Pour une science sociale du vivant : Les structures fondamentales des sociétés humaines de B. Lahire.
Laurent Cournarie (2025)
Les sociétés humaines, malgré leurs différences, ne reposent-elles pas sur des structures fondamentales ?
La philosophie s’intéresse à la société comme société politique, soit pour distinguer la spécificité de la société humaine (polis), soit pour fonder le lien social sur un lien politique (pacte social). La philosophie sociale, plus récemment, critique le mépris du « social » par la philosophie politique et finalement tente d’inscrire le projet de la théorie critique d’une réorganisation sociale conforme au concept normatif de société comme lieu d’une vie bonne, dans la redéfinition des relations sociales à partir du vivant, en intégrant dans la socialité les relations entre humains et non-humains. Mais, le vivant rôde dans le discours philosophique sur la société : l’homme est un zôon politikon, social et plus que social, politique précisément, ou cesse d’être un animal en étant membre d’une société politique (Aristote), ou bien la société doit être élargie à la grande société ou à la grande communauté des vivants humains et non humains[1].
Les sciences sociales, quant à elles, présupposent que la société est un fait spécifiquement humain. Elles ne privilégient pas la dimension politique — le politique est social plutôt que l’inverse —, se désintéressent de la question du principe de légitimité du pouvoir et s’attachent à décrire les institutions des sociétés humaines. Pour établir leur propre scientificité, elles ont dû accuser l’écart entre le vivant et le social, faisant commencer la société à la culture. Les sciences sociales cèdent alors à une sorte de « théologie de l’autocréation de l’homme par l’homme »[2] qui oublie de se demander d’où viennent les sociétés humaines. Comment rendre compte de la production des sociétés ? Est-ce que la clé de compréhension des sociétés humaines n’est pas à chercher dans les propriétés biologiques de l’espèce humaine ? Les hommes sont des vivants sociaux et il est temps de considérer les propriétés des vivants qu’ils sont. Ou ils ne sont sociaux que parce qu’ils sont les vivants d’un certain type. Les hommes ne sont pas vivants et sociaux, et finalement si sociaux qu’on oublie qu’ils sont des vivants, mais ils sont des êtres sociaux d’une certaine sorte parce qu’ils sont l’espèce vivante qu’ils sont. Il ne s’agit pas dès lors de s’aviser d’étendre aux vivants non humains la socialité mais d’envisager les conséquences sociales des propriétés biologiques de l’espèce humaine.
Cette décision a quelque chose d’intempestif. Elle bouleverse tout un ensemble de convictions ou d’habitudes. Tout se passait comme si les sciences sociales traitaient des sociétés à partir de la scission de la culture à l’égard de la nature. Le social c’est la règle, le symbolique, càd l’institué, donc le culturel. C’était la position de Lévi-Strauss : « Qui dit homme dit langage, et qui dit langage dit société »[3]. Ce qui conduit Lévi-Strauss à adopter un modèle linguistique ou phonologique dans l’étude des sociétés. Mais on passe de l’humanité aux sociétés, de l’universel au particulier, sans rendre compte du passage. Lévi-Strauss certes considère que l’interdit de l’inceste est précisément le fait par lequel la nature et la culture communiquent : il a la propriété du fait naturel parce qu’il est universel, il a la propriété du fait culturel parce qu’il est institué. Et Lévi-Strauss aborde l’interdit de l’inceste non pas comme une règle morale, càd comme interdit, mais comme règle sociale, du point de vue des systèmes de parenté (quelles unions sont permises, comment est organisée la circulation des femmes entre les groupes). Mais la culture et la société ne s’identifient pas.
Ensuite, les sciences sociales se sont complues à réduire leur « scientificité » à l’analyse quasi-monographique d’institutions sociales particulières, càd à des études de cas, et donc à soutenir le projet épistémique paradoxal d’une scientificité sans lois. Tout ce qui est humain est social, mais tout est social indifféremment. Les relations humaines s’organisent autour d’institutions, mais toutes les institutions étant sociales, l’organisation de ces institutions étant toujours particulières, les sciences sociales ont admis que l’humanité était une mosaïque de différences. Le seul point commun entre les faits sociaux était la certitude qu’ils étaient sociaux. Donc du côté de la réalité, l’humanité ressemblait à un chapeau à plumes, sans autre l’unité que nominale. Du côté du savoir, les disciplines formaient un ensemble hétéroclite.
