanisme

Monde, théâtre et transhumùanisme (mars 2018)

Laurent Cournarie (mars 2018)

https://nxu-thinktank.com/wp-content/uploads/2018/03/Monde-théâtre-et-transhumanisme.pdf
— Avertissement : Ce texte a fait l’objet d’une intervention devant de jeunes comédiens, au Théâtre Jules Julien de Toulouse le 20 février 2018, dans le cadre d’un stage sur le thème “représentation, monde et théâtre“

En préambule, j’énonce ce que je crois à propos de l’art et du théâtre, et d’abord ce que je ne crois pas. Je ne crois pas vraiment au pouvoir ”extatique” de l’art de voir sous la peau des phénomènes. C’est là une conception romantique qui me semble douteuse et inactuelle. Concernant le théâtre, je ne crois pas qu’il ait jamais eu le pouvoir d’être la conscience critique de la cité. Pour moi, l’essentiel du théâtre est ailleurs et tient à cette chose simple : la présence d’un corps à l’aplomb d’un texte, ou l’inverse, la présence d’un texte à l’aplomb d’un corps. Cette rencontre toujours troublante du texte et du corps souligne incidemment la vérité “humaniste“ du théâtre. Même dans le déchirement, l’angoisse, le cri, la prostration, le silence, l’incommunication, la violence, le théâtre est une interrogation sur l’humain, selon une définition somme toute classique (grecque) : est humain ce qui n’est ni dieu ni animal, mais quelque chose entre les deux, à la fois machine à faire des dieux et esprit hanté souterrainement par l’animalité en lui. Or si le transhumanisme remet en cause la finitude humaine et si la finitude conditionne la formulation et la possibilité d’un sens humain (expression est peut-être redondante), alors le développement de son programme affectera le théâtre comme tous les arts. Il le fera en falsifiant son intrigue propre, en virtualisant le rapport entre texte et corps.

