Laurent Cournarie (25 février 2021)
Depuis quelques années, on ne sait plus catégoriser le monde autrement que par l’opposition de la philie et de la phobie, doublée d’une obsession du décentrisme.
Cette manière implique une radicalité et une exclusion très spécifiques. Il suffit de dire que x est A — x ne désignant pas nécessairement une variable d’individu —, voulant dire qu’il n’est rien que A, pour réduire et soumettre la pensée à l’alternative dirimante entre philie et phobie, avec pour conséquence funeste, la fragmentation (archipélisation) sociale. Et à ce régime, les pompiers ne sont pas les derniers à jouer les pyromanes. L’époque se méfie du thème malheureux de l’identité mais la pensée de l’époque ne cesse de projeter des identités séparatives et de produire des séparations identitaires.
Le jugement, qui devrait articuler le réel en le rendant (plus) intelligible, devient une pure assignation à identité exclusive : le jugement prononce une sentence. On a oublié la dialectique : la logique d’entendement (A est A et n’est que A ; penser A, c’est ne rien penser de ce qui n’est pas A), comme disait le vieux Hegel, triomphe sans résistance. On réduit x à une appartenance — par la classe, le genre, la race, la religion, etc., eux-mêmes élevés au rang de catégories premières de l’être social — pour s’éviter l’effort de penser ce qui est et mieux désigner des ennemis. Le savoir est toujours critique de soi et donc déconstructeur. Mais la critique savante, et non pas militante, n’est jamais simplificatrice. Au radicalisme séparateur d’études suspectes s’ajoute, paradoxalement, le défaut d’une essentialisation intellectuelle, contradictoire avec la prémisse de la construction historico-sociale des catégories dans les sciences sociales. L’usage gauchi du savoir essentialise les catégories et les individus dans des catégories.
Ce jeu de distribution des identités fantasmées se fait sur fond d’une phobie réflexive et redoublée du centrisme. Le relativisme est aujourd’hui indépassable — même s’il n’est pas toujours conséquent avec lui-même, tant nos certitudes morales servent à censurer le passé. Tout est relatif. Mais rien n’est irrelatif à aucun centre de point de vue. Comment penser sans occuper un centre, fatalement critiquable comme implicite, réducteur, etc. ? Le théocentrisme est aboli par l’anthropocentrisme, au profit du naturocentrisme qui se décline, à son tour, en zoocentrisme, biocentrisme, écocentrisme … La liste s’allonge, le cercle s’élargit. Cosmocentrisme, et bientôt ontocentrisme, jusqu’à la résolution ultime dans le néant qui a l’avantage de néantiser l’idée de centre. La pensée est ainsi emportée dans un mouvement contradictoire. D’un côté, elle se plaît à récuser la possibilité d’une pensée ou d’une connaissance de nulle part ; de l’autre, le point de vue quelconque d’une connaissance lui apparaît toujours de trop, comme un centrisme à dépasser. La pensée ne sait plus à quel centre se vouer, vers quelle circonférence se décaler, animée par une sourde phobie du centrisme. Depuis Foucault, par kantisme inversé, toute limite délégitime son en-deçà. Désormais, tout point de vue est un centre à déconstruire. Mais aucun centre n’est satisfaisant : seul est bon le décentrisme.
Phobie identitaire et décentrisme sont deux tendances contradictoires. Ce sont pourtant là les obsessions puissantes de l’esprit du temps.