Il faudrait guérir la société[1].
Laurent Cournarie
(Extrait d’un cours sur la notion de « Société » (programme ENS de Lyon, 2024-25)
Il n’y a pas de société sans individus, pas d’individus sans société. Les deux termes n’existent que par leur relation. Aussi l’individuation (ou individualisation) est-elle liée à la socialisation. Mais cette approche reste abstraite parce que le processus peut se laisser décrire de deux manières, selon qu’il réussit ou qu’il échoue. Autrement dit, on peut appliquer à la socialisation des individus (ou à l’individualisation sociale) les catégories du « normal » et du « pathologique ». C’est un lieu commun du langage courant aussi bien que de la théorie philosophique ou sociologique. On parle spontanément d’une société en bonne ou en mauvaise santé, de « malaise » social, de « maladies » ou de « pathologies » sociales. S’il y a bien une « vie sociale », celle-ci peut croitre ou dépérir. Et selon Mandeville la prospérité d’une société est inversement proportionnelle à la vertu privée de ses membres. La philosophie politique depuis Platon a le souci de prévenir les maux qui risquent de détruire la cité. Il faudrait guérir plutôt que défendre la société.
Des maux politiques aux pathologies sociales
Dans la République, la philosophie se présente comme une sorte de médecine de la politique. Plus précisément, Platon combat à la fois la tyrannie (des Trente) et la démocratie qui fait le lit de l’individualisme et de la sophistique elle-même. Seule la vraie philosophie peut protéger du désordre politique, en opposant à la vénalité, l’incompétence, la jalousie de la cité démocratique, deux remèdes : la science fondée dans la contemplation de l’Idée du Bien d’une part, la division hiérarchisée des classes sociales, avec le communisme des femmes et des enfants et la suppression de la propriété privée pour les dirigeants, afin de supprimer toute espèce de dissension susceptible de causer la sédition. Inversement, le mal de la cité c’est l’injustice et l’injustice revient à violer la hiérarchie. Dans sa figuration idéale, qui suppose, la cité est heureuse ou prospère si et tant que domine l’idée de justice, c’est-à-dire le maintien de l’ordre intangible où chaque individu occupe la place que lui assigne son essence, ce qui n’est possible que si les rois-philosophes gouvernent.
« A moins que les philosophes ne règnent dans les cités, ou que ceux que l’on appelle à présent des rois ou des hommes puissants, ne philosophent véritablement et suffisamment, et ainsi que régner et philosopher ne s’entrelacent et s’unissent ; à moins que ceux qui, suivant leur naturel, se dirigent les uns vers le pouvoir, les autres vers la philosophie, n’en soient empêchés par contrainte, il n’y aura pas, mon cher Glaucon, de relâche aux maux qui désolent les cités (ouk esti kakôn paula … tais polesi), et même plus, aux maux qui désolent le genre humain ; jamais, la constitution (politéia) même que nous venons de proposer par notre discours ne pourra naître, être réalisée, être vue sous la lumière du soleil »[2].
Seul le savoir dont les gardiens-philosophes sont dépositaires peut maintenir l’unité c’est-à-dire l’harmonie de la cité, en imposant la justice (rejeton de l’Idée du bien) dans la cité, par la stricte hiérarchie et complémentarité des classes sociales. Les philosophes-rois commandent et ont été sélectionnés (gardiens parfaits) dans la classe des gardiens simples qui défendent la cité, après une éducation appropriée (gymnastique pour le corps, « musique » pour l’âme). Ils sont privés de biens, de famille et d’enfants. Autrement dit, le bien de la cité c’est la justice, mais la justice implique le sacrifice du bonheur des gouvernants :
« pour le moment nous nous occupions de faire de nos gardiens des gardiens véritables et de rendre la cité aussi heureuse que possible (eudaimonestatèn) et que nous façonnions ce bonheur (eudaimon) sans avoir égard à un corps de citoyens isolé »[3].
On notera que le « communisme » ne concerne pas les moyens de production et n’est donc pas économique. Au sens strict, les gardiens philosophes ne possèdent rien.
Donc trois classes : les gardiens, eux-mêmes distincts en deux catégories : les gardiens parfaits (gouvernants) ayant reçu ; les gardiens simples qui défendent la cité et la classe laborieuse (paysans, artisans, commerçants) leur nourriture comme salaire de leur part de garde de la cité. Les gardiens parfaits ne doivent rien posséder en propre : c’est un communisme politique et non pas économique (voir République, VIII, 543b-c).
C’est encore le vocabulaire de la santé qui s’impose pour décrire les cités parfaites et les cités imparfaites. Une constitution imparfaite est toujours la corruption d’une constitution parfaite. Une cité juste est une monarchie ou une aristocratie (constitutions parfaites). Mais toute cité juste est sujette à corruption. Il y a une seule forme de gouvernement qui est bonne ou droite (orthè, 544a), comparativement à laquelle toutes les autres sont « défectueuses » (hèmartèmenas, 554a) et sont au nombre de quatre : la timocratie (gouvernement guerrier brutal et cupide), l’oligarchie (gouvernement des riches), la démocratie (gouvernement des pauvres victorieux des riches), la tyrannie. Chaque régime représente une déchéance ou dégénérescence supplémentaire. La tyrannie est explicitement nommée la « quatrième et dernière maladie de la cité (tertaton te kai eschaton poleôs nosèma » (Platon, République, 544c-d).