Arts, théâtre et transhumanisme

A partir de là plusieurs questions se posent. Qu’est-ce que le théâtre a à dire et à montrer sur le transhumanisme ? Qu’est-ce que le théâtre à l’époque du transhumanisme ? Qu’est-ce qu’un théâtre transhumaniste ?
On pourrait répondre que c’est un théâtre qui représente le monde transhumain ou le monde de l’homme transhumain. Mais d’emblée cette réponse appelle deux commentaires.
(1) Avant de s’interroger sur la représentation du monde transhumain, il faut s’interroger sur la possibilité d’une représentation du monde. Le théâtre et le monde forment une vieille amitié. Depuis la métaphore baroque, le monde est un théâtre (tragique, comique, tragico-comique, absurde…) et le théâtre est la scène où a lieu la représentation du monde. Le théâtre est justifié dans sa nécessité par la constitution même du monde : le théâtre se précède dans le monde, le monde s’explicite au théâtre. Pas de coupure en réalité, mais une continuité forte — et la critique de toutes les conventions du théâtre classique dans le théâtre moderne tente de restituer dans sa pleine visibilité cette entente première entre le théâtre et le monde.
Mais le monde est-il représentable ? Qu’on définisse le monde comme unitotalité (définition métaphysique : le monde est le tout de l’étant) ou comme horizon de constitution de donation d’un objet (définition phénoménologique), il défie les limites de la représentation, en quelque sens qu’on prenne le terme (phainomenon, phantasia, Vostellung, repræsentatio). Et quand le théâtre se mesure effectivement à la singularité du monde, il éprouve ses propres limites : toutes les règles d’unité dans la théorie classique signifient, négativement ou en creux, cette impuissance : le monde ne peut être représenté en lui-même mais seulement réduit dans son temps, son espace, les actions qui s’y déroulent. Curieusement, en préparant cette intervention, m’est revenu le souvenir du Soulier de satin de Claudel que j’avais vu dans sa version intégrale par J.-L. Barrault dans les années 1980. Claudel dit lui-même : « La scène de ce drame est le monde ». Mais même dans cet exemple extrême (11 heures de drame), la scène ne peut contenir le tout du monde (les pays les plus éloignés, l’attraction des âmes, le quadriparti comme disait Heidegger, la terre, le ciel, les hommes et les dieux). Alors il reste deux possibilités : consentir à la convention classique (le monde réduit à des unités dramatiques) ou refuser cette réduction en consentant à ne représenter que des éclats du monde (théâtre moderne et contemporain). Soit on feint de représenter le monde par réduction, soit on dénonce la fiction et du monde on ne représente qu’un fragment.
Mais aujourd’hui peut-être la question a changé. Il ne s’agit plus de savoir si et comment dire ou représenter le monde, mais si quelque chose comme un monde est possible. Ce n’est plus la totalisation du monde dans une représentation qui est problématique, mais la totalisation des représentations dans un monde, la mondanéisation du monde. Sous couvert de la fin d’un monde, nous vivons peut-être la fin de l’idée de monde (la mondialisation comme la négation du monde). Le contemporain du théâtre n’est pas l’impossibilité d’une représentation du monde mais l’impossibilité du monde même à se présenter.
(2) Mais ces questions sont ou bien prématurées ou bien naïves ? Prématurées parce que le monde transhumain ou le monde de l’homme transhumain n’existe pas ou pas encore. Impossible de représenter ce monde qui n’est pas encore. Ou alors, sur ce terrain, le théâtre est devancé depuis longtemps par la science-fiction qui est une source d’inspiration puissante du transhumanisme — mais on peut évidemment envisager une adaptation théâtrale de la science-fiction. Naïves, parce que le transhumanisme n’est pas simplement un thème que le théâtre pourrait traiter ou investir comme un objet de représentation sans en être changé. Car la vraie question n’est pas : qu’est- ce qu’un théâtre du transhumanisme, entendu comme un théâtre sur le transhumanisme mais qu’est- ce qu’un théâtre transhumaniste ? Quel effet le transhumanisme fait au théâtre ? Ce peut être, au minimum, un théâtre qui multiplie des projets composites (performance, vidéo, site web), qui transfert dans d’autres médias ou qui démultiplie et délocalise l’événement théâtral. Mais au- delà d’un théâtre plus numérique, ce peut être plus radicalement par exemple un théâtre de l’acteur augmenté et/ou amélioré, et/ou du spectateur augmenté et/ou amélioré : un acteur transformé génétiquement (comme pourrait l’être un sportif) ou doté d’une interface numérique pour disposer en temps réel d’une bibliothèque immense de textes, et qui pourrait se dispenser de les apprendre ou d’exercer sa mémoire biologique pour avoir la liberté de les interpréter. Le transhumanisme remet enquestion l’instrumentalité particulière du corps naturel dans l’art dramatique.