Cet état de fait s’explique parce que les sciences sociales reposent encore sur deux présupposés, plus ou moins avoués : (a) les sociétés façonnent les individus — les individus sont ce que les sociétés font d’eux : donc déterminisme sociologique et primat des sociétés sur les individus ; (b) mais la diversité ethnologique laisse supposer une liberté en quelque sorte indéfinie de production des modèles sociaux. Déterminisme sociologique d’un côté, liberté anthropologique dans l’invention des sociétés de l’autre, comme si les sociétés humaines pouvaient varier à l’infini. Aucune liberté réelle des individus en société mais inventivité sans limites des sociétés.
Mais, d’une part, avant les contraintes sociologiques, il y a des contraintes naturelles : le social n’est pas un empire dans un empire. Et, d’autre part, ces contraintes naturelles limitent la liberté inventive et anthropologique des sociétés humaines. Les propriétés biologiques de l’espèce humaine sont des contraintes qui structurent les possibilités des sociétés humaines, expliquant que l’éventail de leurs possibilités n’est pas infini et qu’elles obéissent toutes, malgré la variété culturelle, à des structures fortes et déterminantes et que donc il serait possible aussi pour les sciences sociales de dégager des lois de fonctionnement des sociétés humaines.
Pour l’admettre, il faut distinguer entre le social et le culturel. Le social n’est pas spécifiquement humain. C’est plutôt le culturel. Mais cette différence n’est pas seulement négative. On peut l’exprimer positivement, et ainsi faire apparaître que le culturel est le principe de variation du social, sans omettre que cette liberté d’invention anthropologique est sous contrainte biologique. La distinction entre le social et la culturel permet ainsi de chercher des lois universelles du social tout en conservant la diversité ethno-socio-historico culturelle.
« le social … fixe la nature des rapports différentes parties composant une société : entre les parents et les enfants, les vieux et les jeunes, les hommes et les femmes, entre les différents groupes constitutifs de la société, entre “nous” et “eux”, etc. — et le culturel … concerne tout ce qui se transmet et se transforme : savoirs, savoir-faire, artefacts, institutions… »[4].
Or ce n’est pas la manière dont les hommes se transmettent des savoirs, des objets, des institutions et les modifient au cours du temps, qui déterminent les rapports entre les membres d’une société. Ce n’est pas la culture qui fait la société. L’acte culturel s’exerce sur une réalité déjà constitué, le social qui, lui-même, est la conséquence sociologique de contraintes biologiques. Le social est le donné de la culture : il n’est pas ce qui se transmet pas mais les structures à l’intérieur desquelles il y a transmission et transformation. Les structures sont ainsi « transculturelles », « transhistoriques » et donc l’équivalent de « constantes », d’invariants, de mécanismes généraux des sociétés humaines. Or ces structures ne sont pas « mentales » et inconscientes comme chez Lévi-Strauss, mais biologiques. Tout est social et tout est culturel, mais pas au même niveau. Tout ce qui est culturel est social, mais l’inverse n’est pas vrai. Cette analyse remet en cause d’une part la thèse philosophique qui tranchait la dualité nature/culture, en affirmant que, dans le comportement humain, tout est en même temps naturel et culturel, qu’on ne peut jamais séparer les deux dimensions : tout besoin naturel est médiatisé par une expression ou une réponse culturelle — c’est un peu ce que soulignait Mauss en parlant de « techniques du corps ». Le corps est le premier objet investi par la culture, de sorte que les fonctions physiologiques les plus naturelles sont toujours-déjà culturelles. Aussi démêler en l’homme le naturel de l’artificiel est une vaine entreprise. La philosophie, au contact des sciences sociales, avait pu trouver comme solution de soutenir qu’en l’homme tout est naturel et conventionnel :
« Il n’est pas plus naturel ou pas moins conventionnel de crier dans la colère ou d’embrasser dans l’amour[i] que d’appeler une table une table. Les sentiments et les conduites passionnelles sont inventés comme les mots. Même ceux qui, comme la paternité, paraissaient inscrits dans le corps humain sont en réalité des institutions[ii]. Il est impossible de superposer chez l’homme une première couche de comportements que l’on appellerait « naturels » et un monde culturel ou spirituel fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme, comme on voudra dire, en ce qu’il n’est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l’être simplement biologique – et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites vitales, par une sorte d’échappement et par un génie de l’équivoque qui pourraient servir à définir l’homme »[5].
Il serait vain d’opposer nature et culture, comme s’il existait deux dimensions de réalité distinctes. La distinction nature/culture est purement intellectuelle et abstraite, jamais « phénoménologique ». Ce qui est culturel finit par passer pour naturel, et ce qui est naturel trouve toujours-déjà une expression culturelle. C’est pourquoi, l’être humain ne s’affranchit jamais complètement de la nature, mais il n’y est pas non plus soumis au point de ne pas varier et ouvrir le sens de son existence au-delà du déterminisme naturel. L’homme se laisserait donc mieux définir par une « sorte d’échappement » et par un « génie de l’équivoque ». La force de la thèse de Merleau-Ponty est également un échappement et un génie de l’équivoque pour éviter tout réductionnisme soit biologique soit culturel. Mais on peut légitimement se demander si « l’équivocité » est un concept susceptible de fonder une science des sociétés humaines.
