Nietzsche, Gai savoir § 344, « En quoi aussi nous sommes encore pieux» — Commentaire


Laurent Cournarie

Nietzsche, Le Gai savoir § 344, « En quoi aussi nous sommes encore pieux  » — Commentaire


5 juillet 2022

Dieu est mort et nous sommes encore pieux. En quoi sommes-nous pieux alors que Dieu est mort ? 
Dieu est mort, mais la nouvelle de cet événement extraordinaire n’est pas encore parvenue à tous les européens et n’a pas produit tous ses effets dévastateurs (§ 343). Ce décalage pourrait expliquer que nous continuions d’être pieux, c’est-à-dire de marquer un attachement fervent aux devoirs de la religion. Dieu est mort mais la piété religieuse est encore vivante.
Mais il y a une autre explication qui tient à la nature de Dieu dont la mort a été annoncée. Si Dieu désigne la figure de l’absolu sous lequel les hommes avaient pris l’habitude de fonder leurs valeurs, alors il est possible que le Dieu religieux soit mort, mais que la croyance dans l’absolu se soit déplacé sur un autre objet. Dieu est mort mais on continue de reporter la piété sur un substitut de Dieu, qui n’est pas Dieu mais qui réalise la même fonction. C’est ce qui se passe avec notre rapport à la science. Dieu est mort, vive la science : nous ne sommes plus pieux envers la religion de Dieu mais envers le Dieu de la science.
Les esprits progressistes sont certains qu’il y a au moins un domaine où la croyance est mise entre parenthèses, c’est celui de la science. Cette certitude porte le scientisme et le positivisme du XIXème siècle. On oppose la foi et le savoir : la foi est un « tenir pour vrai » subjectivement suffisant mais objectivement insuffisant, le savoir un tenir pour vrai suffisant subjectivement-objectivement (cf. Kant). Les convictions n’ont pas droit de cité en science : elles doivent rester à la porte de la cité scientifique. Ou alors, la croyance y a sa place sur le mode de l’hypothèse, de la conjecture, de la fiction régulatrice, donc sur le mode du « si » et du « comme si », et encore de manière très surveillée. Cette police de la croyance dans la science désigne en fait la construction méthodique du savoir. Faire une hypothèse, la critiquer, la rationaliser, la soumettre à l’épreuve des faits. La croyance n’est donc qu’un moment de la science. L’état normal de la science, c’est le savoir et le savoir repose sur la croyance surmontée ou défaite. La croyance n’intervient qu’en amont de la recherche qui aboutit au savoir qui la supprime. La croyance n’a en science qu’une valeur méthodologique et provisoire. Donc pour Nietzsche, dans un premier temps, il y a la déclaration de principe : les convictions sont proscrites de la science. Dans un deuxième, l’opinion précise les conditions d’acceptation des convictions en science. Dans un dernier temps, la modération elle-même ou cette libéralité est mise sous contrôle policier. 
Cette exposition en trois temps permet de saisir le raisonnement profond de Nietzsche[1].  En allemand conviction se dit Überzeugung. Or le mot contient un excès, exprimé par über : ce qui vient au-dessus. L’opinion n’accepte la conviction qu’en lui ôtant son excès, qu’elle ne soit plus une thèse mais une simple hypothèse. Là où la conviction implique une adhésion, une confiance parfois aveugle, et sur une proposition concernant le sens de l’existence ou le salut, la méthodologie scientifique veut la neutraliser, la tient en plus grand méfiance, la soumet à la plus stricte surveillance. En fait, sous la clause apparemment inoffensive ou simplement rationnelle de mise entre parenthèse de la conviction en science, « si on l’on y regarde de plus près », on comprend que la réduction de la conviction n’est pas une dimension, ou une propriété de la science, mais son acte de naissance. Il ne faut pas dire que la conviction accède à la science quand elle est réduite à une hypothèse, mais que la science commence quand la conviction cesse d’être une conviction. Ou plus précisément, la négation de la conviction en tant que conviction (la suppression de son excès qui fait que l’individu peut engager sa vie dans sa croyance) marque le commencement de la science et que donc la science est contemporaine dans son origine de que Nietzsche nomme die Zucht des wissenshaftichen Geistes, le dressage (discipline) de l’esprit scientifique (le terme de discipline est répété à la phrase suivante). 