Les nouvelles technologiques pourront/pourraient donc être autre chose que des partenaires de jeu de l’acteur, comme cela se pratique d’ores et déjà. Car l’interaction possible entre intelligence biologique/intelligence artificielle — quelque soit les réticences à parler même d’intelligence artificielle — n’induira(it) pas le même théâtre transformé dans ses pratiques scéniques et institutionnelles (le même théâtre autrement avec une technologie numérique ou biologique plus intégrée), mais un autre théâtre dont on peut se demander si, quand le corps dans sa naturalité en aura été expulsé comme le centre vivant, ce sera(it) encore du théâtre. Un théâtre transhumaniste ne sera(it)-t-il pas lui-même un théâtre en évolution vers un transthéâtre ? L’hybridation contemporaine entre théâtre, cirque, danse, musique, opéra, installation, vidéo, etc., la transgénéricité (spectacle vivant) … appartiennent encore à l’âge du théâtre traditionnel (spectacle de vivants humains). Le geste et la parole font cercle dans le corps. Le théâtre du corps (du langage du corps contre un théâtre du texte, du langage du texte) est encore, autant que lui, un théâtre de la représentation : le corps ou le texte est une alternative faussement critique car il s’agit du même dispositif théâtral, ce qu’on a désigné comme l’aplomb d’un texte et d’un corps. Autrement dit, le théâtre transhumaniste sera(it) un théâtre adhérant à l’idéologie du transhumanisme qui prône un dépassement de la finitude humaine, des limites du corps et du cerveau biologiques, ce qui se traduirait en l’occurrence par le dépassement du modèle performatif de la représentation : davantage un autre du théâtre qu’un autre théâtre.
C’est déjà clairement le message du Critical Art Ensemble qui publiait dès 1994 un manifeste : Le Théâtre recombinatoire et la matrice performative :
« Ce nouveau rapport social entre le corps électronique (le corps sans organe) et le corps organique est l’un des meilleurs matériaux qui soient pour le théâtre. Les ressources du jeu doivent transcender le corps organique, clé de voûte des modèles performatifs de la représentation. A l’heure des médias électroniques, il est déplacé de prétendre que la performance s’épuise sous le signe de l’organique. Après tout, le corps électronique joue toujours son rôle sur toutes les scènes, fut-ce in absentia. »
Mais l’art contemporain peut assez facilement accueillir le transhumanisme en recyclant l’expérimentalisme qui lui sert de principe esthétique. D’ailleurs il existe peut-être déjà des arts transhumanistes. Sous l’expression large d’arts transhumanistes on peut regrouper trois tendances :
« 1) l’art trans/posthumaniste proprement dit qui applique les technologies au corps humain sans visée d’utilité ; 2) les représentations et fictions qui mettent le trans/posthumain en scène, telle la science- fiction ; 3) les arts “non humains“ : dans le bio-art, l’artiste applique les technologies au vivant non humain suivant une visée esthétique ; avec les peintures de singes ou la créativité machinique, “artistes“ et “œuvres“ sont non humains » (Gilbert Hottois, Philosophie et idéologies trans/posthumanisme (Vrin, 2017, p.137).
Il existe un Manifeste des arts transhumanistes (www.transhumanist.biz/transhumanistartsmanifesto.htm).
Leur visée reste esthétique : susciter des expériences sensorielles et émotionnelles nouvelles par des transformations du corps en utilisant des technique biologiques ou cybernétiques, sans partager les visées d’utilité, la visée augmentative ou améliorative par les technosciences dans le transhumanisme. On peut citer l’australien Stelarc qui privilégie des prothèses électro- mécaniques (troisième main robotique “greffée“ sur son avant-bras droit, exosquelette arachnéen, oreille bio-électronique connectée implantée sur l’avant-bras) ou la français Orlan issu de l’art corporel ou de Marion Laval-Jeantet qui s’injecte par intraveineuse du sang de cheval compatible pour modifier son potentiel sensoriel
Les représentations fictionnelles, initialement littéraires, qui préparent l’humanité à des transformation bio-technologiques et à en jouir de manière anticipée et sans risque.
– Les arts non humains, soit en raison de leur cible (bioart) soit en raison de leur origine (productions animales ou productions IA). L’exemple le plus fameux est le lapin Alba fluorescent après transplantation de gène de méduse (Kac). La production d’œuvres IA est encore balbutiante.
– La spécificité des arts trans/posthumanistes est double :
Elle repose sur la fusion entre arts et technosciences, et même dans la double compétence artistique et scientifique de ses acteurs (artistes technoscients ou technoscients artistes).
Elle participe à la mutation du concept de science : la transformation de la perception et des pratiques par les sciences et les techniques n’est pas simplement un effet extérieur (utiliser des savoirs techno-scientifiques à des fins esthétiques) mais elle est opératoire, ingénierique. Ces arts s’inscrivent dans la transformation du concept logo-théorique de la science vers son concept techno-pratique. La science contemporaine ne représente pas le réel mais le façonne. Comme dit G. Hottois :
« La science-fiction est … un domaine d’expression privilégié de l’imaginaire et des idéologies trans/posthumanistes. L’intérêt de la locution “science-fiction“ va au-delà. La science moderne, les technosciences sont “science-fiction“ si l’on considère la racine étymologique du mot “fiction“. Le verbe latin “fingere“ signifie primitievement “façonner, modeler matériellement, fabriquer“. C’est en un sens second qu’il veut dire aussi “(se) représenter“, “s’imaginer“. Compte-tenu de ce sens originel, il est permis de dire, que nous vivons de plus en plus complètement dans un monde de science-fiction, un monde façonné par la science devenue technoscience. La science “fictionne“ et ce fictionnement technoscientifique est irréductible aux seules visées de vérité, de prédiction, de domination et d’utilité. Le trans/posthumanisme étend à l’être humain l’universel façonnement technoscientifique » (ibid., p. 146)