La conception de Lahire remet en cause aussi ce qu’on peut appeler le préjugé constructiviste des sciences sociales. Dire que tout est social et/ou culturel, c’est dire que tout est construit — ce qui permet ensuite de délégitimer toute construction : si un fait est construit, il n’est pas naturel, donc il n’est ni universel ni nécessaire, donc il est arbitraire, et s’il est arbitraire, il mérite d’être relativisé, donc défait, déconstruit, sans prendre la peine de considérer que le fait qu’on cherche ainsi à substituer est une construction nouvelle, que donc toute déconstruction est une construction qui s’ignore. Mais, plus simplement, la thèse laquelle « tout est construit » vaut pour la culture, non pour la société. Ou il y a des contraintes structurantes ou des structures universelles autour desquelles s’inventent les variations culturelles, dont l’observation fait croire que décidément tout ce qui est humain est social et que tout ce qui est social est construit. Or s’il y a des contraintes sociales universelles, tout n’étant pas arbitrairement construit tout n’est pas déconstructible à loisir.
« Dans tous les cas, tout est toujours culturel dans l’espèce humaine dans la mesure où la culture est omniprésente, mais il existe des grandes contraintes sociales, de grands rapports sociaux qui ne peuvent être considérés comme de purs édifices culturels, et qui ne peuvent être défaits aussi facilement qu’on l’imagine en général »[6].
B. Lahire présente, à l’orée de son grand ouvrage, des expériences de pensée pour comprendre la logique de ce changement de regard et de paradigme à propos des sociétés humaines — changement auquel la comparaison inter-sociétés humaines et entre les sociétés humaines et les sociétés animales conduit.
« Imaginez que les bébés humains aient été, depuis l’origine de l’espèce, une progéniture très précoce — telles les petites tortues de mer — et ne dépendant absolument pas des adultes pour survivre, est-ce que les structures sociales auraient été identiques à celles que nous donne à voir l’histoire des sociétés humaines ? Sans la prématurité sociale ni sa dépendance de longue durée, ce que (…) les biologistes ont désormais coutume d’appeler l’ “altricialité secondaire”, la plasticité du cerveau humain aurait été moins grande, un long processus d’apprentissage aurait été moins nécessaire à la survie, et l’on observerait une moindre capacité à accumuler la culture (matérielle et incorporée), une absence totale de structure familiale, et même le lien d’attachement fort entre mère et enfant, ce qui aurait des conséquences durables sur l’ensemble de notre vie affective, mais aussi une absence de rapports sociaux de domination-dépendance observables dans toutes les sociétés humaines connues, au niveau des domaines familial, politique, économique ou magico-religieux. Et sachant que la division sexuelle des tâches entre hommes et femmes a été partout la première forme de la division du travail, que serait cette division en l’absence de structure familiale de répartition des tâches entre hommes et femmes ?
Imaginez maintenant que les hommes et les femmes fassent des bébés à la manière des poissons non vivipares, c’est-à-dire sans copuler, de façon purement externe, et sans que les petits soient portés par les femmes, qui ne les allaiterait pas non plus, est-ce que le lien d’attachement mère-enfant serait de même nature que celui que nous connaissons en tant qu’espèce mammifère ? Et est-ce que la domination masculine se serait imposée dans une grande majorité des sociétés humaines connues ? Imaginez encore que l’espèce humaine ait une durée de vie aussi courte que celle de l’abeille commune, à savoir quelques semaines seulement, et que pas plus de deux générations ne coexisteraient ensemble, aurait-elle connue cette fantastique histoire culturelle qui repose sur un phénomène d’accumulation culturelle à l’échelle individuelle comme à l’échelle intergénérationnelle ? Imaginez toujours que les bébés humains aient des géniteurs qui, comme les céphalopodes, meurent très rapidement après la naissance de leur progéniture, et qu’il soit donc contraint de reconstruire par eux-mêmes tout le savoir nécessaire à la vie dans un environnement donné, l’impossibilité constitutive de toute transmission culturelle entre parents et enfants aurait-elle pu donner lieu à la trajectoire évolutive et historique que nous connaissons ? Imaginez, enfin, que l’espèce humaine ait développé un mode de communication à base de signaux chimiques, du même type que celui des fourmis, sans pouvoir représenter symboliquement des réalités absentes (passées, futures, spatialement éloignées ou purement fictives), aurait-elle développé des activités magico religieuses, juridiques, esthétiques ou scientifiques ? Aurait-elle même pu transmettre aussi fidèlement et efficacement ses savoirs et savoir-faire ? La réponse à l’ensemble de ces questions est, on l’aura compris, négative »[7].