Cette remarque opère un renversement, ou exprime le renversement de la critique nietzschéenne. L’opinion suppose que la connaissance étant donnée sa nature (objectivité) ne peut que ou doit récuser les convictions. Alors l’exclusion de la croyance est une conséquence du savoir. Le savoir se constitue ou est constitué, assuré de lui-même, et ensuite exclut la croyance. En réalité, il faut considérer que la science ne commence, ne consiste que dans le refus de la croyance, qu’elle « ne peut conquérir son être… ne peut être que par ce refus lui-même. Ce refus n’est donc pas une conséquence, mais un principe, la condition fondamentale, l’élément constant, le commencement qui ne cesse jamais, l’archè de ce que Nietzsche appelle “l’empire de la connaissance” (Reich der Erkenntnis) »[2]. Le savoir se constitue par le rejet de la croyance. Le savoir est le savoir en tant que négation de la croyance. Primauté de la croyance, secondarité du savoir. Qu’est-ce que le savoir ? Impossible de répondre à la question (sauf à supposer une essence éternelle du savoir) sans envisager le commencement du savoir. Or le savoir commence avec la fin de la croyance, le savoir ne peut advenir que par le refus des convictions. Dès lors le problème de la connaissance devient le problème de l’esprit scientifique, c’est-à-dire celui du dressage ou de la discipline de l’esprit scientifique. Le texte opère cette substitution : connaissance, commencement de la connaissance, commencement de la discipline de l’esprit scientifique. Donc l’esprit scientifique se présente comme l’idéal de la science, le tribunal de toutes les connaissances scientifiques. 
L’expression de « discipline de l’esprit scientifique » est significative. L’esprit scientifique est l’esprit qui fait la science. La science est le résultat d’un certain esprit. Or cet esprit est peut-être l’esprit d’un certain type d’hommes plutôt que de l’homme en général. Cet esprit, malgré tout particulier, s’est universalisé : c’est pourquoi nous sommes encore pieux, si nous portons en nous l’idéal de la science ou de l’esprit scientifique. Mais ce qui constitue l’esprit scientifique est une discipline ou un dressage des convictions. Progressivement, se fait jour l’idée que le savoir n’est pas synonyme de paix, contre la croyance qui serait le foyer de la guerre, mais qu’il y a une forme de violence à son origine. L’esprit n’est pas une table rase, il ne passe pas de l’ignorance au savoir, mais de la méconnaissance, de l’égarement (où l’esprit est encombré par des convictions) au savoir. Or, comme le précise encore H. Birault, autant l’ignorance se laisse instruire, autant la méconnaissance doit être éduquée, corrigée, redressée. L’esprit scientifique qui conditionne la science implique la violence du redressement des convictions ou de l’homme de conviction qui préexiste à l’homme de la pensée scientifique. Autant l’homme de la conviction appartient à l’âge de l’innocence, sacralise la fidélité (croyance), autant l’homme de la connaissance est iconoclaste. La croyance est fixe et solide, le savoir mobile et profanateur[3].
Donc le savoir possède une dimension coercitive (de l’esprit scientifique), exprimée par l’image de « l’empire (Reich) de la connaissance », associée à celle de « la surveillance policière », de « la police de la méfiance ». La connaissance est un royaume. Quand l’homme de la conviction passe à la connaissance, il entre dans un nouveau territoire. La connaissance elle-même est plus que la connaissance. L’image traduit aussi l’idée que la connaissance porte en elle le projet d’édification d’une cité, d’un empire. La connaissance est d’essence impériale[4]
Mais est-ce vraiment le cas ? Peut-on dire que la connaissance est d’essence impériale ? Nietzsche n’est pas catégorique. Il glisse seulement : « c’est vraisemblablement le cas ». La formule peut paraître insuffisante par rapport à l’enjeu. Mais elle traduit bien la méthode du soupçon (« si on regarde de plus près ») et de déplacement de perspective préconisée par Nietzsche, particulièrement à l’œuvre dans la suite du paragraphe (l’interrogation qui suit ; le questionnement sur la volonté de ne pas tromper et de ne pas être trompé ; la remarque finale « mais on aura compris où je veux en venir »). Mais en attendant, la méthode porte un autre éclairage sur la connaissance qui joue en faveur de sa pertinence. Nietzsche, en effet, oblige à renoncer aux représentations