Nietzsche, Gai savoir, § 374 « Notre nouvel infini » — commentaire

Laurent Cournarie

Le Gai savoir, § 374 « Notre nouvel « infini » un commentaire
9 juillet 2022

Ce paragraphe 374 est peut-être le § culminant de la fin du livre V et le plus important du point de vue du renversement qu’opère la définition nietzschéenne de la philosophie. Après lui, à l’exception du § 382 sur la « grande santé » qui clôt en fait le livre V et répond au § 343 initial, Nietzsche n’avance rien d’aussi radical que le paragraphe intitulé « Notre nouvel “infini” ». Le paragraphe précédent « science” comme préjugé » l’annonce ou l’introduit. Nietzsche dénonce la science comme le préjugé qui consiste à se présenter comme la mesure du monde : « la croyance à un monde qui doit trouver son équivalent et sa mesure dans la pensée humaine, dans les concepts de valeur humains, à un “monde de la vérité” que l’on pourrait en fin de compte saisir grâce à notre petite raison humaine bien carrée » (p. 339). S’ensuit la critique du mécanisme et du calcul qui rabaisse l’existence, la « dépouille de son caractère polymorphe » (p. 339), preuve d’un manque de bon goût, c’est-à-dire d’irrespect pour ce qui dépasse les cadres de l’horizon étriquée de la raison humaine. Au compte du mécanisme, ce qui est critiqué c’est « une interprétation scientifique du monde » qui passe pour être l’unique interprétation du monde. Nietzsche avance ainsi trois idées précises : la science est une interprétation — la thèse est en elle-même un coup de force, car traditionnellement l’interprétation est une activité réservée à la divination ou à la lecture lacunaire des textes, alors que la science est le domaine de la connaissance démonstrative ou explicative ; l’interprétation de la science est peut-être une interprétation superficielle du monde, car ce qui se laisse facilement “attrapé”, par le calcul, est peut-être le plus extérieur et le plus superficiel de l’existence — deuxième relativisation de la science[1] ; il y a une infinité d’interprétations possibles du monde. La fin du paragraphe 373 développe plutôt la deuxième idée, sur l’exemple de la musique, tandis que le paragraphe 374 radicalise la troisième. 
Que la science soit une interprétation, cela veut dire qu’elle connaît avec des concepts qui, même logiquement ordonnés, mathématiquement formulés, sont des constructions de la pensée (de « notre petite raison humaine bien carrée »). Or nos schémas de pensée ne sont qu’une manière de se représenter les choses et non les choses mêmes. Le réel n’est pas rationnel ou la raison n’est pas la mesure du réel. D’ailleurs il se pourrait (c’est la 2ème idée) que l’interprétation scientifique du monde, ici assimilée au mécanisme, soit la plus pauvre de toutes. En fait, Nietzsche ici exprime deux critiques : le réductionnisme (réduire le monde ou l’existence polymorphe à une vision humaine), la simplification (l’interprétation scientifique saisit le plus superficiel).
En fait, dans cette fin du paragraphe 373 Nietzche met en œuvre son projet de substituer au critère de la vérité (la science est le modèle de la connaissance parce que c’est la connaissance vraie) celui de la valeur : que vaut la science pour la vie, quelle est la valeur vitale de la science ? Il suppose ainsi qu’on ne peut saisir la valeur d’une musique en la réduisant à tout ce qu’on peut en calculer (le nombre de notes, la hauteur des notes dans les accords, les cellules rythmiques, la tonalité, etc.). Il oppose ainsi la quantité à la valeur (donc à la qualité). C’est pourquoi, en fait, ne pas saisir la valeur de la musique, cela revient pour l’interprétation mécanique, ou scientifique, ou quantitative, à ne pas saisir la musique en tant que telle : « Qu’en aurait-on saisi, compris, connu ! Rien, absolument rien de ce qui en elle est proprement “musique” !… » (p. 340). L’exemple de la musique n’est pas choisi par hasard. Nietzsche a composé et surtout écrit sur la musique. La musique est même la plus belle des philosophies. Deux citations pour illustrer cet éloge de la musique. « A-t-on remarqué à quel point la musique rend l’esprit libre ? Donne des ailes aux pensées ? Que, plus on devient musicien, plus on devient philosophe ? »[2]. Et plus célèbre encore :« La vie sans musique est tout simplement une erreur, une fatigue, un exil »[3]. Le § 372 précisait aussi que le philosophe idéaliste n’entend rien à la vie, nie « la musique de la vie » (p. 337). Mais ici la musique désigne aussi bien l’art, face et contre la science. Dans cette hypothèse il faut donc supposer encore que la musique et/ou l’art est une autre interprétation de l’existence, et peut-être moins superficielle que l’interprétation scientifique. 