Certes on peut se demander si le terme de « société » est pertinent pour nommer cette théorie de la polis et de la corruption des constitutions. On n’y discerne pas l’équivalent de la « société civile ». Ce qui pourrait s’en rapprocher est identifié à la classe laborieuse, dont la place et la fonction dans la hiérarchie « sociale » sont strictement définies. Ou alors, si on consent à parler d’un modèle platonicien de « société », on soulignera qu’il s’agit d’un modèle statique, hiérarchisé, « idéocratique » ou « épistémocratique », communiste politique. Mais dans tous les cas, tout ce qui (s’)éloigne de l’unité est un mal et doit être traité comme tel, toujours par le plus strict règlement — ce trait persiste dans les Lois. Et le Politique aura recours à l’analogie entre la médecine et la politique.
« qu’ils commandent avec ou contre le gré de leurs sujets, qu’ils s’inspirent ou non de lois écrites, qu’ils soient riches ou pauvres, il faut, d’après ce que nous pensons maintenant, les tenir pour des chefs, du moment qu’ils commandent avec compétence (tekhnè) par quelque forme d’autorité (arkhè). Ainsi nous n’en tenons pas moins les médecins pour tels, qu’ils nous guérissent de gré ou de force, qu’ils nous taillent ou nous brûlent ou nous infligent quelque autre traitement douloureux, qu’ils suivent des règles écrites ou s’en dispensent, qu’ils soient pauvres ou riches ; nous n’hésitons pas le moins du monde à les appeler médecins, tant que leurs prescriptions sont dictées par l’art (tekhnè), et tant que, nous purgeant ou diminuant notre embonpoint par tout autre moyen ou bien au contraire l’augmentant, peu importe, ils le font pour le bien du corps, améliorant en fait son état et, tous autant qu’ils sont, assurent le salut des êtres qui leur sont confiés. Voilà, je pense, dans quelle voie et dans quelle unique voie il faut chercher la droite définition de la médecine et de tout autre art (arkhè). (…)
Et qu’il leur faille tuer ou exiler celui-ci ou celui-là pour purger et assainir la cité (kathaipôsin ep’ agathô tèn polin) … tant qu’ils s’aident de la science et de la justice pour la conserver (sôzontes = conserver sain et sauf) et, de mauvaise (ek xeironos), la rendre meilleure possible, c’est alors et c’est définie par de pareils termes qu’une constitution doit être pour nous la constitution droite (monèn orthèn politeian) »[4].
On précisera malgré tout que l’analogie médicale cède finalement la place au paradigme du tissage (305e) pour identifier l’art politique ou royal, et qui est peut-être plus approprié au concept de « société » : le bon politique est celui qui tisse ensemble les caractères humains, les opinions, les qualités. Gouverner c’est tisser la société :
« Disons donc que voici achevée en droit tissage l’étoffe qu’ourdit l’action politique, lorsque, prenant les caractères humains d’énergie et de tempérance, la science royale assemble et unit leurs deux vies par la concorde et l’amitié, et, réalisant ainsi le plus magnifique et le plus excellent de tous les tissus, en enveloppe (ampischousa), dans chaque cité, tout le peuple, esclaves ou hommes libres, les serre ensemble dans sa trame et, assurant à la cité, sans manque ni défaillance, tout le bonheur dont elle peut jouir, commande et dirige »[5].
Aristote, quant à lui, propose une classification des régimes politiques en combinant deux critères : le nombre de gouvernants et le mode d’exercice du pouvoir. Il n’y a pas un seul régime juste ou droit, mais trois. Et il y a trois formes « déviantes » ou « déviées » qui en sont la corruption correspondante — le terme parekbasis suggère un écart par rapport au droit chemin (ek/para) plutôt qu’une dégénérescence inéluctable, ce qui marque la différence avec Platon : Aristote semble abandonner toute métaphore biologique et médicale et n’envisage pas une série continue de régimes, du meilleur au plus défectueux, mais trois types de régimes avec deux niveaux. La corruption intervient quand le ou les gouvernants gouvernent en vue de son/leur intérêt particulier et non de l’intérêt commun[6] : alors le gouvernement n’exerce pas le pouvoir en vue de la fin pour laquelle la cité existe.
Mais jusqu’ici les maux sociaux sont en fait des maux politiques. Un mauvais régime, un mauvais usage du pouvoir entraîne des conséquences néfastes pour le corps social par l’instabilité politique et institutionnelle, qui peut déboucher sur le mire des maux : la guerre civile. Mais y-a-t-il des pathologies sociales qui ne soient pas les effets sociaux d’une mauvaise politique ? Ou bien faut-il admettre que qui sépare la société et la politique ne comprendra jamais rien ni à l’une ni à l’autre, car tout ce qui est social est politique ou tient en réalité à la politique.
Toujours est-il que la métaphore de la santé est d’usage courant, y compris en sociologie. Par ex. Durkheim non seulement y recourt volontiers, mais il voit dans la sociologie le moyen scientifique d’aider la politique à être une médecine sociale :
« En effet, pour les sociétés comme pour les individus, la santé est bonne et désirable, la maladie, au contraire, est la chose mauvaise qui doit être évitée. Si donc nous trouvons un critère objectif, inhérents aux faits eux-mêmes, qui nous permette de distinguer scientifiquement la santé et la maladie dans les divers ordres de phénomènes sociaux, la science sera en état d’éclairer la pratique tout en restant fidèle à sa propre méthode »[7].