habituelles de la science, pour la voir sinon comme un phénomène politique, du moins comme un phénomène de volonté. On parle aujourd’hui des “disciplines scientifiques”. L’expression exprime la confusion entre le domaine théorique et la pratique disciplinaire. L’école du savoir est aussi une école de la discipline. Birault cite le § 912 de la Volonté de puissance : « Une même discipline fait le bon militaire et le bon savant ; et à voir les choses de près, il n’y a point de bon savant qui ne porte dans son corps les instincts d’un bon militaire. Savoir commander, puis obéir avec fierté ; rester dans le rang, mais être à tout moment capable de prendre le commandement … Qu’apprend-on dans une dure école ? A obéir et à commander »[5]
Le renversement est radical : sous la connaissance prétendument désintéressée, la volonté ; la connaissance ne s’explique pas par l’entendement (rationalisme classique) mais par la volonté ; la politique se profile derrière l’épistémologie. H. Birault rapporte cette vue saisissante à la péripétie kantienne. C’est Kant qui envisage la connaissance comme une construction ou une édification, comme une législation de la nature par l’entendement. Le sujet assujettit l’objet à ses structures a priori (schématisme de l’imagination). La chose est inconnaissable, l’objet est construit. L’objectivité n’est qu’une prise de position sur ce qui est. Le § 556 de la Volonté de puissance dit : « En bref, l’essence d’une chose n’est elle aussi qu’une opinion sur la “chose”. Ou plutôt le “cela vaut” (es gilt) est le véritable “c’est”, le seul “c’est” (das ist) ». En fait la réduction de la connaissance à la construction de l’objectivité réduit l’être à la valeur. La vérité n’est plus l’adéquation impossible à l’objet mais la légitimation, la justification des phénomènes à partir d’une déduction intellectuelle.
Nietzsche critique Kant, mais Kant anticipe la critique nietzschéenne de la connaissance. Il est entendu que la connaissance est un assujettissement de l’objet au sujet. Mais Kant en maintenant la chose en soi (comme fondement inconnaissable du phénomène ou comme ce qu’est la chose en tant qu’elle n’apparaît pas) reste platonicien. D’un côté le sens est introduit par l’activité de l’entendement, de l’autre l’idée d’une chose en soi (ou ayant un sens en soi) est contradictoire. Certes le monde vrai est passé de l’indicatif (de l’autre côté des apparences) à l’impératif, du savoir à la croyance (il faut supposer la chose en soi), mais il est encore là : « le vieux soleil à l’arrière-plan, mais à travers la brume et la skepsis ; l’Idée devenue sublime, pâle, nordique, koenigsbergeoise »[6]. La connaissance est intégralement un phénomène de puissance, depuis l’organisation du monde comme un monde connaissable jusqu’au plaisir de dominer le monde par la connaissance. Le roi de la connaissance est nu. On ne peut se contenter de dire que les conditions de l’objet sont les conditions de la connaissance de l’objet (Kant). Il s’agit de reconnaître que connaître c’est humaniser le monde, c’est-à-dire s’assurer sa maîtrise.
Mais l’analyse de la connaissance en termes d’imperium est-elle suffisante ? Ou plutôt la théorie de la connaissance et de la science n’a-t-elle pas pour effet de dissimuler l’essence impériale de la connaissance ? La connaissance vraie est la connaissance objective. L’objectivité est une construction. Mais cette construction est universelle et nécessaire, et donc impersonnelle (le sujet de la science, individuel ou collectif, est impersonnel). Ou du moins la connaissance se croit telle, c’est-à-dire comme dénuée de croyance. Or Nietzsche radicalise son questionnement : non seulement il est vraisemblable que le refus de la croyance conditionne la possibilité de la connaissance, mais en plus il se pourrait que le commencement du commencement de la connaissance consiste dans une première conviction. Si la connaissance est une construction alors elle est une vue et non la vision du monde, et cette vue sur lui n’est possible qu’à partir d’une première croyance, croyance fondatrice bien que dissimulée : « il reste seulement à se demander [dès lors qu’on reconnaît que la connaissance commence avec la fin de la conviction] s’il ne faut pas, pour que cette discipline puisse commencer, qu’existe déjà une conviction, et une conviction si impérative et inconditionnée qu’elle sacrifie à son profit toutes les autres convictions ? » (§ 344, p. 285).