On ne peut s’empêcher ici de se demander si Nietzche n’est pas victime d’un préjugé anti-scientifique, précisément caractéristique du romantisme qu’il dénonce (§ 370), qui magnifie l’art, désormais porteur, après la censure kantienne contre une connaissance métaphysique, d’un pouvoir de révélation de l’essence cachée des choses, par la sensibilité et grâce à la puissance de l’imagination. 
Mais Nietzsche malgré tout marque sa distance avec ce qu’on peut appeler la « théorie spéculative » (J.-M. Schæffer) de l’art dans le romantisme. La musique (ou l’art) n’est pas l’interprétation vraie (comme le prétend la science) ou plus vraie, mais une interprétation qui a plus de valeur. Ce qui compte ce n’est pas la vérité mais la valeur. C’est ce déplacement que la thèse nietzschéenne sur l’interprétation déploie, et ici dans le paragraphe 374.
Nietzsche commence par une impossibilité. On ne peut savoir jusqu’où s’étend « le caractère perspectiviste de l’existence », même par l’examen le plus scrupuleux de l’intellect. L’argument suppose que l’existence possède ce caractère, mais à tel point qu’on ne peut déterminer jusqu’où il va. Ce qui est une manière de dire que le perspectivisme est constitutif de toute existence. C’est ce que Nietzsche souligne en affirmant qu’une existence sans interprétation serait une existence « sans sens » — il avait employé l’expression « dénué de sens » au paragraphe précédent pour un « monde essentiellement mécanique ».Mais supposer une existence sans sens, puisque c’est la perspective qui produit le sens, serait un non-sens. Une existence sans sens, c’est-à-dire non perspectiviste, est impossible. Par perspectivisme il faut entendre plus précisément l’interdépendance indépassable dans l’existence entre un point de vue, toujours situé, et ce qui lui apparaît projeté sous un certain angle. L’interprétation acquiert ici manifestement une signification en quelque sorte ontologique, ou du moins vital : ce n’est pas un phénomène exégétique, mais le caractère essentiel de l’existence : « toute existence » est « une existence interprétante » (p. 340).
Pourquoi l’intellect ne peut-il pas « savoir jusqu’où s’étend le caractère perspectiviste de l’existence » ou si une existence pourrait échapper au perspectivisme ? L’intellect n’a-t-il pas le pouvoir de s’affranchir de toute situation, de s’élever au plan d’une réflexion détachée de toute perspective particulière (point de vue universel, c’est-à-dire point de vue affranchi de tout point de vue) ? C’est là sans doute la croyance la plus profonde de la science et qui lui vaut de passer pour la connaissance vraie. Or l’intellect ne peut surmonter son point de vue. L’intellect projette des perspectives, les siennes sur le monde. L’intellect est humain, n’est qu’humain. L’intellect n’élève pas au-dessus de la perspective humaine. Le nous n’est pas la mesure de toutes choses, mais seulement des perspectives humaines. L’intellect ne peut déterminer le caractère perspectiviste de l’existence de manière “tranchée” parce qu’il projette sa perspective sur la question elle-même : ou sa réponse ne dit pas la vérité mais son interprétation. L’intellect est en lui-même une perspective ou il ne peut se voir lui-même que dans ses perspectives. Autrement dit, «nous ne pouvons contourner notre angle de regard » (p. 340). Non seulement on ne passe pas par-dessus le regard de l’intellect (l’intellect ne dépasse pas son point de vue d’intellect) mais encore ce point de vue lui-même s’ouvre avec un certain angle sur le monde. C’est pourquoi il est tout à fait vain de savoir si et quels pourraient être les autres espèces d’intellects. Nietzsche pense peut-être ici à Kant qui conçoit un autre entendement possible que l’entendement humain. Toute connaissance est intuitive (rapport à un objet). Mais autant on peut imaginer que l’entendement divin soit doté d’un intuitus originarius capable de se donner son objet, autant l’entendement humain ne se rapporte à l’objet que de manière réceptive (intuitus derivatus). Le perspectivisme confirme et réfute à la fois Kant : il le confirme, parce qu’on ne peut pas sortir de la perspective de la connaissance humaine pour savoir comment un autre intellect pourrait connaître (« C’est une curiosité désespérée que de vouloir savoir »). Mais il le réfute parce qu’on ne peut pas penser un autre point de vue (et pas seulement connaître comme lui) : « C’est une curiosité désespérée … de perspective il pourrait y avoir ». On ne peut se représenter toutes les perspectives possibles. Nietzsche avance déjà l’argument de l’infini qui occupe toute la fin du paragraphe. 