Cette notion de « pathologie sociale » (ou de mal social) soulève plusieurs questions.
(1) Les pathologies sociales sont de diverses sortes faisant intervenir à la fois des crises et, en réaction, des violences collectives : crise du travail et de la position sociale à délinquance, corruption ; crise du lien social àxénophobie, communautarisme agressif ; crise de l’autorité à autoritarisme, rébellion ; crise du sens àradicalismes, nihilisme.
(2) Peut-on parler de « pathologie sociale » sans supposer que la société est un organisme ? Le phénomène pathologique signale un dysfonctionnement d’organisation. Mais peut-on assimiler l’organisation d’une société à l’organisation d’un organisme vivant ? A. Honneth reconnaît que « le parallèle avec l’organisme vivant n’est pas fortuit et … on peut difficilement [l’] éviter. Sans la réhabilitation d’une telle idée d’organisme … l’idée selon laquelle les sociétés peuvent elles aussi tomber malades ne puisse guère être justifiée »[8].
(3) La notion de « pathologie sociale » est ambiguë. Elle peut désigner les maladies ou les souffrances psychiques causées par certains contextes sociaux, notamment celui du travail, ou les maux de la société elle-même. Autrement dit, le sujet des pathologies sociales est-il l’individu ou un collectif d’individus ou plutôt la société même ? Par ex., la dépression, le burn-out sont des maladies sociales, perceptibles et diagnosticables mais ne sont pas pour autant des maladies de la société, comme les sont pour Arendt[9] la propension du monde moderne à la consommation et à l’aliénation au monde qui s’accompagne du désintérêt croissant pour les affaires publiques, ou pour Durkheim[10] l’augmentation de l’égocentrisme et l’érosion des solidarités, qui peuvent ne pas avoir de conséquences sur les individus eux-mêmes.
(4) L’histoire moderne montre que l’idée de « société malade » peut donner lieu à des politiques de « dépréciation » de certaines catégories ou communautés elles-mêmes jugées malsaines, dégénérées et/ou cause des maux de la société. Ce mésusage de la notion expose aux pires abominations.
(5) On peut imaginer de décorréler les maux sociaux et les pathologies sociales. Certains phénomènes sociaux peuvent être condamnés, ainsi du suicide ou de la criminalité. On pourrait souhaiter une société sans suicide et sans criminalité, ou avec un taux de suicide et de criminalité le plus faible possible. Durkheim le reprécise à la fin de son ouvrage sur Le suicide :
« L’état présent du suicide chez les peuples civilisés doit-il être considéré comme normal ou anormal ? (…) Nous sommes … habitués à regarder comme anormal tout ce qui est immoral. Si donc … le suicide froisse la conscience morale, il semble impossible de n’y pas voir un phénomène de pathologie sociale. Mais nous avons fait voir ailleurs [Règles de la méthode sociologique] que même la forme éminente de l’immoralité, à savoir le crime, ne devait pas être nécessairement classée au rang des manifestations morbides. Cette affirmation a … déconcerté certains esprits et il a pu paraître à un examen superficiel qu’elle ébranlait les fondements de la morale. Elle n’a, pourtant, rien de subversif. (…)
Ou bien le mode de maladie ne signifie rien, ou bien il désigne quelque chose d’évitable. Sans doute, tout ce qui est évitable n’est pas morbide, mais tout ce qui est morbide peut être évité… Si l’on ne veut pas renoncer à toute distinction dans les idées comme dans les termes, il est impossible d’appeler ainsi un état ou un caractère que les êtres d’une espèce ne peuvent pas ne pas avoir, qui est impliqué nécessairement dans leur constitution. (…) Quand toujours et partout, deux faits se sont rencontrés en connexion, … il est contraire à toute méthode de supposer qu’ils puissent être séparés. (…)
Or, il n’y a pas de société connue où, sous des formes différentes, ne s’observe une criminalité plus ou moins développée. Il n’est pas de peuple dont la morale ne soit quotidiennement violée. Nous devons donc dire que le crime est nécessaire, qu’il ne peut pas ne pas être, que les conditions fondamentales de l’organisation sociale, telles qu’elles sont connues, l’impliquent logiquement. Par suite, il est normal »[11].
Le crime est un phénomène social normal c’est-à-dire utile et nécessaire. Donc il ne relève pas de la pathologie sociale. Ce qui peut être caractérisé comme pathologique c’est une augmentation importante de la criminalité qu’il appartient à la sociologie d’expliquer par des causes — et paradoxalement, ce serait aussi sa complète éradication de la société qui serait un phénomène social pathologique. Une société sans criminalité ne serait pas une société parfaite ou même normale mais une société impossible.
Une société n’est pas un organisme
Mais une société tombe-t-elle malade comme tombe malade un organisme vivant ? Autrement dit, est-il légitime de rapprocher les concepts de société et d’organisme ? On peut essayer de traiter cette question pour elle-même, comme le fait G. Canguilhem dans une conférence de 1955, intitulé « Le problème des régulations dans l’organisme et dans la société », après avoir souvent abordé cette question dans La connaissance de la vie et dans le Normal et le pathologique.