Si la connaissance venait des choses et non de nous, la connaissance pourrait se penser autonome et dépourvue de conviction. Mais si ce n’est pas le cas, et ici la vraisemblance cède à la certitude, alors la connaissance repose d’abord sur une première croyance ou s’auto-dissimule comme croyance, ce qui revient au même. Dieu est mort. Ou même si Dieu n’est pas mort, ou qu’on ne sait pas qu’il est mort, nous pensions que l’esprit scientifique était l’antidote de la foi[7], que nous étions plus savants à mesure que nous étions moins croyants, moins croyants plus nous étions savants. Mais en réalité, nous sommes encore pieux, nous sommes des fidèles fervents par notre croyance démesurée dans la science. La science fait reculer la foi, mais en s’appuyant sur une première croyance. A défaut de croire en Dieu, on croit dans la science et cette croyance remplace l’autre. La foi n’est pas l’adversaire du savoir mais le sens du savoir moderne. Contre la science moderne, il faut reconnaître qu’il n’y a pas de sciences “sans présupposés”, que la vérité n’est pas concevable si et seulement si la connaissance ne repose pas sur des opinions et des croyances. C’est exactement le contraire : la science n’est possible que par le présupposé de la foi dans la science (foi paradoxale puisque c’est la croyance en elle-même comme privée de croyance). Le renversement est à nouveau complet : la foi n’est pas l’adversaire du savoir (position de la philosophie moderne ou de l’Auflkärung), mais la raison du savoir. Savoir c’est toujours déjà croire. Et cette croyance a même quelque chose d’extrême : il y a comme un fanatisme épistémique. C’est ce que Nietzsche explique en suivant. 
Car les croyances ont été remplacées par un seule, et cette unique conviction demande le sacrifice de toutes les autres. Cette croyance de/dans la science est en elle-même articulée. Elle contient d’abord la conviction que la vérité est nécessaire. La vérité est l’objet de la science, et c’est pour la saisir que la science récuse la croyance. Mais que la vérité soit nécessaire n’a rien de nécessaire en soi. C’est une croyance, ou la nécessité de la vérité est une proto-croyance. Ensuite, la science sacrifie tout à la vérité ou à la volonté de vérité — au passage, la science veut la vérité à tout prix, avec une passion débordante. La science n’est pas d’essence rationnelle mais passionnelle. Donc, non seulement la science repose sur le présupposé que la vérité est nécessaire, mais elle exprime avec excès, c’est-à-dire reproduit exactement l’über de la conviction (Überzeugung), en ayant « répondu oui à un degré » suprême à la question de savoir si la vérité est nécessaire. C’est une croyance hyperbolique qui est à l’origine de la science : que rien n’est plus nécessaire que la vérité, que la vérité est la valeur suprême, ce qui vaut absolument, par rapport à laquelle tout le reste est une valeur relative et secondaire. Il faut bien noter la progression. La science ne commence pas avec la conviction que la vérité est nécessaire, mais avec celle que rien n’est plus nécessaire que la vérité. Ce n’est pas une différence quantitative d’intensité, mais qualitative de nature : on passe du relatif à l’absolu. Nietzsche ne remet pas en cause la nécessité de la vérité, mais le caractère absolu de cette nécessité. Il entend limiter cette nécessité et nous empêcher d’y succomber.
Donc le positivisme (ou le scientisme) est nourri par une foi (métaphysique) dans la science, elle-même définie par la volonté de vérité à tout prix, c’est-à-dire dans la croyance en la valeur absolue de la vérité. Mais on ne peut en rester là. Il faut encore savoir ce qu’est la volonté inconditionnelle de la vérité. Dieser unbedingte Wille zur Warhreheit : was ist er ?
Nietzsche tente alors de faire la généalogie de la volonté de vérité. La science repose sur une croyance puissante mais qui s’aveugle elle-même, et qui donc se laisse dominer par elle — Nietzsche dans un fragment de 1872-73 écrit qu’il faut dominer la science, non la détruire et que c’est à la philosophie de fixer la valeur de la science, le point jusqu’où elle a le droit de se développer. La généalogie, ce n’est pas exactement la genèse. La généalogie a une dimension critique, comme la méthode kantienne : « il s’agit de forcer nos concepts les plus chers à exhiber leurs titres de noblesse. Or, notre trésor le plus cher, celui pour lequel nous ne cessons pas de thésauriser, c’est bien la Vérité, notre Dieu »[8]. Nous sommes encore pieux : la science est notre religion, et la vérité notre Dieu. D’où vient donc la vénération de la vérité ? Comment s’explique-t-elle, quelle est l’origine de la valeur inconditionnelle de la vérité ?
