
Plotin Traités 30, 31, 32, 49. Commentaire.
Laurent Cournarie
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Plotin ou la métaphysique de la métaphysique platonicienne
Nous commentons très partiellement quatre traités des Ennéades : le traité 30 sur la contemplation ; le traité 31 sur la beauté intelligible ; le traité 32 sur les intelligibles ; le traité 49 sur les hypostases1. Les Ennéades comptent, au total, 54 traités. Fait assez rare pour l’Antiquité, l’ensemble des œuvres de Plotin a été intégralement transmis.
On cite les traités selon deux ordres. L’ordre ennéadique, qui est l’ordre traditionnel, et l’ordre chronologique qui est désormais privilégié. Les numéros 30, 31, 32, 49 suivent l’ordre chronologique des traités. L’ordre ennéadique correspond à l’édition et à la mise en ordre thématique des traités de Plotin par son plus proche disciple Porphyre en 301— pour une raison de perfection mathématique : obtenir l’ordre parfait de six fois neuf (6 et 9 sont des nombres parfaits : 6 = 2×3, premier nombre pair multiplié par le premier nombre impair, 9, carré du premier nombre impair) et/ou de progression pédagogique, en suivant la division de la philosophie selon le stoïcisme, mais aussi selon l’épicurisme à sa façon (1 logique ; 2, physique ; 3 éthique). Porphyre recompose donc l’ordre des traités, quitte à découper en deux un traité (De la Providence (III, 2-3) ou De l’omniprésence de l’Un (VI, 4-5)) ou à composer des notes pour en former un traité (I, 9 ; IV, 1). Mais il donne également l’ordre chronologique. Porphyre explique ainsi la raison de son ordre, à la fin de son ouvrage Sur la vie de Plotin et sur l’ordre de ses traités :
« Voilà donc achevé notre récit de la vie de Plotin. Maintenant, puisque lui-même nous a confié le soin d’assurer la mise en ordre et la correction de ses livres, et que je lui ai promis de son vivant de m’acquitter de cette tâche et en ai pris aussi l’engagement auprès des autres compagnons, d’abord j’ai jugé bon de ne pas laisser dans l’ordre chronologique ces livres qui avaient été produits pêle-mêle. […] de la même façon moi aussi, qui avais en main les livres de Plotin au nombre de cinquante-quatre, je les ai divisés en six ennéades, heureux d’avoir rencontré la perfection du nombre six et les groupes de neuf, tandis que, prenant les livres propres à chaque ennéade, je les ai réunis, donnant en outre la première position aux questions les plus faciles » (24.1-6).
Ainsi, la table de correspondance pour nos quatre traités est la suivante :
Ordre chronologique | Ordre ennéadique ou porphyréen (chiffre romain = ennéade ; chiffre arabe = traité) |
30 | III, 8 |
31 | V, 8 |
32 | V, 5 |
49 | V, 3 |
Ces traités ont été écrits par Plotin, principalement à Rome, en grec (le grec est la langue de la culture), entre 245 et 270 après J.-C. On a donc affaire à un courant de ce qu’on nomme la philosophie hellénistique. Il faut noter que toute l’œuvre de Plotin nous est parvenue, ce qui est rare pour une philosophie de l’Antiquité.
Si l’on précise davantage le classement des traités selon l’ordre chronologique, il semble que Plotin ait rédigé les traités 1-21, entre 254 et 263 (période A) ; les traités 22-45 entre 263- 268 (période B, la plus faste selon Porphyre qui s’en attribue le mérite par l’influence qu’il s’attribue sur le maître (18.21-22) ; les traités 46-50 en 269 (période C) ; les traités 51-54 en 270. Donc nos quatre traités appartiennent à deux périodes :
Mais il est difficile de relever une évolution doctrinale entre les traités. Il écrit sur 16 ou 17 ans, alors que son enseignement s’étale sur 26.
Lire Plotin, on l’a compris aux titres (contemplation, intelligible, hypostase), c’est faire de la métaphysique. Le terme de métaphysique est sans doute anachronique, mais si l’on parle de métaphysique platonicienne et de métaphysique aristotélicienne, on peut bien parler de métaphysique plotinienne. On peut même ajouter que dans la chaîne de la métaphysique antique, Plotin est, à la suite de Platon et d’Aristote, son troisième sommet ou le sommet de leur synthèse.