Est-ce que les propriétés indiquées appartiennent ou non à l’espèce humaine et est-ce qu’elles sont le produit de la culture ? Si on répond « oui » à la première question et « non » à la seconde, alors on peut concevoir qu’elles ont exercé une contrainte sur l’organisation des sociétés humaines. On ne peut pas établir le rapport strictement causal entre ces propriétés et les sociétés humaines telles qu’on les observe. Mais, au moins, si l’observation des sociétés humaines entre elles et avec les sociétés non-humaines laisse apparaître des traits communs pour les premières et des différences avec les secondes, alors on peut légitimement supposer que ces propriétés ont exercé sur le devenir et la constitution des sociétés humaines des contraintes de longue durée. Il en résulte non seulement que, malgré son évolution buissonnante
« l’histoire des sociétés humaines ne s’oriente pas dans n’importe quelle direction et n’est pas ouverte à une infinité de possibles (ce que pense, en toute ignorance de cause, beaucoup de chercheurs en sciences sociales) »[8]
mais encore que les sociétés humaines peuvent être ramenées à des constantes, à des invariants, tout à l’opposé du préjugé différencialiste et diversificateur du culturalisme dans les sciences sociales. Ces invariants peuvent alors permettre de regrouper l’infinité des faits socio-culturels autour de grands faits anthropologiques, d’établir des lois dont la formulation a toujours constitué l’acte de naissance ou la maturité d’une science, et ainsi d’unifier le champ des sciences sociales — puisqu’aujourd’hui, les « sciences humaines » sont si dispersées entre des disciplines et des spécialités au sein de celles-ci qu’elles communiquent peu. Dans ces conditions, on ne peut attendre d’un sociologue ou d’un historien ou d’anthropologue qu’il pose les fondements d’une science du social en tant que tel
« Les sociologues, qui ont le plus l’habitude de théoriser, sont enfermés dans le présent des sociétés capitalistes modernes … et même dans l’étude spécialisée de secteurs particuliers desdites sociétés. Les historiens sont cantonnés à des périodes déterminées de sociétés déterminées ? Les anthropologues se sont historiquement concentrés sur les sociétés dites “primitives”. Si bien que les chercheurs en sciences humaines et sociales ne sont pas en situation de pouvoir dégager certains grands invariants sociaux et culturels qui n’apparaissent qu’à l’issue de comparaisons inter-sociétés humaines … et, surtout, de comparaisons inter-espèces (ou, plus précisément, entre sociétés animales humaines et sociétés animales non humaines) »[9].
Donc :
– La société se présente comme un avantage sélectif dans l’évolution du vivant — il ne s’agit pas d’ouvrir la société au vivant non-humain, de remettre en cause la dualité nature-culture (Latour, Descola), mais d’inscrire la société humaine dans l’histoire du vivant.
– Il y a des sociétés humaines parce que l’espèce humaine est une espèce sociale.
– Les propriétés biologiques de l’espèce humaine ont des conséquences ou une traduction sociales immédiates :
« Ma démarche consiste à mettre en évidence les conséquences, les implications d’emblée sociales ou les corrélats sociaux de propriétés biologiques de l’espèce, comme par exemple les conséquences sociales de l’altricialité secondaire en matière de rapports de domination, ou les conséquences sociales de la grande longévité de notre espèce dans la possibilité qu’elle offre aux individus d’accumuler les expériences et les savoirs sur plusieurs décennies et de les transmettre sur au moins trois générations, en matière de cumulativité et de take-off culturels. En procédant de cette manière, on ne déroge pas à la règle durkheimienne d’ “expliquer le social par le social”, mais on évite de nier la réalité des contraintes que notre biologie fait peser sur nos structures sociales par excès de constructivisme culturel »[10].