Utopie trans/posthumanisme et représentation du monde

Reformulons l’ensemble de ces remarques à partir d’une seule question : le transhumanisme est-il une représentation du monde, voire est-il une représentation susceptible de redonner sens au monde ?
Le transhumanisme aura du mal à le faire étant donné la confusion qui règne à son sujet. Certains l’ont dénoncé de longue date comme l’idée la plus dangereuse du siècle (Fukuyama), des milieux entrent en résistance et s’organisent pour en dénoncer la folie, à mesure que d’autres, surtout depuis les Etats- Unis financent, promeuvent la réalisation de son programme. D’un côté la technosphère, parfois identifiée à la partie gagnante de la mondialisation, composée de chercheurs en NBIC, de décideurs économiques et des plus grandes entreprises de la Silicone Valley (Google, Apple, Calico, etc.) , de l’autre souvent des philosophes et des théologiens qui assument le parti de la finitude humaine et de la vulnérabilité de la nature (défense et illustration du sens par la finitude).
Mais même cette présentation est évidemment caricaturale, ne serait-ce que parce qu’il y a plusieurs courants à l’intérieur du transhumanisme. Dans ces conditions, deux points mériteraient d’être étudiés : Le transhumanisme est-il une idéologie ou une utopie, ou contient-il malgré tout une philosophie ? Peut- on et doit distinguer entre transhumanisme et posthumanisme ?
On peut désigner le transhumanisme comme une utopie. Mais elle ne serait pas la seule de l’époque. Après la défaite des utopies sociales et politiques — nous n’aspirons pas à un bien mais désirons un moins mauvais (fin du politique), les droits subjectifs sont le seul idéal d’une société des individus, dont on tente de faire profiter de nouveaux bénéficiaires : cultures autochtones, animaux, robots, nature, biosphère… —, et puisque le ciel est désormais vide pour une bonne partie de la Modernité, trois utopies travaillent la société contemporaine occidentale, ou l’utopie renaît sous trois formes (cf. Francis Wolff, Les trois utopies contemporaines) qui circulent parallèlement sur les réseaux sociaux et sur internet, mais avec des organisations différentes (financement massif, engagement militant, opinion publique) :
1. Le transhumanisme et/ou le posthumanisme
2. L’animalisme
3. Le cosmopolitisme
— qui décline chacune une figure du mal à éradiquer :
(1’) « le mal c’est tout ce qui entrave et limite l’action, la pensée et la vie individuelles : la maladie, la vieillesse, la mort, en un mot l’animalité » (Fr. Wolff, op. cit., p. 34) — le transhumanisme ou le posthumanisme rélève d’une éthique à la première personne (mort à la mort, fin de la finitude pour la liberté et le bien-être de l’individu : être soi sans entraves) ;
(2’) le mal c’est la souffrance de tout être sensible : la cité idéale (Callipolis) serait une zoopolis — l’animalisme relève d’une éthique de la deuxième personne (pitié, compassion, culpabilité) à tous les êtres sensibles qui constitue la communauté morale ultime ;
(3’) « le mal serait la guerre ou la condition d’étranger. La Cité bonne, la Callipolis de Platon, serait une Cosmopolis » (ibid., 35) — le cosmopolitisme relève d’une éthique à la 3ème personne (l’autre de l’autre à les mêmes droits).
Le transhumanisme développe le programme d’une augmentation bio-techno-logique de l’homme. Il s’agit d’améliorer l’homme en le faisant vivre mieux et plus longtemps, càd de prendre activement et techniquement le relai de l’évolution (from chance to choice). « L’ambition transhumaniste par excellence, proclamée depuis l’origine du mouvement, est de conduire l’humanité à prendre en main sa propre évolution, en se libérant des contraintes que lui impose une constitution biologique, imparfaite mais perfectible et, en tout état de cause, transitoire à l’échelle de la technique et de l’évolution » (Gilbert Hottois, op. cit., préface, Jean-Yves Goffi, p. 11).
Toute l’ambiguïté est là : “transhumanisme“ veut dire traverser l’humanisme, non pas pour le dépasser mais pour l’accomplir. Le transhumanisme se veut un humanisme (c’est une interprétation possible au moins). C’est peut-être même un hyperhumanisme. En effet, qu’est-ce que l’humanisme dans son inspiration profonde — car l’humanisme a endossé tous les prédicats : chrétien (G. Marcel), athée (Sartre), personnaliste (Mounier), progressiste, et même stalinien) — sinon affirmer l’autonomie de l’homme face à Dieu, célébrer sa capacité à s’affranchir de la nature, à devenir son propre maître, à faire de l’éducation mais aussi de la technique les leviers d’une amélioration des compétences et de la vie humaines ?
Selon Hottois, le transhumanisme n’a pas élaboré une philosophie systématique et verse facilement dans l’idéologie, la technolâtrie, le prophétisme commercial à bon compte. Mais à l’opposé de « court- termisme », le transhumanisme est philosophique en ce qu’ « il conserve une relation à l’infini et n’est pas aveugle à l’abyssalité de la condition humaine » (Goffi, p. 9). Le critère pertinent pour penser la technique n’est pas l’histoire (succédant à l’évolution) mais l’évolution (qui intègre l’histoire). Le temps humain est ici fondamentalement un temps technologique mais ce temps technologique est évolutionnaire. Autrement dit, l’humanité présente est à l’humanité de l’avenir comme l’humanité passé à l’humanité présente : un possible. Donc c’est l’indéfiniment perfectible qui définit l’homme et désormais l’humanité a les moyens bio-technologiques de mettre à exécution ce qui n’était qu’une thèse philosophique dans l’humanisme des Lumières. Mais l’humanité future reste un possible de l’humain. Et si le transhumanisme peut apparaître comme anti-humaniste, c’est qu’il oblige à rompre définitivement avec l’idée d’une essence de l’homme (humanisme de la nature humaine) ou d’une condition indépassable de l’homme (humanisme de la condition humaine).