Nietzsche avance deux hypothèses : la volonté de vérité à tout prix est soit volonté de ne pas être trompé ou de ne pas se laisser tromper, soit volonté de ne pas tromper. Les hypothèses peuvent surprendre. Tromper relève d’un registre apparemment très éloigné du domaine de la connaissance et de la science. Mais c’est évidemment le contraire, comme Nietzsche le soulignera plus bas. : c’est bien là qu’il veut en venir (p. 287). La tromperie appartient au registre moral, la vérité au champ épistémologique. Mais la continuité entre la morale et la science est facilement restituable : dire le vrai c’est ne pas se tromper sur le réel, c’est ne pas être trompé par les apparences. Il faut ici être attentif au caractère négatif de la volonté de vérité, quelle que soit l’hypothèse : là où la science se présente comme positive (volonté de vérité), Nietzsche rétablit l’antériorité d’une méfiance à la base de la confiance. Le “oui” à la vérité est un non à la non-vérité, (double négation), réaction au risque de l’illusion.
Mais volonté de tromper et volonté de ne pas être trompé sont-elles proches ou différentes ? Nietzsche développe un double argument : d’une part la volonté de ne pas se tromper ou de ne pas être trompé est un cas particulier de la volonté de ne pas tromper ; d’autre part la volonté de ne pas tromper se situe sur le plan de la morale, différent du plan où se situe la seconde hypothèse. Nietzsche n’examine en réalité que les raisons qui pourraient soutenir la seconde hypothèse — alors qu’elle sera finalement incluse dans la première et qu’il pratique un va et vient entre les deux (« La volonté de vérité pourrait en effet s’interpréter aussi de cette dernière manière… Mais pourquoi ne pas tromper ? Pourquoi ne pas être trompé ? », p. 285). La volonté de ne pas être trompé repose sur l’hypothèse que cela représente un danger, une nuisance. Il est néfaste d’être trompé, sous-entendu toujours (puisque, avec la volonté inconditionnelle de vérité, on reste dans l’ordre du « principe », p. 285). Or c’est là une présupposition qui n’est pas confirmée par l’expérience. Il n’est pas vrai /vérifié que la volonté de méfiance soit systématiquement bonne pour l’existence. Évidemment, Nietzsche subrepticement introduit l’existence, là où l’on pensait raisonner sur la vérité et sur la science, séparées de la vie. Mais c’est que la volonté de vérité ne peut elle-même être abstraite, que c’est encore la vie qui la juge — et il s’agit justement d’évaluer pour et par la vie la valeur de la volonté à tout prix de la vérité. D’ailleurs, la réduction de la volonté de vérité à la volonté de ne pas tromper/être trompé, elle-même interprétée comme protection contre la nuisance, a quelque chose de vital (primum non nocere).
En fait la conviction que la volonté de vérité a une valeur inconditionnelle n’a aucun fondement empirique, ne peut s’appuyer sur aucun témoignage suffisant. C’est plutôt le contraire : la vie montre que la défiance est aussi utile que la confiance, il n’est pas toujours néfaste d’être trompé ou de se tromper, que donc « vérité et non vérité » se montrent « constamment utiles » (p. 286). C’est un préjugé qui repose sur une prise d’avance (von vornherein) sur le sens de l’existence et qui « force les choses »[9].
Mais d’où vient la volonté de vérité si d’une part elle ne vient pas de la volonté de ne pas se tromper ou de n’être pas trompé, qui a toujours un caractère pragmatique, parce qu’elle excède le témoignage de l’expérience et si, d’autre part, la vérité et la non-vérité sont également utiles à la vie ? D’où vient la thèse anticipante sur l’existence, c’est-à-dire la conviction que la volonté de vérité est toujours bonne, la valeur absolue, sinon (démonstration a contrario) de la volonté de ne pas tromper ? 
« Par conséquent, la “volonté de vérité” ne signifie pas “je ne veux pas que l’on me trompe”, mais au contraire — il n’y a pas d’autre choix — “je ne veux pas tromper, pas même moi-même : — et nous voilà de ce fait sur le terrain de la morale » (p. 286). La source de la volonté de vérité est morale — morale et métaphysique, comme la suite va le montrer.
Que faut-il entendre par le « terrain » ou le monde de la morale ? La morale peut désigner chez Nietzsche au sens large tout système de valeurs pour un mode de vie déterminé. Il y a une morale des maîtres comme il y a une morale des esclaves par exemple. Mais le terrain de la morale désigne encore autre chose, le système des valeurs absolues, des valeurs suprêmes et inconditionnées qui ont cours depuis le platonisme et le christianisme. 