Nietzsche développe en fait deux idées. On ne peut sortir de son intellect ou de sa perspective — ce qui implique par exemple que l’homme ne peut savoir comment un animal non humain vit son rapport au monde. La vie étant polymorphe, il est raisonnable de penser qu’il y a un nombre indéfini de perspectives possibles sur le monde. Ainsi il imagine deux cas de perception du temps, selon un mode régressif (du présent vers le passé) ou alternativement sur un mode régressif et progressif, qui produisent à chaque fois « une direction de vie et un autre concept de cause et d’effet ». On ne vit pas la même vit si le temps s’écoule vers le passé ou vers l’avenir, et le rapport cause-effet n’est pas non plus le même.
Mais sans aller jusque-là, nul désormais (« Mais je pense que, du moins… ») ne décrète que notre angle de vue est la seule perspective légitime. L’argument ressemble, à s’y méprendre, à la thèse relativiste, que le scepticisme utilise par exemple au profit des animaux[4]. L’homme en se définissant par la raison et en faisant de la raison le point de vue universel et donc légitime sur le monde méprise ou infériorise tout autre point de vue (animal). Inversement, considérer tous les points de vue sur le monde sert à délégitimer la raison ou rabattre l’orgueil humain au nom de la raison. Mais est-ce que le perspectivisme est une variante de relativisme ? Si le perspectivisme est un relativisme, cela signifie que toutes les perspectives se valent. Est-ce ce que Nietzsche veut dire ?Manifestement c’est l’argument de l’infini qui concentre tout l’intérêt de Nietzsche, conformément au titre du paragraphe. « Le monde nous est bien plutôt devenu, une fois encore “infini” » (p. 341). « Bien plutôt »s’oppose à la « présomption ridicule » de se croire la perspective légitime sur le monde. Mais évidemment la thèse va plus loin que le relativisme sceptique qui partage le même argument. Elle énonce que le monde est devenu ou redevenu infini. Elle annonce un nouvel infini, non plus cosmologique, mais “herméneutique”. Le monde infini en temps et en espace contient « en lui des interprétations infinies » (p. 341). L’infinité du monde a suscité l’horreur ou l’effroi[5]. L’effroi de l’infini cosmologique c’est la disparition de tout centre et donc d’un monde ordonné autour de l’homme, centre du centre (de la Terre au centre de l’Univers). 
L’infini cosmologique est défini comme ce dont « le centre est partout et la circonférence nulle part »[6]. Mais un centre qui est partout ou dont la circonférence n’est nulle part n’est pas un centre. La thèse de l’infini interprétatif partage cette perte ou cette absence de centre. Mais elle ajoute la perte de toute idée d’être ou de réalité. Le grand frisson saisit à nouveau la pensée en découvrant que « ce monstre de monde inconnu » n’existe pas en soi en dehors des perspectives infinies que projettent sur lui tous les existants. Ce monde ne peut être adoré à la manière ancienne (comme modèle d’ordre : il faut imiter la nature). Si le monde n’est pas une réalité, s’il n’y a pas de vérité absolue sur le monde (comme le point de vue de l’intellect humain ou, mieux le point de vue de Dieu qui embrasse tous les points de vue des monades chez Leibniz), le monde ne peut plus être objet de vénération — la vénération allait précisément à l’ordre, à l’unité du monde, à la sagesse unique sur lui. Si le monde est infiniment multiple, puisqu’en lui il n’y a qu’une infinité d’interprétations, alors « le grand frisson » nous saisit à nouveau. Le monde devient inconnaissable, ou notre connaissance est une interprétation possible du monde avec une infinité d’autres « non divines ». Notre interprétation est humaine, trop humaine, perdue parmi « trop de possibilités d’interprétations non divines ». L’infini des possibilités d’interprétation m’effraie.