L’enquête reste sociologique. Il ne s’agit pas d’expliquer le social par le biologique (sociobiologie) mais, tout en expliquant le social par le social, de ne pas ignorer la matérialité des conditions biologiques des sociétés humaines. Elle n’est pas non plus idéologique comme le dépassement du dualisme nature-culture vers un relativisme ontologique. Pour Lahire la nature existe et elle est précisément ce que les sciences naturelles font connaître. Ce sont elles qui nous apprennent que les espèces évoluent sous l’effet de la sélection « naturelle », que l’ADN a une structure en double hélice, etc…, et non un mythe ou un discours idéologique. Et prétendre que le monde varie selon les combinaisons et la distribution des entités, donc selon des ontologies différentes[11], c’est supposer que les esprits, les divinités sont des « actants » comme les animaux humains et non les animaux non humains, faire comme « s’ils existaient vraiment et exerçaient leur puissance d’agir indépendamment des humains »[12], ce qui revient à renouer « avec l’idéalisme le plus éculé, et même avec une vision profondément religieuse ou spiritualiste du monde » et même avec « une profonde régression scientifique ». La démarche de Lahire se veut donc scientifique, avec une base matérialiste comme il se doit, et non pas idéologique et idéaliste, raisonnant sur des systèmes de représentations en faisant comme si les rapports sociaux entre humains, les rapports sociaux avec les animaux non-humains, et les rapports humains-esprits ou divinités étaient de même nature. Et c’est encore en articulant les sciences sociales aux sciences du vivant qu’on lutte mieux contre toute forme d’anthropocentrisme : quand on prend conscience que l’espèce humaine est une espèce vivante qui fait partie de la nature, que la culture est un produit de l’évolution, qui permet une adaptation plus souple et rapide à l’environnement, le projet de dépasser le dualisme nature-culture tombe de lui-même.
En résumé, on pourrait dire que toutes les sociétés humaines ont été confrontées aux mêmes contraintes qui tiennent à la nature biologique de l’espèce humaine en tant qu’elle est une espèce vivante et que cette espèce partage universellement certaines propriétés. L’humanité a dû faire
« face aux mêmes problèmes ou aux mêmes dilemmes (de survie, de collaboration, ou de concurrence, de vie paisible ou conflictuelle, de défense vis-à-vis des agressions extérieures, d’évitement de l’inceste, de soins à la progéniture, etc.) et élabore en partie des réponses organisationnelles convergentes (hiérarchie, division du travail, élevage coopératif de la progéniture, exogamie, agriculture, partage de la nourriture, chasses collectives, etc.). La vraie rupture avec l’anthropocentrisme se situe là »[13].
A partir de là, B. Lahire agence les structures des sociétés humaines en trois niveaux : (a) des grands faits anthropologiques en soubassement, peu modifiables par les cultures, quasi-invariants, au nombre de 5 ; (b) des axes, également invariants autour desquels s’enroulent ou auxquelles s’accrochent les variations culturelles, nommées « lignes de force », au nombre de 10 ; (c) des lois à la fois de développement et de fonctionnement qui contraignent les variations culturelles, au nombre de 17 provisoirement.
Pour terminer, on peut détailler un peu les relations entre ces faits, ces forces et ces lois en prenant les cas de l’altricialité secondaire et la partition sexuée[14].
L’altricialité[15] secondaire est le premier grand fait anthropologique. Le concept désigne la grande prématurité de l’enfant humain, la très longue phase de son développement extra-utérin, et donc l’allongement de sa dépendance à l’égard des adultes. Ce fait actualise la grande plasticité cérébrale qui se vérifie par des potentialités d’apprentissage et de socialisation qui s’étendent pendant toute la vie. Les humains sont des êtres qui apprennent toujours et qui se socialisent en permanence, notamment par le jeu qui revêt une importance toute particulière (homo ludens). Donc du côté de l’enfant, l’altricialité secondaire conditionne chez Homo Sapiens des dispositions à la dépendance et à l’apprentissage. Du côté des parents, à commencer par la mère, elle détermine des dispositions à prendre soin d’autrui (une sorte d’instinct « parental » nécessaire à la survie de l’espèce). Cette nécessité du soin, « combinée avec la viviparité qui fait peser sur la mère tout le poids de la gestation, et de la longue période d’allaitement, a pour premier effet un resserrement du lien mère-enfant, qui ne se desserra que très tardivement dans l’histoire de l’humanité grâce aux moyens artéfactuels que sont le biberon, le lait maternisé, le tire-lait, etc. »[16].
L’humain naît ainsi avec une très grande vulnérabilité et a besoin de soins parentaux ou allo-parentaux constants. On doit le nourrir, le laver, le protéger, le cajoler. Sa musculature est fragile. Il n’apprend à marcher que vers 12 mois, l’apprentissage du langage, la motricité fine est très longue, la maturité sexuelle tardive, la fin de la croissance n’est atteinte que vers 20 ans. L’éducation est le fait des parents mais aussi des allo-parentés (frères et sœurs ainés, grands-parents…) dans un processus collectif.
