
Laurent Cournarie
Nietzsche, Le Gai savoir, § 345 « La morale comme problème » — un commentaire
6 juillet 2022
Le § 345 se rattache au précédent par deux considérations. Le § 344 a montré comment la volonté de vérité à tout prix, à l’origine de la croyance dans la science, situait « sur le terrain de la morale ». Le § 345 pose « la morale comme problème ». Ensuite, au § 344, Nietzsche a réfuté l’idée d’une science sans présupposition. Ici il souligne la faiblesse de toute philosophie impersonnelle. Les deux critiques sont conjointes : l’idéal du savoir sans présupposition (c’est-à-dire sans conviction ou croyance) pour un savoir objectif exige une pensée sans engagement personnel. Le sujet épistémique (s’il n’est pas collectif) est encore universel. Or la philosophie, repensée comme « gai savoir », sollicite tout au contraire, la passion, l’implication de toute la personne. Rien de grand ne s’est fait sans passion ; rien de grand n’a été pensé sans un « grand amour », du moins « les grands problèmes exigent le grand amour » (p. 288). On croit que plus la pensée s’affranchit du penseur, mieux elle est capable de traiter un problème. Faire face au problème (problema), c’est l’objectiver, mettre ce qui est en question devant soi comme devant tout autre. Nietzsche renverse ce préjugé objectiviste — il poursuit donc l’analyse du § 344 : il faut “existentialiser”, pour ainsi dire, la pensée. Un problème ne devient « grand » que s’il est pris en charge par une personne, que si le penseur entretient un rapport personnel avec lui. C’est la personnalisation de la pensée qui accomplit la grandeur d’un problème. Il s’agit de prendre sur soi un problème, de le faire sien, de posséder en lui « son destin, sa misère et aussi son bonheur » (p. 288), de mettre en lui toute la chaleur de sa vie, d’échauffer peut-être ses oreilles contre « les antennes d’un pensée froide et curieuse » qui ne peut que l’effleurer ou de pas révéler toute son importance. C’est là le signe d’une pensée forte, en grande santé, capable de surmonter l’opposition factice du problème objectif et de la pensée subjective. Et si un grand problème ne peut être impersonnel c’est aussi parce qu’il ne peut être éternel. Toute pensée vient du corps, tout grand problème de la pensée sont portés par toute la personne engagée dans le temps. Mais finalement, on retrouve ici un motif moral sous-jacent. On croit que la grande pensée ou que la pensée capable de traiter les grands problèmes requiert une personnalité affaiblie, exsangue, qui renonce à elle-même. Objectivité, donc impersonnalité, donc renoncement à soi et abnégation. On est bien « sur le terrain de la morale » — ce que confirme plus loin le texte en parlant de l’abnégation comme « principale caractéristique de l’action morale » (p. 289).
Donc il s’avère que la morale est le problème que soulève à propos de la science la critique philosophique. Mais, paradoxalement, la morale n’a jamais été véritablement un problème pour la philosophie. La problématisation de la morale constitue dès lors le deuxième moment du paragraphe (« comment se fait-il maintenant… », p. 288).
Ainsi, la non problématicité de la morale se vérifie par le fait qu’elle ne semble pas marquée par le débat contradictoire, la méfiance, le conflit mais appelle au-delà d’eux au consensus. Quand sur toutes les questions, les esprits s’opposent, se contrarient, il reste à l’arrière-plan un domaine « lieu sacré de la paix » où tous viennent se reposer : le terrain de la morale. On ne sait rien de rien, mais on sait au moins ce qu’est le bien, le mal, ou on croit et on feint de le savoir. Du moins on s’entend moins sur la morale, qu’on ne s’entend moralement pour ainsi dire. On plébiscite les mêmes valeurs, on agit comme les autres et jamais la morale n’émerge comme un problème. La morale est l’arrière-plan jamais problématisé des débats théoriques contradictoires (problèmes). La morale ne fait pas problème, ne s’élève pas au rang de problème.
Plus précisément, la morale n’a jamais été un problème philosophique tel que Nietzsche vient de définir le problème, comme rapport personnel à une question (problème de la morale = problème personnel de la morale). Si c’est le cas, en soulevant le problème de la morale, c’est-à-dire en révélant que la morale n’a pas été le problème de personne, Nietzsche avance que c’est bien le sien. « La morale comme problème », cela veut dire : “la morale comme son problème ”, c’est-à-dire « sa misère, sa torture, sa volupté, sa passion » propres.