Mais comment évaluer ce nouvel infini, notamment par rapport au relativisme ? On peut ici citer le texte principal auquel on fait référence en général sur le perspectivisme et le statut de l’interprétation chez Nietzsche[7].
« Contre le positivisme, qui en reste au phénomène, “il n’y a que des faits”, j’objecterais : non, justement il n’y a pas de faits, seulement des interprétations [nur Interpretationen]. Nous ne pouvons constater aucun factum “en soi” : peut-être est-ce un non-sens de vouloir ce genre de chose. “Tout est subjectif”, dites-vous : mais ceci est déjà une interprétation [Auslegung], le “sujet” n’est pas un donné, mais quelque chose d’inventé-en-plus, le placé-par-derrière. — Est-ce finalement nécessaire de poser en plus l’interprète de l’interprétation ? C’est déjà de l’invention, de l’hypothèse.
Dans la mesure exacte où le mot “connaissance” possède un sens, le monde est connaissable : mais il est interprétable [deutbar] autrement, il n’a pas un sens par-derrière soi, mais d’innombrables sens : “perspectivisme”.
Ce sont nos besoins qui interprètent le monde : nos instincts, leur pour et leur contre »[8].
Il n’y a pas de faits (aucun « factum brutum » dit la Généalogie de la morale[9]) que des interprétations ; donc il n’y a pas une pensée qui ne soit une interprétation, y compris la science ; or toutes les interprétations s’enracinent dans des besoins ou des instincts[10], propres à un certain vivant ou à un certain type de vie, donc les interprétations s’enracinent dans le corps (complexe de pulsions hiérarchisées ; et s’il n’y a que des interprétations, il n’y a aucun au-delà de l’interprétation, ni du côté de l’objet (le monde en soi, extérieur à toute interprétation) ni du côté du sujet (comme origine des interprétations). Le paragraphe 374, dans sa conclusion, a récusé l’idée d’un au-delà objectif mondain. Ici Nietzsche supprime le sujet comme instance séparée des interprétations. C’est précisément la déconstruction du sujet de l’interprétation qui marque l’écart et la critique du relativisme propre au perspectivisme. Le relativisme présuppose encore des sujets qui interprètent et qui ne sont pas eux-mêmes pris par l’interprétation. Autant d’interprétations que de sujets et toutes les interprétations se valent parce que tous les sujets se valent. Mais c’est manquer la thèse de l’infini. Le nouvel infini interprétatif implique qu’il n’y a que des interprétations, ni monde interprété ni sujet interprétant. Il y a autant d’interprétations que de pulsions qui expriment par elles leur vitalité, c’est-à-dire leur force ou leur volonté de puissance. Dès lors, contrairement au relativisme, s’il n’y a que des interprétations, toutes les interprétations ne se valent pas nécessairement. P. Wotling dit l’essentiel de la signification de l’interprétation chez Nietzsche : « Exprimant le rejet de tout absolu et de toute norme objective, l’interprétation est la notion centrale de la réflexion de Nietzsche : elle est en effet pleinement identifiable à la notion de volonté de puissance. (…) Il ne faut pas réintroduire dans la pensée de l’interprétation les schèmes d’analyse qu’elle récuse, notamment la tendance fétichiste à rattacher tout processus à un sujet qui en commanderait le déclenchement. C’est le processus interprétatif lui-même qui tient la place traditionnellement accordée, dans la philosophie moderne, au sujet : “Il ne faut pas demander : ‘qui donc interprète ?’, au contraire, l’interpréter lui-même, en tant que forme de la volonté de puissance, a de l’existence (non, cependant, en tant qu’ ‘être’, mais en tant que processus, que devenir) en tant qu’affect” (FP XII, 2 [151]. La réalité est donc pensable comme un jeu permanent de processus interprétatifs rivaux imputables aux instincts, et toute interprétation est descriptible comme imposition tyrannique de forme articulée à la maîtrise de forces concurrentes et à l’intensification du sentiment de puissance : “La volonté de puissance interprète (…) En vérité, l’interprétation est un moyen en elle-même de se rendre maître de quelque chose. Le processus organique présuppose un perpétuel interpréter” (FP XII, 2, [148]). La vie même est ainsi pensée comme processus interprétatif, cas particulier de la volonté de puissance. (…) Le fait qu’il n’y ait pas d’interprétations vraies signifie … non pas que tout se vaut, mais bien que c’est en termes de valeur qu’il s’agit de questionner désormais, c’est-à-dire sur un mode plus radical que ne le permettait la recherche de la vérité : ce travail d’évaluation des interprétations relance véritablement l’interrogation philosophique au lieu de l’éteindre »[11].