Ce fait entraîne ou conditionne tout un vaste ensemble d’autres faits, par exemple les rapports d’autorité/dépendance et d’opposition (fort/faible, dominant/dominé, sachant/ignorant, avant/après…). Ainsi, dans toutes les sociétés, on observe des relations de dépendance et de domination des plus âgés sur les plus jeunes. Le premier grand différentiel est entre les parents et les enfants. On le vérifie dans les sociétés ou les cultures homogènes, càd en gros dans les sociétés tribales où deux statuts revêtent la plus haute importance : « ceux de l’enfant et du vieillard, parce qu’ils se situent aux deux extrêmes de la chaîne des générations — l’un ne sait pas, l’autre sait. L’initiation est le lieu et le moment de la rencontre entre le non-savoir et le savoir. L’enfant reçoit de l’ancien le savoir sur le mythe, les origines, la loi, les ancêtres, càd sur les fondements culturels du groupe »[17].
Autrement dit, la culture elle-même comme transmission des savoirs accumulés, des récits sur les origines du groupe (de l’humanité) et du monde est le fait social du grand fait anthrologique de l’altricialité secondaire. Et les conséquences sociales se retrouvent également dans les sociétés modernes à État. L’articialité secondaire se double d’une articialité tertiaire. Après les parents, ce sont des formateurs de toutes sortes qui interviennent dans l’apprentissage.
Les sciences sociales adoptent sur le rapport de domination parentale deux attitudes : ou bien elles soulignent son arbitraire, confondant les modalités variables du rapport avec ce rapport lui-même, ou bien relèvent son universalité, mais sans en interroger la cause ou la raison. Dans les deux cas, elles dénient toute espèce de contrainte biologique sur le social. Les sciences sociales font de l’altricialité secondaire un donné biologique neutre ou indifférent, sur lequel intervient la socialisation. Le fait de l’altricialité secondaire fait de l’être humain un être social ou hyperculturel, parce qu’il dispose de peu d’instinct. Pour ainsi dire, l’homme est par nature ou biologiquement un être fait pour la culture. L’altricialité secondaire est une donnée qui permet aux sciences sociales de prendre congé du biologique. Aussitôt reconnue, aussitôt ignorée, pour se concentrer sur les variations socio-culturelles. On lit par exemple chez Bourdieu et Passeron : « S’il n’est pas question d’ignorer la dimension proprement biologique de la relation d’imposition pédagogique, i.e. la dépendance biologiquement conditionnée qui est corrélative de l’impuissance infantile, il reste que l’on ne peut faire abstraction des déterminations sociales qui spécifient dans tous les cas la relation entre les adultes et les enfants, y compris lorsque les éducateurs ne sont autres que les parents biologiques »[18].
La citation exhibe l’opération des sciences sociales : le fait de la dépendance biologique dans la relation pédagogique est reconnue, mais c’est la détermination sociologique qui est socialement décisive : elle annule le fait biologique. Elle est à la fois le principe d’explication du social, càd à la fois le déterminisme social et la variation sociale, et ce qui supprime le biologique comme un donné neutre.
Et pourtant ce fait anthropologique permet de comprend nombre d’autres faits universels des sociétés humaines. Les rapports de dépendance et de domination sont au cœur des rapports sociaux. On ne fera jamais que les parents naissent avant les enfants. L’altricialité secondaire « débouche sur la loi de la succession hiérarchisée ou de la prévalence de l’antérieur sur le postérieur ». Cette loi commande des faits multiples : (a) La domination des vieux sur les jeunes ; (b) Les privilèges des aînés sur les cadets ou puinés. (c) La priorité des lignages des plus anciens ancêtres ; (d) La majorité sur la minorité (assignée aux femmes toujours traitées comme des mineures ou des cadettes même par rapport à leurs frères plus jeunes) ; (e) L’ascendance mythico-religieuse des ancêtres sur les vivants.