Le thème des rapports « entre la vie de l’organisme et la vie d’une société » est ancien. On suppose qu’une société est une forme de vie organisée. Il est tentant de la rapprocher de la vie organique ou de l’organisme vivant. Le rapprochement de la société avec l’organisme est inspiré par la recherche d’un type d’organisation où les relations entre les éléments qui la composent soient la plus étroite possible. Autrement dit, le modèle de la solidarité est assimilé à l’organisme. La question est alors de savoir si cette assimilation est plus qu’une simple métaphore ? Y a-t-il une parenté réelle entre les deux ?
Même dans le cadre d’une philosophie politique explicitement mécaniste (Hobbes) ou du moins artificialiste (Rousseau), le schème « organiciste » peut s’imposer pour décrire l’État. Voici par exemple un texte de Rousseau, extrait de l’article qu’il rédige pour l’Encyclopédie (1755) sur « L’économie politique », qui s’inspire visiblement de l’introduction du Léviathan de Hobbes[12].
« Qu’on me permette d’employer pour un moment une comparaison commune et peu exacte à bien des égards, mais propre à me faire mieux entendre.
Le corps politique, pris individuellement, peut être considéré comme un corps organisé, vivant, et semblable à celui de l’homme. Le pouvoir souverain représente la tête ; les lois et les coutumes sont le cerveau, principe des nerfs et siège de l’entendement, de la volonté, et des sens, dont les juges et magistrats sont les organes ; le commerce, l’industrie et l’agriculture, sont la bouche et l’estomac qui préparent la subsistance commune ; les finances publiques sont le sang qu’une sage économie, en faisant les fonctions du cœur, renvoie distribuer par tout le corps la nourriture et la vie ; les citoyens sont le corps et les membres qui font mouvoir, vivre, et travailler la machine, et qu’on ne saurait blesser en aucune partie qu’aussitôt l’impression douloureuse ne s’en porte au cerveau, si l’animal est dans un état de santé.
La vie de l’un et de l’autre est le moi commun au tout, la sensibilité réciproque, et la correspondance interne de toutes les parties. Cette communication vient-elle à cesser, l’unité formelle à s’évanouir, et les parties contiguës à n’appartenir plus l’une à l’autre que par juxtaposition ? l’homme est mort, ou l’État est dissous.
Le corps politique est donc aussi un être moral qui a une volonté ; et cette volonté générale, qui tend toujours à la conservation et au-bien être du tout et de chaque partie, et qui est la source des lois, est pour tous les membres de l’État par rapport à eux et à lui, la règle du juste et de l’injuste »[13].
Certains commentateurs, principalement C.-E. Vaughan (Du contrat social, éd. Classique, Manchester, 1926) se sont appuyés sur ce texte pour considérer que l’idée d’État conçu comme un organisme est l’élément le plus original et le plus caractéristique de la philosophie politique de Rousseau. L’omission du terme d’organisme et l’absence de comparaison entre le corps politique et le corps humain, dans Du Contrat social — ce qui est faux pour le second point au moins[14], serait réparée dans l’Économie politique, et « l’analogie poussée dans ces moindres détails ». Et Vaughan de condamner la conception organiciste de la société qui « suggère inévitablement l’absorption des individus dans la vie collective du corps dont ils sont les membres, par conséquent, la négation de leur existence propre et séparée, de leur pouvoir d’agir avec une certaine indépendance, ce qui est non seulement contraire aux faits, mais en outre ne peut, si on le met en pratique, qu’aboutir à la tyrannie et à l’asservissement »[15].
On pointe ici l’intérêt et l’inconvénient des deux métaphores de la machine ou de l’organisme. Si la société est comparable à une machine, les individus sont comme les pièces qui ont une existence indépendante : le modèle de la machine préserve la liberté individuelle. Mais il a le défaut de proposer un lien superficiel, de simple adaptation entre les individus, ce qui nuit à l’unité en quelque sorte « substantielle » de la société. La société mécanique ne fait jamais communauté. Inversement, si la société est comparable à un organisme, la liaison entre ses parties est constante et donc la société présente une unité indéfectible. Mais l’unité ontologique se fait au détriment de l’individualité ainsi « absorbée » dans le tout de la société (Vaughan).
Mais Rousseau prend bien soin de souligner que l’analogie est « peu exacte ». Mais c’est le procédé, sinon le plus propre, du moins le plus commode, pour rendre compte de la relation non-naturelle de l’individu et de l’État, et ainsi faire comprendre le jeu de la « machine » de l’État. D’ailleurs, on sait que dans la langue classique, les termes d’organisme et de machine étaient souvent pris pour des synonymes, la machine pouvant signifier :
« Ensemble des parties, des organes qui constituent un tout, vivant ou non, et produisant des effets déterminés sans transmettre une force au dehors : organisme, corps »[16].