Nietzsche entreprend alors de montrer en quoi les discours sur la morale jusqu’à présent ont méconnu le problème de la morale. En fait, si la morale n’est (toujours) pas un problème en philosophie, c’est parce que la philosophie a cru que le problème de la morale était celui de son fondement[1]. Nietzsche développera la thèse au § 186 de Par-delà le bien et le mal : « ce qui a toujours fait défaut à la “science de la morale”, c’est le problème même de la morale : on n’a jamais soupçonné qu’il y avait là quelque chose de problématique. Ce que les philosophes ont désigné du nom de “fondement de la morale” et qu’ils se sont crus obligés de fournir, n’a jamais été, si on y regarde de près, qu’une forme raffinée de la foi naïve dans la morale établie »[2]. La philosophie a cherché la vérité de la morale, à l’appuyer sur des principes, à la fonder dans la nature, dans le supra-sensible ou dans la raison. Voir dans le fondement de la morale le problème de la morale c’est manquer la morale comme problème. La philosophie a cru s’atteler au projet ambitieux de fonder la morale, dédaignant de « rassembler le matériel, de définir et d’ordonner l’infinie multiplicité des sentiments de valeur et de leurs subtiles nuances en continuelles métamorphoses » (ibid., p. 107) et de procéder à la nécessaire et plus fructueuse « histoire naturelle de la morale » (titre de la 5ème partie de Par-delà le bien et le mal). La philosophie a oublié de consulter l’histoire humaine et de reconnaître la variété culturelle de la morale. Finalement les penseurs se rallient à la « morale établie ».
En fait Nietzsche critique deux conceptions, celle qui cherche à fonder la morale en ignorant l’histoire et la diversité culturelle, et celle qui tente de suivre l’histoire de l’émergence des sentiments moraux. La première conception est écartée sans reste puisqu’elle manque le problème de la morale. La seconde est abandonnée — même si Nietzsche lui reconnaît des mérites — parce qu’elle est insuffisante, manquant de radicalité. Il faut distinguer en effet l’histoire de l’émergence des sentiments moraux (les psychologues anglais) et la généalogie de la morale qui questionne la valeur des valeurs morales[3]. Donc il faut aussi distinguer entre le non-problème de la morale ou le faux problème de sa fondation, et le mauvais traitement du problème historique de la morale de la psychologie morale, c’est-à-dire de l’histoire de la formation psychologique des sentiments moraux. Au début de la Première dissertation de La généalogie de la morale, Nietzche honore ces « historiens de la morale » étudiant « l’âme au microscope »[4], méprisés parce qu’ils mettent en évidence « la partie honteuse de notre monde intérieur » et cherchant le principe actif contre l’orgueil humain essentiellement dans des facultés passives ou négatives (habitude, oubli). Contre l’idéalisme philosophique, ils ont tenté de« constituer une histoire des origines de la morale » (p. 26). Mais cette origine elle-même n’est pas historique, ne remonte pas à une situation historique et, en fait, politique qui oppose à l’origine le noble et le vulgaire[5]. Ces historiens de l’âme rapportent le bon soit à l’acte non égoïste, lui-même rapport à l’action utile à l’origine de la louange (Mill), mais finalement oubliée et transmise par habitude, soit à l’utile de manière répétée (Spencer)[6].
Ici Nietzsche accentue la critique des psychologues anglais (« ne comptent guère »). Le principal reproche est, comme suggéré, un manque de radicalité qui revient, en l’occurrence, à présupposer le préjugé populaire, et finalement chrétien. Alors même qu’ils cherchent derrière les motifs les plus nobles l’origine des sentiments moraux, ils « continuent d’obéir eux-mêmes ingénument au commandement d’une certaine morale » (p. 289) qui pose que « l’action morale réside dans l’abnégation, la négation de soi, le sacrifice de soi, ou dans la compassion, dans la pitié » (ibid.), qui sont toutes des valeurs religieuses et notamment chrétiennes. Bien agir c’est renoncer à soi, prendre pitié de l’autre, etc. ; mal agir c’est penser à soi, ne pas compatir à autrui, etc. Donc finalement ils reprennent le contenu de la morale établie, c’est-à-dire façonnée par le christianisme. C’est pourquoi finalement ces historiens de la morale « ne comptent guère ». L’utilité est l’origine de la morale, mais la définition de l’action morale ne diffère pas de la morale chrétienne qu’ils peuvent critiquer.