Donc d’un côté le transhumanisme prétend prolonger l’humanisme qui constitue pour lui un tournant décisif dans l’histoire de l’humanité : affirmation de l’individu, science expérimentale et mathématique, valorisation du futur contre le passé, théorie du progrès. De l’autre c’est un humanisme résolument et exclusivement technologique — ce qui le distingue de l’humanisme de la Renaissance et des Lumières où le progrès humain passe par une amélioration en quelque sorte symbolique (par l’éducation, l’institution, la relation sociale). Mais qu’est-ce qui distingue le programme transhumaniste : « living longer, healther, smarter and happier » et le programme des Lumières par exemple dans cette déclaration de Condorcet :
« On sent que les progrès de la médecine préservatrice, devenus plus efficaces par ceux de la raison et de l’ordre social, doivent faire disparaître à la longue les maladies transmissibles ou contagieuses, et ces maladies générales qui doivent leur origine aux climats, aux aliments, à la nature des travaux. Il ne serait pas difficile de prouver que cette espérance doit s’entendre à presque toutes les autres maladies, dont il est vraisemblable que l’on saura un jour reconnaître les causes éloignées. Serait-il absurde, maintenant, de supposer que ce perfectionnement de l’espèce humaine doit être regardé comme susceptible d’un progrès indéfini, qu’il doit arriver un temps où la mort ne serait plus que l’effet, où d’accidents extraordinaires, ou de la destruction de plus en plus lente des forces vitales, et qu’enfin la durée de l’intervalle moyen, entre la naissance et cette destruction, n’a elle-même aucun terme assignable» (Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Dixième époque, Vrin, p. 236-237).
Peut-être la meilleure définition du transhumanisme consiste à souligner ce qu’il fait : repenser l’anthropologie philosophique sous l’angle de la technique. Ce n’est pas une théorie unifiée mais un discours pluridisciplinaire qui renverse l’anthropologie philosophique qui continue de maintenir la perfectibilité humaine dans les limites d’une finitude radicale (qui est donc encore métaphysique etthéologique). Pour autant, c’est un discours qui est le contraire aussi le contraire de l’utopie (la perfection immédiatement réalisée ailleurs ou demain), parce qu’il est formé à l’école de la science empirique, laborieuse, provisoire.
Le posthumanisme, quant à lui, se prononce pour un dépassement de l’humain : le posthumain sera(it) une sorte d’humain dont aucune des fonctions vitales, sensorielles, intellectuelles ne sera(it) plus assurée par des organes naturels mais par des prothèses au rendement illimité. C’est l’utopie qui soutient la portée évolutionnaire autonome des technosciences anticipant le remplacement et ladisparition de l’espèce humaine.
L’utopie est certainement dans le posthumanisme — une utopie qui peut faire peur — mais aussi déjà dans le transhumanisme précisément parce qu’il porte en lui une philosophie de l’infini, mais un infini qui n’est pas simplement théorique mais qui devient pratique et donc pour lequel il est question de savoir si nous le voulons et/ou devons le vouloir. Car c’est bien la condition du sens qui est renversée. C’est la possibilité d’un infini d’amélioration qui est le foyer du sens, alors que c’était la finitude jusque- là :
– La mort donne la valeur de la vie
– La fragilité noue autour d’elle les rapports sociaux
– La vieillesse est porteuse de sagesse
– La limite est le principe de l’éthique
– La natalité est le renouvellement du monde
– Le sens humain est insensé sans un monde commun pour le partager.
Certes nous ne désirons pas mourir parce qu’on a toujours le sentiment d’avoir des choses à vivre. De ce point de vue, l’argument épicurien selon lequel la crainte de ne plus être (pour l’infini de l’avenir) n’est pas rationnelle puisqu’on ne craint pas de n’avoir pas été (dans l’infini du passé) est inopérant. C’est le désir qui maintient la vie : et la peur de mourir n’est que l’envers de ce désir de vie qui porte la vie. Wolff fait encore à ce sujet deux remarques suggestives : ce n’est pas la même chose d’une part « désirer toujours vivre » et « désirer vivre toujours » et d’autre part « ne pas désirer mourir » et « désirer ne pas mourir ». Nous désirons vivre encore, ce qui ne veut pas dire qu’on désire vivre toujours ; nous ne désirons pas mourir encore, mais cela ne veut pas dire que nous désirons ne jamais mourir. Car plus tard ne signifie pas jamais. Qu’aurait à craindre et à désirer une vie immortelle ? Une vie sans désir de vivre serait-elle désirable et vivable ? On retrouve la question du rapport entre l’éthique et la finitude. Ce rapport est fondé sur la circularité finitude-sens. La vie n’a de sens que si elle se sait finie et s’éprouve dans la finitude. Désirer une vie immortelle est un désir contradictoire, puisque c’est désir la mort dudésir.L’éthique transhumaniste de l’augmentation conduit donc à la négation ou au dépassement de l’éthique : pour une vie immortelle, qui ne serait jamais plus menacée, toujours satisfaite, pleine de soi mais vide d’amis sans raison de vivre, nous nous serions rendus abouliques et indifférents au bon et au mauvais. Si l’immortalité m’était donnée, si elle était donnée à l’autre, notre relation cesserait d’être éthique : je n’aurai rien à craindre de lui (sa violence), il n’aurait pas à la discipliner ; sans la faiblesse et vulnérabilité humaines, la sollicitude disparaîtrait du monde, le souci de l’autre. Le désir serait égocentré indéfiniment. Comme dit Wolff :« Etre un dieu est une situation enviable… quand on est un dieu. Cela présente deux avantages : on est autarcique (on se suffit à soi -même) et on est immortel (on n’a donc rien à craindre). Mais être un dieu n’est guère satisfaisant … quand on est un homme. Cela présente deux inconvénients : on est autarcique (on est donc seul) et on est immortel (on n’a donc rien à désirer) » (p. 56).Mais il s’agit justement de savoir ce que c’est qu’être un homme. Et si l’humanité était un possible sans limite ?
Ajoutons une dernière remarque : pour un individu immortalisé, le théâtre aurait-il encore un sens ? L’individu immortalisé pourrait-il éprouver le besoin d’une représentation de sa condition immortalisée.
Plus aucune purgation des passions par transfert sur les agents d’une action fictive : ni pitié, ni crainte, ni désir, ni imagination, ni rêve. La représentation de l’humanité n’importe qu’à une humanité murée dans sa finitude. Libérée de celle-ci, elle devient inutile.