Il s’agit donc d’une simple métaphore : la comparaison est posée mais n’est finalement jamais exploitée. Et le passage, comme le remarque J. Schlanger, n’est en fait qu’une transition pour le paragraphe plus essentiel qui suit, et qui concerne l’unité « morale » de l’État. C’est bien l’idée « de totalité comme interdépendance interne des parties dans l’unité d’un moi qui est ici le point central »[17] et qui justifie le recours à l’image de l’organisme — le paradoxe étant que pour rendre compte de l’unité « morale » de l’État (par définition non physique), Rousseau recourt à la métaphore de l’organisme.
Mais Rousseau est si conscient que le rapport de l’individu à l’État n’est pas organique qu’il a souligné, dans le fragment Sur l’Etat de guerre, toute la différence entre être membre de l’État et être membre d’un organisme :
« La différence de l’art humain à l’ouvrage de la nature se fait sentir dans ses effets, les citoyens ont beau s’appeler membres de l’État, ils ne sauraient s’unir à lui comme de vrais membres le sont au corps ; il est impossible de faire que chacun d’eux n’ait pas une existence individuelle et séparée, par laquelle il peut seul suffire à sa propre conservation ; les nerfs sont moins sensibles, les muscles ont moins de vigueur, tous les liens sont plus lâches, le moindre accident peut tout désunir »[18].
Ensuite, le risque est de ne pas faire un usage analogique ou métaphorique de l’organisme, mais un usage réel ou spéculatif — la société est un organisme, c’est-à-dire que le sujet passe dans le prédicat. Ainsi on peut être tenté soit d’envisager une identité de nature ou une continuité génétique entre le biologique et le social, souvent pour contester la réduction de la société à l’État et finalement affirmer le primat de la nation. Ici l’État est précisément ce qui ne peut pas devenir organique, et c’est son inorganicité qui le condamne à ne pas pouvoir représenter pour l’homme l’horizon ou la condition de son accomplissement[19]. On parle plus volontiers de la machine de l’État par opposition à la vie organique de la société. C’est ce qu’on retrouve dans la pensée de Herder. Pour le philosophe allemand, la destination de l’homme n’est rien d’autre que le bonheur. Or le bonheur n’est justement rien de politique. C’est plutôt le contraire : l’État est un ensemble d’institutions qui empêchent le bonheur individuel. Il est faux de croire que par sa participation à l’État, l’individu actualise sa puissance rationnelle, que l’État soit la réalisation de la raison en soi et pour soi, que l’individu doive vouloir l’État comme la réalisation de son essence rationnelle. L’État est une machine qui sacrifie l’individu, opprime son aspiration au bonheur :
« Il nous est encore moins compréhensible que l’homme puisse être fait en vue de l’État de telle sorte que l’organisation de ce dernier soit l’origine de sa première félicité véritable ; car combien de peuple sur la terre ignorent tout de l’État et néanmoins sont plus heureux que maint bienfaiteur crucifié de l’État… Dans les grands États, des centaines d’êtres humains sont obligés de souffrir de la faim, pour qu’un seul fasse bombance et ripaille ; des dizaines de milliers sont opprimés et poussés à la mort, afin qu’un seul fou ou un seul sage, couronné exécute ses fantaisies. Finalement même, puisque, comme le disent tous les professeurs de science politique, tout État bien organisé doit nécessairement être une machine mue par la pensée d’un seul homme, quel surcroît de félicité pourrait accorder le fait de servir dans cette machine au titre d’un de ses rouages dépourvus de pensée ? (…) Des millions d’hommes sur le globe vivent sans État, et chacun de nous, même dans l’État le plus artificiel, n’est-il pas obligé quand il veut être heureux de commencer précisément là où commence le Sauvage, c’est-à-dire par obtenir et conserver lui-même de haute lutte sa santé et ses facultés, le bonheur de sa maison et de son cœur sans les attendre de l’État ? Père et mère, enfant et frère, ami et être h, ce sont là des rapports naturels qui nous rendent heureux ; ce que l’État peut nous donner, ce sont des instruments artificiels, malheureusement, il peut nous dépouiller de quelque chose de plus essentiel : de nous-mêmes »[20].
L’État traite des êtres libres comme s’ils n’étaient que des rouages, des pièces, des instruments sans pensée ni volonté : l’organisation étatique est la négation même de l’humanité. On peut dire que l’État réifie l’existence des individus. Mais alors, où trouver la félicité ?
« La félicité des humains est partout un bien individuel ; par conséquent, elle est partout climatique et organique (Klimatisch und organisch)… ».
L’expression revient plusieurs fois sous la plume de Herder, et lui paraît une évidence. Il faut entendre par là que la félicité est une donnée naturelle, qui vaut pour l’individu par son appartenance à un milieu avec lequel il fait corps. Et quand l’individualité « organique et climatique » est une réalité collective, on a justement affaire à la nation, c’est-à-dire à un peuple qui a son unité et le principe de son existence dans son milieu naturel de naissance et de vie (nascor/natura/natio)[21].
Le modèle biologique a une dimension critique et peut servir un discours « conservateur » : une société c’est une nation, c’est-à-dire une unité culturelle, linguistique, plus profonde que l’appartenance politique. Les individus font société par la nation (organisme) et non par l’’État (machine).