Mais ces historiens de la morale commettent encore une erreur formelle (« leur habituelle faute de présupposition », p. 289) ou en quelque sorte méthodique qui est la conséquence de la présupposition sur le contenu. Ou bien ils universalisent certains principes moraux qui leur paraissent les plus consensuels (on peut penser à la règle d’or peut-être : « Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ») et cette universalisation induit une certaine violence (« obligation inconditionnée, y compris pour toi et moi ») ou, à l’inverse, ils concluent à l’absence universelle d’obligation à partir de la relativité culturelle des systèmes de valeurs.
Mais la source de l’erreur de ces psychologues est encore plus profonde. Du moins, on repère une faute chez les plus subtiles d’entre eux qui consiste à croire que la critique intellectuelle des opinions morales est suffisante pour critiquer la morale elle-même. Si certaines opinions d’un peuple sur sa morale sont insensées (exigences contradictoire), alors leur morale est sans valeur ; si les opinions humaines sur la morale (« toute morale ») sont absurdes (le bien soumis à la sanction divine, l’hypothèse superstitieuse du libre-arbitre pour justifier le mal, etc.), alors c’est la morale qui est sans valeur. Mais ce sont là « deux conclusions … grossièrement puériles » (p. 289). La conséquence est puérile parce qu’elle rejette tout (une morale ou toute morale) sans discernement, et aussi parce que le raisonnement est simpliste : on s’imagine que la morale est affaire de jugement intellectuel, qu’elle relève de l’entendement, alors qu’elle est affaire de valeur et donc finalement de volonté (de puissance). De même que la valeur d’un médicament ne dépend pas de l’opinion subjective ou objective (scientifique) qu’on a à son sujet, de même la valeur d’une morale et a fortiori de la morale ne dépend pas des opinions qu’on s’en fait — c’est plutôt le contraire, on l’a vu, la croyance à la vérité qui est morale et métaphysique. « Une morale pourrait même s’être développée à partir d’une erreur » (p. 289). Les historiens de la morale n’ont pas encore commencé de poser le problème de la morale, parce qu’ils n’ont pas encore « effleurer le problème de sa valeur ». Le problème philosophique de la morale n’est pas celui de l’origine des sentiments moraux (et a fortiori du fondement ou des principes de la morale) mais celui de sa valeur.
La valeur (Wert) est un concept nietzschéen tout à fait central[7]. Il ne faut pas entendre une norme consciente, le prix ou l’intérêt, la préférence d’une chose ou projetés sur les choses (A a plus de valeur que B pour x : valeur économique, affective, etc.), mais une croyance inconsciente et incorporée qui sert de schéma d’interprétation de la réalité[8]. Il ne s’agit pas de s’intéresser aux valeurs morales ou aux opinions sur la morale, mais à la valeur de la morale comme rapport au monde et à la vie. La morale est une manière de valoriser, est un mode d’évaluation en elle-même. A nouveau, le thème de la médecine revient au premier plan (qui est au cœur de la réflexion depuis la Préface). Nietzsche passe de l’analogie (valeur du médicament/opinions sur le médicament, valeur de la morale/opinions sur la morale) à une identification : la morale est une médecine, « la plus célèbre entre toutes », médecine de l’âme. Que vaut la morale, que vaut la médecine de la morale ? La morale est-elle une médecine qui sert la santé de l’âme ou, paradoxalement, la plus grande cause de pathologie ? La morale peut-elle être une « bio-éthique »[9], une médecine de la vie en quelque sorte et à quelles conditions ?
Donc que signifie « la morale comme problème » ? Nietzsche le laisse comprendre dans les deux dernières phrases, parfaitement conclusives (« Personne, par conséquent … »). Personne n’a posé le problème de la morale parce que personne n’a posé la question de la valeur de la morale, c’est-à-dire la valeur de ce qui est censé contenir les valeurs. Mais personne ne la fait parce que personne n’en a fait son problème personnel ou sa tâche. Or tel est précisément la fonction et la signification de la philosophie ou du philosophe plus précisément. Il appartient au philosophe de transformer son questionnement : de substituer la question de la valeur à celle de la vérité, de mettre en question la valeur de la morale.