Le deuxième grand fait anthropologique est la partition sexuée, caractéristique des mammifères. Le partage de l’espèce humaine en deux sexes conditionne également d’autres faits : (a) la nécessité d’un coït pour la reproduction, qui a des conséquences sur la socialité (liens), (b) le fait que seul un des deux sexes puisse enfanter et allaiter, (c) et la partition des tâches et la division du travail qui a pu s’imposer. On peut même faire l’hypothèse qu’avec la symétrie du corps humain, la partition sexuée est à l’origine de la pensée dualiste qui structure les systèmes de représentations humaines (haut/bas, supérieur/inférieur, clair/obscur, etc.), qui engendre la loi de la binarité des catégories. Et ce rapport homme-femme « étant quasiment partout un rapport de domination, chaque terme de l’opposition est affecté d’une valeur positive ou négative ». La différence sexuelle a pris quasiment dans toutes les sociétés la forme d’une domination des hommes (considérés comme puissants, majeurs, aînés…) sur les femmes (considérées comme faibles, faibles, mineures, cadettes…). Les femmes, quel que soit leur âge, sont traités dans de nombreuses sociétés ou l’ont été longtemps dans les sociétés modernes, comme des mineures, des filles par rapport à leurs maris. Dans certaines langues, il n’y a pas de mot pour qu’un homme parle de sa « sœur ainée » (seulement « sœur cadette »). Fr. Héritier cite les Dogons du Mali qui désignent la femme épousable est comme sœur cadette ou fille, les Gonja du Ghana pour qui les femmes sont toujours des « cadettes ». Chez les Maasai dans une région de Tanzanie, les femmes sont considérées comme des enfants. Les maris emploient le terme « enfants » pour parler de leurs épouses (d’autant plus facilement qu’elles sont jusqu’à plus trente ou quarante ans plus jeunes qu’eux) et doivent adopter des comportements analogues à ceux des enfants : respect, déférence, effacement. « [on attend] d’une femme “respectueuse” qu’elle parle d’une voix douce, haute et enfantine lorsqu’elle répond ou parle à des hommes de son âge ou plus âgés, et on lui demande de quitter la maison pendant que les invités masculins mangent, comme le font les enfants. Ainsi, non seulement les hommes traitent les femmes d’enfants, mais ils attendent d’elles, pour leur témoigner du “respect”, qu’elles agissent et parlent comme des enfants aux hommes de leur âge ou plus âgés »[19].
Ainsi, la femme est toujours en situation subalterne, en position de « postériorité, de fragilité, d’incomplétude et d’imperfection : autrement dit dans une relation d’enfant à parent »[20].
Lahire avoue que la domination masculine reste encore une sorte d’énigme. Autant il est aisé de comprendre comment l’altricialité secondaire par la longue dépendance de l’enfant humain à l’égard de parents engendre la domination des parents, des vieux, des expérimentés sur les nouveaux venus, les jeunes, les inexpérimentés…, autant il est difficile de comprendre la domination quasi universelle des hommes sur les femmes et même plus généralement des mâles sur les femelles dans le règne animal.
Il semble vouloir dire qu’en général on explique les faits sociaux par la domination masculine (expliquans), alors que ce serait la domination qu’il faudrait expliquer (expliquandum). Le scénario imaginé par Fr. Héritier[21]peine à le convaincre, qui explique la domination masculine comme la réaction des hommes contre « la capacité exorbitante » des femmes non seulement à procréer mais aussi à produire du différent (masculin) autant que du même (féminin). Car
« on se demande bien pourquoi la domination masculine a été aussi universelle et pourquoi un pouvoir ou une capacité aussi grand n’ont pu, dans certaines sociétés au moins, se traduire par une domination féminine. Si le pouvoir de procréation est si puissant, pourquoi se retournerait-il systématiquement contre ses détendrices ? Le fait que les hommes aient voulu, dans toutes les sociétés, contrôler le corps des femmes pour leur plaisir et pour avoir des enfants ne peut être un principe explicatif, mais bien un fait à expliquer »[22].
Comment et pourquoi l’inversion d’un pouvoir immense en dépendance et exclusion a-t-elle pu se produire ? Pour Lahire, mais aussi pour d’autres spécialistes[23], on ne trouve nulle part dans l’œuvre de l’anthropologue Fr. Héritier d’explication. Cela ressemble au mythe qui inverse les données naturelles (à l’origine le ciel se tenait sous la terre) et qu’on retrouve dans la mythologie savante d’un matriarcat originel. Il y a des mythes répandus en Afrique, en Australie, en Mélanésie qui racontent comment les femmes ont eu la possession des armes, des secrets religieux, etc., dont elles auraient été dépossédées après en avoir fait un mauvais usage. Certains expliquent la domination par le monopole de la chasse et par la possession des armes. Mais Lahire, à nouveau, se demande pourquoi les femmes n’ont, dans nulle société, contesté ce monopole, le système des valeurs qui attribue des prestiges différents entre les activités (chasser/cueillir, exercer des actes mythico-religieux/soigner les enfants …).
Une autre hypothèse a encore été formulée par Fr. Héritier qui touche à la question du sang. Il y a le sang que les hommes font couler volontairement, et le sang menstruel qui s’écoule involontairement pour les femmes et qui s’accompagne parfois de douleurs, ce qui en feraient des êtres « blessés » et plus vulnérables que les hommes. « Ce qui est valorisé alors par l’homme, du côté de l’homme, est sans doute qu’il peut faire couler son sang, risquer sa vie, prendre celle des autres, par décision de son libre arbitre ; la femme “voit” couler son sang hors de son corps (ne dit-on pas communément “voir”, en français, pour “avoir ses règles” ?). et elle donne la vie (et meurt parfois ce faisant), sans nécessairement le vouloir ni pouvoir l’empêcher. Là est le ressort fondamental de tout le travail symbolique greffé aux origines sur le rapport des sexes »[24].