Mais sans abonder dans cette perspective « idéologique », il est facile de saisir l’intérêt du modèle « organiciste » pour la théorie sociale et politique. La société comme l’organisme vivant possède une unité, un corps (corps social), composé de parties (classes), de cellules (individus), commandée par un chef (caput/tête). Et l’on peut, grâce à l’analogie organiciste, appliquer le vocabulaire et les catégories de la pathologie aux dysfonctionnements sociaux : on parle ainsi de « fièvre », de « convulsion » sociales, de « plaie » du chômage, de « fracture » du corps social. La santé et la maladie s’appliquent indifféremment aux communautés humaines et aux organismes. Si l’organisme est comme dit Comte un consensus d’organes et de fonctions dont l’harmonie est « tout autrement intime que leur harmonie avec le milieu »[22], une totalité où la solidarité des parties est « poussée jusqu’à la stricte individualité »[23], on comprend qu’il puisse constituer un modèle pour la société humaine, et que la politique puisse être définie comme l’art de maintenir l’unité organique de la société, c’est-à-dire que l’art politique puisse être défini comme une espèce d’art médical[24].
Mais le risque est évident d’une naturalisation de la culture et de la sphère socio-politique. L’organicisme sociologique ou politique finalement assimile l’esprit et la nature, la liberté et la nécessité, sacrifie l’individu au tout de la collectivité[25]. Cette crainte se rejoue aujourd’hui dès lors qu’on tente de rapprocher le « social » et le « biologique ».. En réinscrivant les sociétés humaines dans l’histoire du vivant, il est suspecté de vouloir « biologiser la sociologie », c’est-à-dire de céder à un réductionnisme (le social s’explique par le biologique) et donc renoncer à l’autonomie des sciences sociales durement acquise — alors que le projet est plutôt de sociologiser la biologie, c’est-à-dire à la fois de dégager les contraintes biologiques des sociétés humaines et d’envisager l’éthologie comme une forme de sociologie, dès lors qu’on renonce à identifier « société » et « société humaine ».
On le sait, la physiologie de C. Bernard propose un nouveau concept de l’organisme, concept politique et économique plutôt que technologique : l’organisme est une société de cellules. L’organisme est organisé selon la loi économique de la division du travail, les fonctions primitivement confondues donnant lieu à une spécialisation dans des appareils diversifiés (systèmes circulatoire, respiratoire, nerveux …), et non plus selon le modèle technologique de l’adaptation ou l’ajustement des « mécanismes élémentaires »[26]. Mais ces systèmes et les organes qu’ils commandent n’existent pas pour eux-mêmes ou les uns pour les autres, mais pour les cellules en leur créant le milieu intérieur qui leur est nécessaire. L’organisme est en vue des cellules dont il est constitué, le tout existe pour les parties. Mais les parties ne sont plus des instruments, des pièces, des organes, mais des individus, les cellules. L’organisme n’est donc que l’organisation, ou l’intégration, la totalisation des individus cellulaires. Ainsi, l’organisme est pensé sur le modèle de la société libérale, c’est-à-dire d’une société qui garantit aux individus (les cellules) les conditions de la vie.
Or donc, il s’agit d’aborder pour elle-même la question. Le modèle social de l’organisme est-il autre chose qu’une « métaphore »[27] ? L’organisme forme-t-il une société ?
En fait l’assimilation a toujours été double ou à double sens : de la société à l’organisme, de l’organisme à la société. Par exemple, le trouble pathologique a pu être interprété comme une « sédition » d’une partie du corps contre le tout. Dans ce cas, on a « un concept d’origine sociologique et politique » qui est transposé dans un contexte biologique. Inversement, « quand les économistes libéraux et socialistes » ont analysé les phénomènes sociaux de la division du travail et ses effets (productivité, paupérisation), « les physiologistes ont trouvé tout naturel de parler de division du travail concernant les cellules, les organes ou les appareils composant un corps vivant ». Comme si l’organisme divisait le travail organique pour assurer par des fonctions spéciales sa vie. Cl. Bernard, au XIXe, parlera de la « vie sociale » des cellules, et E. Haeckel de « République des cellules » ou d’ « État cellulaire » pour désigner le « corps vivant pluricellulaire ».
La biologie et la sociologie ne cessent d’échanger leurs concepts. Ou il y a des concepts équivoques qui se prêtent à un usage socio-biologique. Par ex. le concept originellement médical de « crise » (changement dans le cours d’une maladie, annoncé par des symptômes, décidant de la vie du patient) trouve un emploi massif dans le champ socio-politique : on parle d’une société en crise, d’une crise gouvernementale, etc. De même, le concept de constitution s’emploie indifféremment et de manière pertinente « aussi bien sur le terrain biologique que sur le terrain social »[28].
Ce sont là des faits peu discutables qui suffisent à justifier l’assimilation commune de la société à l’organisme (ou de l’organisme à une société). L’analogie n’est pas seulement de dimension comme chez Platon — pour étudier l’âme passer par l’analyse de la cité[29]. Cette assimilation ne se limite pas au cadre de la théorie « organiciste » du XIXe. Et la philosophie ne peut manquer de s’interroger sur les raisons qui conduisent l’opinion à parler dans les mêmes termes des problèmes sociaux et des désordres de la vie organique. Cette assimilation n’est intéressante, en vérité, que si elle déborde l’enjeu théorique (est-il épistémologiquement pertinent d’assimiler société et organisme ?), c’est-à-dire que si on attend de cette analogie « quelques vues sur la structure d’une société, sur son fonctionnement » et « plus encore sur les réformes à adopter lorsque la société en question est affectée de troubles graves »[30]. Autrement dit, la raison de l’assimilation est l’idée d’une socio-thérapie :
« ce qui domine l’assimilation de l’organisme à une société, c’est l’idée de la médication sociale, l’idée d’une thérapeutique sociale, l’idée de remèdes aux maux sociaux »[31].