Donc Nietzsche se définit comme philosophe ou définit le nouveau philosophe comme celui qui pose personnellement le problème de la morale, c’est-à-dire la question de la valeur de la médecine de l’âme, non pas pour abolir toute morale mais pour bâtir un système nouveau de valeurs. Il s’agit bien de lutter contre le nihilisme et la morale ascétique qui valorisent tout ce qui dévalorise la volonté de puissance active, mais pour réévaluer toutes les valeurs d’un sens affirmatif. Donc si la question de la valeur de la morale est si primordiale (et si personnelle), c’est parce qu’elle conditionne le dépassement du nihilisme européen. C’est là le travail à accomplir pour le philosophe, que Nietzsche présente toujours comme sa tâche (« nôtre tâche »)[10]. Donc la tâche du philosophe c’est de poser le problème de la valeur de la morale, ce qui conduit à dévaloriser les valeurs ascétiques de la morale idéaliste, de la morale sociale grégaire (produite par les « instincts du troupeau », § 328), ce qui peut prendre deux formes de critique de la moralité selon Aurore (§ 103)[11], mais pour favoriser des valeurs rénovées. Il n’y a pas de vie sans valeurs, mais les valeurs de la morale sont hostiles à la vie. La réévaluation des valeurs est la tâche personnelle du philosophe.
[1] Cf. Kant, Fondation de la métaphysique des mœurs ; cf. Schopenhauer, Fondement de la morale.
[2] Op. cit., Idées, p. 108.
[3] Le terme de “généalogie” est tardif, apparaissant en 1887 dans la Généalogie de la morale, année de publication du livre V du Gai savoir.
[4] Idées, I, 1, p. 27, p. 26.
[5] Ibid., I, 4, p. 31.
[6] Ibid., I, 3, p. 31.
[7] Cf. P. Wotling, « Valeur/évaluation », Le vocabulaire de Nietzsche, Paris, Ellipses, 2013, p. 70-73.
[8] Cf. P. Wotling, Le Gai savoir, GF, Glossaire, p. 497.
[9] P. Wotling, ibid., dossier, p. 446.
[10] Cf. aussi, Ecce homo, « Aurore », § 2, cité par P. Wotling, p. 446 : « Ma tâche, préparer l’humanité… La question de l’origine des valeurs morales est donc pour moins une question capitale, car elle conditionne l’avenir de l’humanité ».
[11] « Il y a deux espèces de négateurs de la moralité. — « Nier la moralité » – cela peut vouloir dire d’abord : nier que les motifs éthiques que prétextent les hommes les aient vraiment poussés à leurs actes, — cela équivaut donc à dire que la moralité est affaire de mots et qu’elle fait partie de ces duperies grossières ou subtiles (le plus souvent duperies de soi-même) qui sont le propre de l’homme, surtout peut-être des hommes célèbres par leurs vertus. Et ensuite : nier que les jugements moraux reposent sur des vérités. Dans ce cas, l’on accorde que ces jugements sont vraiment les motifs des actions, mais que ce sont des erreurs, fondements de tous les jugements moraux, qui poussent les hommes à leurs actions morales. Ce dernier point de vue est le mien : pourtant je ne nie pas que dans beaucoup de cas une subtile méfiance à la façon du premier, c’est-à-dire, dans l’esprit de La Rochefoucauld, ne soit à sa place et en tous les cas d’une haute utilité générale. – Je nie donc la moralité comme je nie l’alchimie ; et si je nie les hypothèses, je ne nie pas qu’il y ait eu des alchimistes qui ont cru en ces hypothèses et se sont basés sur elles. — Je nie de même l’immoralité : non qu’il y ait une infinité d’hommes qui se sentent immoraux, mais qu’il y ait en vérité une raison pour qu’ils se sentent ainsi. Je ne nie pas, ainsi qu’il va de soi — en admettant que je ne sois pas insensé —, qu’il faut éviter et combattre beaucoup d’actions que l’on dit immorales ; de même qu’il faut exécuter et encourager beaucoup de celles que l’on dit morales ; mais je crois qu’il faut faire l’une et l’autre chose pour d’autres raisons qu’on l’a fait jusqu’à présent. Il faut que nous changions notre façon de voir — pour arriver enfin, peut-être très tard, à changer notre façon de sentir. »