Avant de poursuivre, on peut résumer la démarche. La science repose sur une croyance, cette croyance consiste dans la foi inconditionnelle dans la vérité c’est-à-dire que la vérité est la valeur suprême. Donc la croyance dans la science consiste dans volonté de vérité à tout prix. Cette volonté de vérité consiste à son tour dans la volonté de ne pas tromper : il faut viser la vérité, cela veut dire qu’il faut toujours ne pas tromper. Mais pourquoi vouloir ne pas tromper ? Donc pourquoi la volonté de vérité ? La question est évidemment radicale, comme le dit Nietzsche (p. 286), parce que c’est la question que l’on ne se pose pas, étant admis que la visée du vrai ou la valeur de la vérité s’impose comme une évidence indiscutable. Encore une fois, on peut citer le § 1 de Par-delà le bien et le mal : la volonté de vérité avec laquelle on parle « avec vénération » pose de multiples problèmes. Mais pour Nietzsche le problème radical de la vérité n’est pas le problème de la définition des critères de la vérité (qu’est-ce que la vérité ?), mais de la volonté de vérité : « Étant admis que nous voulons le vrai, pourquoi pas plutôt le non-vrai ? »[10]
La volonté de vérité, c’est-à-dire de ne pas tromper, devient paradoxale et même absurde si on la rapporte à la vie. Car la vie veut tout sauf la vérité à tout prix. Tout au contraire elle « vise à l’apparence, … à l’erreur, la tromperie, la dissimulation, l’aveuglement de soi » (pp. 286-287). La vie veut le contraire de la vérité et à tout prix, et elle veut contre la vérité de multiples manières : elle veut l’apparence, ou l’erreur ou la tromperie ou la dissimulation ou l’aveuglement de soi. Nietzsche oppose la volonté monomaniaque de la vérité de la science et une volonté plurielle de la non-vérité de la vie. La pluralité est d’ailleurs immédiatement renforcée par ce qui caractérise « la grande forme de vie » — l’adjectif « grand » ou « grande », comme dans « grand style », « grande santé », « grande politique », désigne non pas ce qui est agrandi, ou le grandiose, mais la grandeur parfaite[11], ce qui est pleinement accompli — l’art d’user de tous les moyens, de toutes les manières (polu-tropoi) qui ne peut pas ne pas faire songer à l’épithète homérique d’Ulysse, qualifié de polumètis, plein de ruses, aux mille tours. En fait, est posée une opposition entre l’unité formelle de la vérité, le dualisme métaphysique de la morale ascétique (bien/mal), et le multiple de la vie qui ne répugne à aucun moyen, qui ne sacrifie pas sa vitalité à une valeur inconditionnelle (« dénués de scrupules », p. 287).
Mais un questionnement radical, en l’occurrence, ouvre encore une autre interprétation. Si la vie est profusion, comment juger la volonté inconditionnelle de vérité ? De manière charitable ou en douceur comme dit Birault[12], comme une forme de donquichottisme. Vouloir la vérité à tout prix, contre la vie, est une « une petite folie d’exalté », une petite déraison, une forme d’enthousiasme presque sympathique. Mais, en y regardant de plus près et radicalement, la volonté de vérité dissimule peut-être quelque chose de redoutable, très loin d’un idéalisme fantasque « à savoir un principe de destruction hostile à la vie… “Volonté de vérité” — cela pourrait être une secrète volonté de mort ».
Cette proposition qui opère un renversement ultime, introduisant la mort aux côtés de la science, de la vérité et de la vie jusqu’alors privilégiées, commande la dernière partie conclusive du paragraphe. Il s’agit de montrer que la morale est morale en devenant métaphysique et, inversement, que la métaphysique est morale. 
D’abord, il faut tirer la conséquence immédiate du raisonnement (« de sorte que ») : a) pourquoi la science se ramène à la morale (terrain de la morale), et b), si la vie, l’histoire, la nature ne sont pas morales parce qu’elles sont soumises au jeu de l’apparence, de l’illusion, etc. (si elles dérogent à la volonté de ne pas tromper), alors quel est le sens de la morale elle-même (« à quoi tend de manière générale la morale ? »). Nietzsche suggère donc que le sens de la science est moral et que le sens de la morale est métaphysique et que le sens de la métaphysique est une volonté de mort. 
