Le tournant thérapeutique de (l’histoire de) l’art. Laurent Cournarie. 20-03-2024.

Remarques improvisées en réponse à quelques questions de Leslie Labée (Montréal)
(20-03-2024)

Laurent Cournarie 

La question du rapport art/émotions est ancienne et déjà traitée négativement par Platon (l’art comme une sorte de contre-éducation de l’âme contre laquelle la science est le seul remède) et positivement par Aristote (la tragédie comme purgation des passions de la pitié et de la terreur (et peut-être par extension de toutes les passions) par projection sur un objet fictionnel (muthos). L’idéal classique était aussi de « plaire et [de] toucher » (Racine) ou d’ « instruire et [d’] émouvoir », ne séparant pas la mise en mouvement de l’âme et le plaisir intellectuel. On sait depuis toujours que l’œuvre d’art produit des effets sensibles, voire sensori-moteurs. Mais à partir de cette observation, trois thèses se dessinent.

T1. L’art est un mode de représentation et il se trouve que la représentation artistique produit des émotions. Ici l’émotion est un accident de l’art, ou une propriété contingente de l’œuvre dans son rapport aussi bien à l’artiste qu’au destinataire. Peu importe l’état émotionnel qui accompagne l’acte de création ou qui est induit sur le spectateur. Ce qui importe c’est l’œuvre elle-même, séparée de son auteur et qui a autorité sur le spectateur. L’œuvre est l’essentiel ou la mesure ou le centre de tout ce qui se constitue autour d’elle, y compris les émotions qu’elle est susceptible de provoquer et qui peuvent être très variables. Donc un partage « métaphysique » : œuvre (essence-nécessité)/émotion (fait-contingence). Encore qu’esthétiquement, ce ne soit pas l’œuvre même qui soit privilégiée mais la représentation qu’elle est. Dans ces conditions, l’émotion est associée à la représentation qui vaut pour elle-même. Chez Kant, cela se traduit par le plaisir que le sujet prend à l’état représentatif lui-même ou au jeu harmonieux de ses facultés de connaissance qui dialoguent sans être soumises, sous la contrainte des catégories, à construire un concept et une connaissance d’objet. L’art est sa propre fin, l’œuvre d’art n’existe que pour apparaître. 

T2. L’art est un mode de représentation qui a pour but de produire un certain type/nombre d’émotions soit génériques (mais plus intensément, plus précisément) soit spécifiques (émotions esthétiques artistiques). Ici l’émotion est le but de l’art. La raison d’être de l’art est de susciter des émotions, soit pour elles-mêmes, soit comme support d’une autre finalité, par exemple intellectuelle ou morale et/ou politique : ébranler, voire choquer pour donner à penser, faire réagir. L’émotion est un langage efficace ou l’effet perlocutoire du langage artistique est précisément l’émotion. 

T3. L’art peut/doit être utilisé thérapeutiquement par les émotions qu’il suscite. Ici l’art est le moyen de l’émotion qui est le moyen d’une thérapie. Cette thèse est récente, au moins débarrassée de tout arrière-plan sacré.  C’est une conception « instrumentale » de l’art, éloignée de trois degrés d’une conception proprement esthétique (T1) : l’art comme moyen de l’émotion comme moyen de thérapie comme moyen d’une nouvelle pratique du musée. 

On peut naïvement se demander ce qui distingue l’art thérapie de l’équithérapie. Dans les deux cas, on cherche à obtenir certains effets physiques ou psychiques déterminés qui peuvent être les mêmes : réduire l’anxiété, augmenter la capacité communicationnelle, favoriser l’introspection ou la confiance en soi… L’art est un moyen de soin.
Il est certain que l’art qu’il soit agi (par une pratique créative) ou qu’il soit reçu modifie plus ou moins profondément, ponctuellement ou durablement, l’état psychique de l’individu— on a pu observer par imagerie cérébrale les modifications neuronales d’un musicien en action. Ici la philosophie a beaucoup plus à apprendre des neurosciences que l’inverse. 
Mais ce qui est décisif, c’est le regard « sociétal » nouveau qui est porté sur l’art. L’art thérapie et la muséo-thérapie s’inscrivent de fait dans ce qu’on peut appeler le paradigme du « soin » qui lui-même appartient au « moment du vivant » (F. Worms) de la philosophie contemporaine. Ce qui compte dans l’art n’est pas son contenu, ce qu’il donne à penser, ni l’émotion pour elle-même qui lui est attachée, mais sa potentialité thérapeutique. C’est sans doute un nouveau champ de recherches et de compétences, qui redéfinit et élargit les missions d’un musée, d’un service culturel, etc., avec en aval de nouveaux métiers, donc un nouveau secteur de développement pour l’économie de la culture.
Certains esprits, comme H. Arendt, pourront y voir une sorte de déculturation de l’art qui, avec le soin comme avec l’exigence pédagogique (qui lui est peut-être connexe) de se servir de l’œuvre comme d’un document (instrumentalisation pédagogique), cesse de valoir comme une fin en soi. Les expositions immersives participent peut-être également de la même évolution. L’individu est la mesure de l’œuvre, le bien-être la mesure de l’expérience individuelle et/ou collective de l’œuvre, le soin la mesure de l’expérience esthétique. On assisterait donc à un Therapeutic Turn de (l’histoire de) l’art…

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