Or, c’est au point où la société et l’organisme semblent perdre leur différence parce qu’ils sont exposés au même problème de remédier à des maux — comme si la différence était seulement modale : maux « organiques » ou « sociaux » — qu’il importe de souligner l’écart qui les sépare :
« sous le rapport de la réparation des troubles organiques ou sociaux, les relations entre le mal et le remède sont radicalement différentes concernant un organisme et concernant une société »[32].
L’écart porte sur le rapport entre l’organisme et sa norme. Un organisme a sa norme, sa règle ou son idéal, dans son existence même. Tant que l’organisme est en vie, il est normatif. Il répond à l’exigence d’organisation qui conditionne sa vie comme organisme. Dès lors, quand un organisme est malade, la norme qu’il faut rétablir ne fait aucun doute : c’est la santé. Ainsi le médecin, s’il a parfois du mal à connaître l’origine du mal, s’il hésite sur la médication, ne discute pas de l’effet qu’il s’agit de produire : rétablir un organisme sain. Ce qui est en cause c’est la nature du mal, jamais l’idéal du bien.
« Un organisme, c’est un mode d’être tout à fait exceptionnel en ceci qu’entre son existence et son idéal, entre son existence et sa règle ou sa norme, il n’y a pas de différence à proprement parler. Du moment qu’un organisme est, du moment qu’il vit, c’est qu’il est possible, c’est-à-dire qu’il répond à un idéal d’organisme : la norme ou la règle de son existence est donnée dans son existence même. (…) Bref, dans l’ordre de l’organisme on voit communément tout le monde discuter … de la nature du mal, et personne ne discute sur l’idéal du bien »[33].
C’est exactement le contraire pour la société. Pour celle-ci, on ne discute pas des maux, qui sont manifestes, mais « de savoir quel est son état idéal ou sa norme » (ibid., p. 108). Pour l’organisme, on sait la finalité qu’il faut restaurer sans toujours connaître la maladie à combattre et comment le faire : pour la société, on connaît les maux mais on continue de se demander qu’elle est sa finalité qu’il faudrait rétablir.
« Depuis que l’homme vit en société sur l’idéal de la société, précisément, tout le monde discute ; par contre, les hommes sont beaucoup plus aisément d’accord sur la nature des maux sociaux que sur la portée des remèdes à leur appliquer. (…) On pourrait dire que, dans l’ordre de l’organique, l’usage de l’organe, de l’appareil, de l’organisme, est patent ; ce qui est parfois obscur, ce qui est parfois obscur, ce qui est souvent obscur, c’est la nature du désordre. Du point de vue social, il semble au contraire que l’abus, le désordre, le mal, soient plus clairs que l’usage normal. L’assentiment collectif se fait plus facilement sur le désordre : le travail des enfants, l’inertie de la bureaucratie, l’alcoolisme, la prostitution, l’arbitraire de la police, ce sont des maux sociaux sur lesquels l’attention collective se porte … et sur lesquels le sentiment collectif est aisé. Par contre, les mêmes hommes qui s’accordent sur le mal se divisent sur le sujet des réformes ; ce qui paraît aux uns remède apparaît précisément aux autres comme un état pire que le mal, en fonction précisément du fait que la vie d’une société ne lui est pas inhérente à elle-même.
On pourrait dire que, dans l’ordre social, la folie est mieux discernée que la raison, tandis que, dans l’ordre organique, c’est la santé qui est mieux discernée, mieux déterminée que la nature de la maladie »[34].
Nous ne savons pas ce que doit être une société pour être sinon parfaite ou idéale, mais seulement normale : quel serait l’idéal du taux de délinquance, de criminalité, de chômage, etc. La vie n’est pas immanente à la société, ou la vie sociale ne porte pas en elle la référence à sa normativité, comme c’est le cas pour l’organisme. Si donc il y a une vie sociale, elle n’est pas assimilable à la vie d’un organisme, qu’il y a des pathologies mais sans qu’on sache exactement comment les soigner et ce qu’il faut rétablir. Cette différence tient au mode d’organisation de la société, irréductible à celle de l’organisme. En effet, l’organisation de l’organisme repose sur la présence et l’influence constantes du tout sur chaque partie :
« Le propre d’un organisme, c’est de vivre comme un tout et de ne pouvoir vivre que comme un tout. Cela est rendu possible par l’existence dans l’organisme d’un ensemble de dispositifs ou de mécanismes de régulation, dont l’effet consiste précisément dans le maintien de cette intégrité, dans la persistance de l’organisme comme tout »[35].