Le paragraphe 374 est le paragraphe le plus important du livre V, peut-être de tout le Gai savoir, avec les paragraphes 125 et 343 sur la mort de Dieu, le paragraphe 276 « Amor fati » et le paragraphe 341 sur l’Éternel retour. C’est en effet à la fois le paragraphe qui achève le renversement nietzschéen et qui propose un autre concept de la connaissance. Ce qu’il énonce contient tout ce qui a été acquis par le livre V : que la connaissance n’est pas en soi logique et impersonnelle, que la science n’est pas la connaissance vraie, que le concept de connaissance se ramène au concept de reconnaissance, que donc la connaissance obéit à un besoin d’unifier, de soumettre à l’identique. Mais cela signifie que ce qu’on nomme la connaissance est une interprétation — la notion d’interprétation implique la négation de la notion de connaissance : « interprétation, pas connaissance » écrit Nietzsche dans ses fragments. Mais le concept d’interprétation n’accomplit la déconstruction des préjugés philosophiques que pour proposer une nouvelle manière de concevoir la connaissance : l’interprétation est un nouveau concept de la connaissance : « Que peut seulement être la connaissance : “interprétation”, non explication »[12]. Dès lors ce qu’on nomme vérité mérite d’être appelée perspective et ce qu’on nomme connaissance, interprétation. Mais une interprétation est toujours une évaluation et toute évaluation exprime une pulsion vitale. Ainsi c’est la vie qui est un processus interprétatif et/ou évaluatif. 
Ce paragraphe se hisse au même niveau que le 341 intitulé « Le poids le plus lourd ». Il répond comme lui aux questions qu’on se posait pour commencer : que fait Nietzsche à la philosophie, comment comprendre la philosophie de Nietzsche, ou le déplacement qu’elle opère par rapport à la philosophie ? Qu’est-ce que vivre et penser en se mettant à l’école de Nietzsche ? Il nous semble que cela revient à prendre la mesure de la hauteur de ces deux pensées de l’éternel retour et de l’infini herméneutique. Le paragraphe 341 évalue le pouvoir d’aimer la vie ou de l’affirmer inconditionnellement à l’aune de cette expérience de pensée : aime-t-on assez la vie pour aimer et vouloir qu’elle revienne éternellement telle qu’en elle-même, sans qu’elle suscite le désespoir mais au contraire l’ivresse et l’enthousiasme ? Cette pensée est « le poids le plus lourd », parce que ce n’est pas simplement une thèse épistémologique (tout revient) mais « la forme suprême de l’acquiescement : elle ne se contente pas d’un oui “théorique”, mais veut pratiquement le oui, et le traduit concrètement dans une volonté de revivre ce qui a déjà été vécu — un oui-valeur qui constituera le nouveau centre de gravité de l’existence, substituant la grande pensée de l’affirmation aux doctrines de la négation et de la calomnie de la vie »[13].