Conclusion

Evidemment l’avenir technoscientifique de l’humanité est imprédictible. Ce qui est certain, c’est que la convergence des NBIC va bouleverser les vies individuelles, la base des sociétés, les assises de la démocratie. L’avenir de l’humanité est définitivement techno-scientifique et non pas religieux. Et l’on n’a encore rien vu de ce qui sortira des laboratoires bio-technologiques (vie de synthèse).
Dans ces conditions que peut être et devenir l’art dans cette société radicalement transformée ? On peut envisager un détournement esthétique, une expérimentation sensori-motrice, un jeu symbolique des et avec les NBIC. Mais il se peut aussi que, dans ces conditions, l’art soit mort essentiellement comme représentation du génie du monde humain. L’art sera toujours une possibilité ex post NBIC — ou alors puisque l’artiste n’aura plus à représenter le monde mais le produire, il devra être lui-même un artiste technoscientiste (fin des arts et lettres).
Le théâtre pourrait-il être un art et un lieu de la résistance de l’humain dans l’indépassable représentation de sa finitude ? Le théâtre, au-delà de l’expérimentalisme technoscientifique, ne peut se dérober à cette responsabilité éthique et politique.

Bibliographie

Gilbert Hottois, Philosophie et idéologies trans/posthumanisme, Vrin, 2017
Francis Wolff, Les trois utopies contemporaines, Fayard, 2017
http://www.transhumanist.biz/transhumanistartsmanifesto.htm


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