On peut essayer de préciser pour lui-même l’argument qui fait passer de la morale à la métaphysique, ou qui réalise la morale en tant que métaphysique. La science repose sur la croyance dans la vérité qui est une foi inconditionnée dans la valeur de la vérité, c’est-à-dire dans la volonté de ne pas tromper, au-delà de ce que l’expérience montre. C’est une foi envers et contre toute expérience. Or comme dit Birault, le quomodo décide du quid : « croire de façon inconditionnée ne peut-être que croire en l’Inconditionné lui-même. Et qu’est-ce donc que l’Inconditionné (das Unbedingte) sinon une Non-Chose (Unding), l’envers, l’inversion et la perversion des choses ? C’est pourquoi cette foi envers et contre toute expérience, cette foi méta-empirique ne peut être que foi dans un au-delà ou dans un revers de l’expérience, autrement dit, foi métaphysique. (…) La Morale n’est vraiment la Morale que si, dans sa modalité et dans on objet, elle est métaphysiquement transcendante par rapport à une expérience à laquelle elle doit dicter ses propres lois. La Métaphysique est Morale, la Morale est Métaphysique, c’est-à-dire foi an-hypothétique dans l’anupotheton, la foi absolue dans l’Absolu »[13]. Autrement dit, la science est morale en tant que foi absolue dans la vérité. Mais la morale est métaphysique en tant qu’une foi absolue est foi dans un Absolu. La foi inconditionnelle réalise l’inconditionné. Impossible de croire absolument sans croire à quelque chose d’absolu (de l’inconditionnel à l’inconditionné). Mais l’absolu n’est pas de ce monde, ne peut en être, quiest toujours relatif, plongé dans le devenir et le multiple. Donc, la foi absolue ou la foi dans l’absolu est la croyance dans un autre monde au-delà de la vie. Mais l’affirmation de cet autre monde n’est possible que par la négation du monde de la vie, « notre monde » (p. 287). Voilà pourquoi il se pourrait que la volonté de vérité à tout prix secrète en elle « une volonté de mort ». On se souvient des mots de Socrate dans le Phédon : philosopher c’est rechercher la vérité intelligible, c’est-à-dire mourir à la vie sensible du corps et « être mort ». En fait, même si Nietzsche ne le dit pas ici, la négation de notre monde n’est pas la conséquence de l’affirmation d’un autre monde, mais c’est plutôt la haine de notre monde qui conduit à poser au-delà de lui un monde vrai en soi. 
Ainsi, on peut saisir l’objectif de tout le raisonnement, complexe dans ses articulations. Le lecteur a compris où Nietzsche veut en venir : révéler que la science repose sur une croyance métaphysique. Si la morale fait passer du côté de la métaphysique et si la science est morale (ou si la croyance dans la science suppose la volonté de vérité inconditionnelle), alors la science est une croyance métaphysique. 
Mais cette thèse n’est que la moitié de la conclusion. Il s’agit, en effet, de répondre à l’énigme initiale : comment être encore pieux, après la mort de Dieu ou, simplement, comment sommes-nous pieux alors que nous vivons à l’âge de la science ? La réponse est désormais facile à entendre. Alors qu’ils ne jurent que par la science qui abjure la foi religieuse et prétend avoir rompu avec la métaphysique, alors qu’ils sont sans-dieu et anti-métaphysiciens, esprits « positifs », les hommes de la connaissance d’aujourd’hui continuent (mais Nietzsche emploie encore le pronom de la première personne du pluriel) « d’emprunter notre feu aussi à l’incendie qu’a allumé une croyance millénaire, cette croyance chrétienne, qui était aussi la croyance de Platon, que Dieu est la vérité, que la vérité est divine… ». Autrement dit, même quand elle est la moins métaphysique, quand le système des lois de la nature ne s’appuie plus sur l’hypothèse de Dieu, la physique est encore métaphysique et/ou morale par la volonté de vérité inconditionnelle et donc par la foi en un autre monde. Le positiviste est un métaphysicien qui s’ignore, un théologien masqué[14]. Par métaphysique, il faut entendre ici la « divinisation platonico-chrétienne de la vérité »[15] de telle sorte que la métaphysique c’est aussi bien la divinisation de Dieu comme la vérité (je suis la voie, la vérité, la vie) ou de la vérité comme divine (Platon). Est métaphysique toute pensée qui pose un monde vrai en soi au-delà des apparences, nécessaire pour un certain type d’hommes. Le christianisme, un « platonisme pour le peuple » dit la préface de Par delà le bien et le mal[16]. C’est une métaphysique simplifiée mais dont la simplification permet de dégager le motif profond de la métaphysique : le besoin de croire en un autre monde exempt de souffrance. Le platonisme est l’esprit incarné de la métaphysique : la croyance à l’antinomie des valeurs (sensible/intelligible, doxa/épistèmè), l’éternisation de l’être et la haine du devenir — « Platon est lâche devant la réalité – par conséquent il se réfugie dans l’idéal »[17] — l’idéal de vérité et l’ascétisme moral[18]. Donc les esprits scientifiques positifs prolongent sans le savoir la volonté de vengeance à l’égard du monde et de la vie, commencée avec Platon et popularisée avec le christianisme : dualisme et ascétisme vont de pair. On peut aussi bien parler de morale dualiste que de métaphysique ascétique, de morale ascétique que de métaphysique dualiste.