On peut enfin, comme Bourdieu, s’en tenir « à l’idée que la domination masculine reposerait sur une construction sociale arbitraire (il serait préférable de parler de “construction culturelle”), sans jamais toutefois indiquer quelle pourrait être l’origine d’une orientation aussi universelle »[25].
Si la domination masculine était strictement (l’effet d’) une construction sociale (culturelle), si les formes culturelles expliquaient tout ce qu’on observe dans les sociétés, alors on devrait constater une grande variation dans le rapport sociaux entre les sexes : des sociétés à forte domination masculine, d’autres à forte domination féminine, d’autres à parité, d’autres où les dominations seraient partagées selon les domaines… — ce qui n’est pas le cas. Et si le fait universel de la domination masculine est d’origine culturelle, et puisqu’on suppose que social = culturel, on ne devrait pas observer l’équivalent de cette domination dans les sociétés animales non-humaines. Bourdieu est ici présenté comme un représentant du déni du biologique par les sciences sociales[26].
B. Lahire na tranche pas non plus parfaitement le débat. Il semble rattacher la domination des femmes par les hommes aux contraintes biologiques liées à l’altricialité secondaire, associée au fait que seules les femmes enfantent, allaitent et portent les enfants, ce qui exerce des contraintes sur la mobilité des femmes (exclusion de la chasse, exclusivité de la cueillette). Ces contraintes biologiques constituent les « conditions d’une infériorisation » des femmes, que les représentations symboliques culturelles ont ensuite accusées ou tentées de légitimer[27]. Plus généralement, B. Lahire paraît considérer d’une part que la domination masculine n’est pas l’origine de toutes les dominations sociales et, d’autre part, que le rapport parents/enfants est central et que c’est de lui que découlent les autres rapports de domination[28].
[1] Voir F. Fischbach, Faire ensemble, Paris, Seuil, 2024.
[2] B. Lahire, Vers une science sociale du vivant, Paris, La Découverte, 2025, p. 24.
[3] Tristes tropiques, XXXVIII, Paris, Pocket, 1999, p. 467.
[4] B. Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines, Paris, La Découverte, 2023, p. 11.
[5] Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception.
[6] B. Lahire, Vers une science sociale du vivant, op. cit., p. 92.
[7] B. Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines, op. cit., p. 12-13.
[8] B. Lahire, Vers une science sociale du vivant, op. cit., p. 62.
[9] Ibid.
[10] Ibid., p. 81-82.
[11] Voir Ph. Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
[12] B. Lahire, Vers une science sociale du vivant, op. cit., p. 88.
[13] Ibid., p. 89.
[14] Les grand faits anthropologiques 3, 4 et 5 sont la relative longévité de l’espèce humaine ; la socialité elle-même ; l’historicité des sociétés humains à partir de la cumulativité de l’espèce humaine.
[15] De l’anglais altricial, du latin altrix : « nourrice », terme introduit par le zoologiste Adolf Portmann pour dire la néoténie la plus étendue connue dans le règne animal.
[16] B. Lahire, Vers une science sociale du vivant, op. cit., p. 103.
[17] Le Guérinel, Apprentissages et cultures, Karthala, 1988.
[18] Bourdieu & Passeron, La reproduction, Paris, Minuit, 1970, p. 21.
[19] Hodgson, cité par Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines, op. cit., p. 782.
[20] Ibid., p. 788.
[21] « Les femmes sont dominées non parce qu’elles sont sexuellement des femmes, non parce qu’elles ont une anatomie différente, non parce qu’elles auraient naturellement des manières de penser et d’agir différentes de celles des hommes, non parce qu’elles seraient fragiles ou incapables, mais parce qu’elles ont ce privilège de la fécondité et de la reproduction des mâles » (Fr. Héritier, Masculin/féminin 2, Paris, O. Jacob, 2002, p. 144).
[22] B. Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines, op. cit., p. 348.
[23] Par ex. Ch. Darmangeat.
[24] Héritier-Augé, Cahier du Griff, 1984-1985, cité par B. Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines, op. cit., p. 789)
[25] B. Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines, op. cit., p. 757.
[26] Voir, ibid., p. 796-802.
[27] Voir, ibid., p. 794.
[28] Ibid., p. 783.