Toute proportion gardée, on peut se demander si la thèse de l’infini interprétatif n’est pas du même ordre. Est-on prêt à penser le monde et à vivre sous l’idée que tout est interprétation, que le monde est un processus de forces interprétatives et/ou évaluatives sans sujet ? 
Ainsi comprendre Nietzsche ou la philosophie nietzschéenne contre la philosophie, c’est comprendre que tout est interprétation (le fait ultime est qu’il n’y a pas de faits mais seulement des interprétations), qu’il n’y a pas de sujet derrière l’interprétation, que donc le relativisme lui-même n’est pas une issue — ou que c’est une mauvaise interprétation de l’infini herméneutique. Donc il s’agit de soutenir en même temps que tout est interprétation et que tout ne se vaut pas.  Car la thèse : tout est interprétation est une interprétation. Nietzsche en a bien conscience et formule lui-même l’objection qu’on pourrait lui faire : « A supposer que cela aussi ne soit que de l’interprétation — et vous mourez d’envie de faire cette objection ? — eh bien, tant mieux. — »[14]. La thèse selon laquelle tout est interprétation entend dépasser l’opposition du dogmatisme et du scepticisme (tout est relatif, tout se vaut) parce qu’elle ouvre de nouvelles perspectives de pensée, ouvre à la philosophie sur le grand large. La thèse de l’infini herméneutique ouvre à la philosophie l’infini de la pensée. La reconnaissance de la diversité infinie des interprétations peut ainsi être la condition d’une nouvelle objectivité : avoir le courage d’en prendre acte et voir les choses telles qu’elles sont, c’est-à-dire les voir de mille façons ou avec de multiples yeux. Par ailleurs, il s’agit de classer et de hiérarchiser les interprétations selon leur valeur (vitale). Par exemple l’hypothèse de la volonté de puissance est une interprétation ni plus ni moins que la prétendue “explication” scientifique du monde, à cette différence près qu’elle rend compte de l’intégralité des phénomènes (intégrant les faits humains) contrairement à la théorie concurrente. De son côté, la thèse de l’infini herméneutique, sans sacrifier la compréhension du monde au besoin d’unité et de cohérence, se fait le « symptôme d’un haut degré de puissance et de maîtrise … [et] pourra contribuer … à élever (züchten) les hommes qui peuvent l’être et ainsi à accroître leur force »[15].
Ainsi, le nouvel infini bien compris achève d’affranchir la pensée de tout repère absolu aussi bien que du relativisme sceptique et ouvre la “perspective” d’un nouvel horizon à la philosophie, c’est-à-dire finalement esquisse ce que peut et doit être un gai savoir : savoir que tout revient éternellement et y acquiescer gaiement (§ 241), savoir que tout est interprétation pour créer de nouvelles valeurs (§ 374). 


[1] Cf. Par-delà le bien et le mal, § 36. Nietzsche, en fait, tente une nouvelle interprétation générale du monde fondée sur l’hypothèse de la volonté de puissance. Partout où l’on observe un effet, supposer la causalité d’une volonté, elle-même réductible en son fond à la volonté de puissance. La thèse de la volonté de puissance est ainsi plus explicative que la thèse mécaniste qui n’embrasse pas les faits humains. Mais il faut encore ajouter que la thèse de la volonté de puissance n’est pas plus vraie, mais c’est une nouvelle interprétation qui a plus de valeur.
[2] Le cas Wagner.
[3] Crépuscule des idoles, § 33.
[4] Cf. Montaigne Essais, II, 12.
[5] « Le silence de ces espaces infinis m’effraient » (Pascal, Pensées, Br. 84.
[6] Pascal, ibid.
[7] Cf. Céline Denat, « Connaissance et interprétation chez Nietzsche », L’interprétation, Paris, Vrin, 2010.
[8] Nietzsche, Fragments posthumes, XII, 7, [60], Paris, Gallimard.
[9] III, § 24.
[10] Cf. III, § 111 et V § 355.
[11] Vocabulaire de Nietzsche, Paris, Ellipses, 2013, p. 47-49.
[12] Fragments posthumes, XII, 2 [86].
[13] P. Wotling, op. cit., p. 41.
[14] Par-delà le bien et le mal, § 22.
[15] Céline Denat, art. cit., p. 117.


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