Mais le § 344 se termine autrement que sur l’explication de la piété paradoxale des hommes de la connaissance. C’est une fin ouverte : « mais si (Wie wenn)… ? »[19]. On peut peut-être comprendre la formule de deux façons : qu’adviendra-t-il si la croyance dans la vérité disparaît, c’est-à-dire aussi bien si la croyance en Dieu se révèle être « notre plus long mensonge » ? Ou bien quel nouveau point de vue sur le monde cette situation autorise-t-elle ? On retrouve le § 343 : quelle humanité est capable de survivre à la mort de Dieu ?


[1] Cf. H. Birault, « En quoi, nous aussi, nous sommes encore pieux », Revue de métaphysique et de morale, janvier-mars 1962, 67ème année, n° 1, en particulier, p. 32sq.
[2] H. Birault, art. cit., p. 34.
[3] Ibid., p. 39.
[4] Ibid., p. 40.
[5] Ibid., p. 41.
[6] cité par H. Birault, ibid., p. 46.
[7] Cf. Birault, ibid., p. 50.
[8] Birault, ibid., p. 52.
[9] Ibid., p. 54.
[10] Par-delà le bien et le mal, Idées, p. 13.
[11] Cf. H. Birault, art. cit., p. 60.
[12] Ibid., p. 57.
[13] Ibid., p. 56.
[14] Ibid., p. 59.
[15] Ibid., p. 60.
[16] Op. cit., p11.
[17] Le crépuscule des idoles, « Ce que je dois aux Anciens », § 2.
[18] « Le combat contre Platon ou pour le dire de façon plus intelligible pour le peuple, le combat contre l’oppression millénaire de l’église chrétienne – car le christianisme est du platonisme pour le peuple – a créé en Europe une somptueuse tension de l’esprit comme il n’en avait jamais existé sur terre » (Par-delà bien et mal, préface). « Depuis Platon, tous les théologiens et philosophes suivent la même voie » (ibid., 191). « Les allemands me comprendront sans peine si je dis que la philosophie est corrompue par du sang de théologien… le succès de Kant n’est qu’un succès de théologien » (Antéchrist, 10). « Depuis Platon, la philosophie est sous la domination de la morale », puisque lui l’aristocrate et l’artiste a été séduit par Socrate le plébéien qui identifie le logos et le bien, le Bien comme principe et garantie de toutes les valeurs, la conviction que moins une chose est réelle, plus elle a de valeur, plus c’est une idée, plus cela est. La volonté impuissante définit comme mal ce qu’elle ne peut supporter, comme mal ce qu’elle est capable de supporter. Cette calomnie conduit la métaphysique à « se réfugier au pays des Idées éternelles, dans l’atelier de l’artiste de l’univers, pour y repaître son regard parmi les prototypes immaculés et infrangibles des choses, mais dans la paix cadavérique et figée du concept le plus froid, du moins expressif de tous, de l’être ». L’idéalisme n’est pas autre chose : la croyance dans un monde au-delà des apparences, intelligible, stable, régi par le Bien, et qui sert à la volonté faible de compensation face à la souffrance du devenir, du tragique : « je le trouve [Platon] si imprégné de morale, si chrétien avant la lettre, il donne déjà l’idée du bien comme idée supérieure — que je suis tenté d’employer à l’égard de tout le phénomène Platon plutôt que toute autre épithète celle de “haute fumisterie“ ou, si l’on préfère, d’idéalisme » (Le Crépuscule des idoles, “Ce que je dois aux Anciens“, § 2).
[19] Cf. E. Blondel, Nietzsche, le corps et la culture, Paris, PUF, p. 127.

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