30-31-32 | Période B |
49 | Période C |
« Platon et Aristote incarnent les deux sommets de la métaphysique, même s’ils n’ont pas vraiment fait de métaphysique au sens scolaire du terme. Non seulement en ignoraient-ils le terme, car celui-ci n’apparaît qu’au XIIe siècle, mais ils n’avaient probablement pas conscience de pratiquer ou d’inaugurer une discipline bien particulière lorsqu’ils parlaient des idées, du Bien, de l’être en tant qu’être et du premier mouvant. Pour eux, il s’agissait de la voie naturelle de la sagesse, toute pensée humaine devant remonter à ces principes comme à son terme dernier, ultime pour elle, mais premier dans l’ordre des êtres. Platon et Aristote n’en ont pas moins été ceux qui ont inventé le vocabulaire de la métaphysique. Ils ont défini son objet (l’archè, le prôton, l’eidos, le Bien suprême, l’être en tant qu’être) mesuré son envergure en parlant de sa visée universelle (katholou), ils ont suivi son élan fondamenal (l’épekeina, l’hypothesis, le meta) et découvert tout le royaume qui est celui de la pensée (la raison, l’acte pur, la pensée qui se pense) » (J. Grondin, Introduction à la métaphysique, Presses de l’Université de Montréal, 2007, p. 115).
Après Platon et Aristote, se mettent en place les divisions scolaires de la philosophie (dont Xénocrate aurait été l’initiateur), qu’on retrouve dans les “écoles” philosophiques hellénistiques. La métaphysique y disparaît. C’est la physique qui, à la rigueur, tient lieu d’ontologie. Aussi a-t-on pu parler pour la philosophie hellénistique de « philosophie de l’immanence » : immanence du logos dans le stoïcisme, immanence du bonheur ou du plaisir dans l’épicurisme, remise en cause de la transcendance dans le scepticisme. Or Plotin marque le renouveau de la métaphysique dans l’Antiquité.
Faire de la métaphysique, en l’occurrence, c’est faire un voyage. Porphyre systématise artificiellement cette dimension “psychagogique” de la métaphysique plotinienne par sa réorganisation des traités : 1ère ennéade, la purification initiale, des questions éthiques ; 2ème et 3ème ennéades, physique, l’univers et la vie dans l’univers ; 4ème ennéade, l’âme ; 5ème ennéade, l’intelligence ; 6ème ennéade, l’Un, la connaissance la réalité suprême — qui a l’âme pour sujet et/mais l’Un pour destination. Ce qui donnerait une autre lecture des quatre traités, avec un regroupement inverse au classement chronologique (30- 31-32/49)
Traité 30 | physique |
Traité 31-32, 49 | intelligence |
Mais malgré tout, Porphyre est un bon témoin du plotinisme : philosophe lui-même et auteur d’une œuvre abondante mais largement disparue, il reste fidèle à l’enseignement de Plotin, dont l’esprit et la manière transparaissent dans les écrits. Pour l’essentiel les traités sont « des travaux d’école, qui relèvent du genre de la diatribe. Chaque traité apparaît comme une dissertation orale, une discussion en présence d’un auditoire dont les objections sont présumées par le maître ».
Ce style « d’apparence négligée », mais qui « dénote la recherche d’une précision technique », qui n’exclut pas « le jargon philosophique » — quand il traite de l’Intellect, il utilise le vocabulaire et les catégories aristotéliciennes —, est par exemple manifeste dans le Traité 49. Le style reproduit la méthode de l’enseignement : « une question est posée dont on justifie l’intérêt ou l’urgence ; les difficultés qui lui sont afférentes sont évoquées, puis le maître met à jour les notions communes comme les arguments qui permettent d’en traiter de façon platonicienne, c’est-à-dire de les résoudre. Les réponses contemporaines (et très souvent stoïciennes) sont ainsi examinées et réfutées, de telle sorte que l’on comprenne ce qui a jusqu’ici fait défaut aux doctrines philosophiques et qui a empêché les hommes d’atteindre l’excellence divine qu’une compréhension adéquate de Platon devrait enfin rendre accessible. Les traités, parce qu’ils entendent ainsi résoudre des difficultés anciennes mais aussi prendre part à un débat philosophique contemporain, adoptent un style proprement dialogique, que ponctuent des questions et des réponses, ou aussi bien des objections et des justifications. Ils transcrivent ainsi le dialogue pédagogique d’un maître qui guide ses élèves ou ses adversaires dans la résolution platonicienne des difficultés philosophiques ».
C’est même de la plus pure métaphysique : si la métaphysique est la science ou l’enquête sur les principes, à la fois connaissance et ascèse de l’âme — comme suffit à l’exprimer l’injonction finale du traité 49 : aphele panta (V, 3) : enlève tout, ou supprime tout, ou retranche tout le superflu — pour se purifier et remonter au principe (anagôgê), alors la philosophie plotinienne est la quintessence de la métaphysique antique.
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