Exister, pour un organisme, c’est persévérer dans son être comme totalité : être c’est être un tout, être tout c’est vivre. L’organisme est condamné, pour vivre, à maintenir son organisation interne, c’est-à-dire à résoudre en permanence la « contradiction entre la stabilité et la modification »[36]. De sorte qu’on peut parler, comme n’hésitait pas à le faire Cannon, l’inventeur de la notion d’ « homéostasie » (régulation des constantes du milieu intérieur) de « sagesse du corps ». Cette sagesse consiste dans ce contrôle de la totalité sur les parties, sur l’équilibre dans le jeu de finalité interne (ibid., p. 115). Aussi, même s’il est tentant d’importer en sociologie le concept de « régulation ou d’homéostasie » (ibid., p. 116), il faut s’en abstenir parce que l’organisation sociale est irréductible à l’organisation organique. En effet on ne trouve pas dans la société l’équivalent d’une autorégulation. Une société ne s’autorégule pas. Elle est une organisation mais elle ne s’auto-organise pas. Il y a sans doute une sagesse sociale ou politique par le biais d’un gouvernement, d’une administration chargée de définir des normes, de les faire appliquer pour maintenir un ordre. Mais elle est l’application d’une volonté, le résultat d’une méthode, d’une activité par principe extérieure à son objet (la société). L’ordre, la régulation est une opération de seconde puissance, toujours « surajoutée, et toujours précaire »[37]. De L’ordre est un effet de volonté ou d’artifice, le résultat d’une disposition extérieure à son objet. La société est bien une communauté de vivants. Mais d’une part ce sont des vivants d’une certaine sorte — des vivants rationnels et/ou politiques — et, d’autre part, une société n’est pas un individu vivant.
Cette différence entraîne une autre conséquence plus paradoxale. Autant l’équilibre est l’état normal de l’organisme, autant le déséquilibre est l’état normal de la société. C’est l’équilibre qui, pour elle, est l’exception, la crise la règle. A l’exception peut-être des sociétés premières plus homogènes, dominées par l’autorité de la tradition, organisées hiérarchiquement par un système de castes pour contenir toute possibilité de désunion (modèle holiste) — selon Canguilhem « le mythe, c’est l’instrument d’homéostasie sociale de la société dite primitive, il est la représentation de l’ordre social sans lacune et sans résidu, ou, si l’on veut, d’un ordre social trop peu riche en rôles pour donner naissance à plusieurs idéologies »[38]—, les sociétés humaines semblent osciller entre conservatisme et réformisme, dans une alternance de déviations et compensations, d’où cette impression qu’elles pourraient être commandées par un dispositif interne d’auto-régulation. Mais entre les théories sociologiques de l’ordre ou du conflit, Canguilhem se range certainement dans la seconde catégorie[39]. La société se dote d’institutions politiques comme d’instruments pour favoriser la vie sociale. Mais celle-ci est marquée du sceau irréductible du dissensus. C’est l’absence de consensus qui est « naturel » ou immédiat dans une société. Autrement dit, la normativité n’est pas un fait comme pour l’organisme qui projette ses valeurs sur son environnement : pour la société, c’est un problème. La société doit produire les instruments de sa régulation, à partir d’un dissensus sur les normes à privilégier. C’est pourquoi, notamment contre le libéralisme qui pense que les volontés individuelles parviennent, comme guidées par une main invisible, à établir un équilibre apparenté au bien commun, Canguilhem soutient que les crises sociales ne sont pas des déviations vis-à-vis d’une norme naturelle, mais l’état normal des sociétés. La crise, parce qu’elle repose sur le dissensus des volontés individuelles ou collectives relatives (groupes), est même le moteur des mutations sociales qui font l’histoire des sociétés — l’historicité des sociétés serait l’effet du dissensus ou du fait que la société n’est jamais une seule volonté collective : elle n’est jamais la volonté de tous.
« Le fait qu’une société est organisée – et il n’y a pas de société sans un minimum d’organisation – ne veut pas dire qu’elle est organique ; je dirais volontiers que l’organisation au niveau de la société est plutôt de l’ordre de l’agencement que de l’ordre de l’organisation organique, car ce qui fait l’organisme, c’est précisément que sa finalité sous forme de totalité lui est présente et est présente à toutes les parties. Je m’excuse, je vais peut-être vous scandaliser, mais une société n’a pas de finalité propre ; une société, c’est un moyen ; une société est plutôt de l’ordre de la machine ou de l’outil que de l’ordre de l’organisme.
Bien sûr, une société quelque ressemblance avec l’organique, puisqu’elle est une collectivité de vivants. (…) Mais cette collectivité n’est ni un individu ni une espèce. Elle n’est pas un individu parce qu’elle n’est pas un organisme pourvu de finalité et de totalité obtenue par un système spécialisé d’appareils de régulation ; elle n’est pas une espèce parce qu’elle est, comme le dit Bergson, close. (…) Donc, n’étant ni un individu ni une espèce, la société, être d’un genre ambigu, est machine autant que vie, et, n’étant pas sa fin en elle-même, elle représente simplement un moyen, elle est un outil. Par conséquent, n’étant pas un organisme, la société suppose et même appelle des régulations ; il n’y a pas de société sans régulation, il n’y a pas de société sans règles, mais il n’y a pas dans la société d’autorégulation. La régulation y est toujours, si je puis dire, surajoutée, et toujours précaire.
De sorte qu’on pourrait se demander sans paradoxe si l’état normal d’une société ne serait pas plutôt le désordre et la crise que l’ordre et l’harmonie. (…) Il n’y a pas de sagesse sociale comme il y a une sagesse organique. (…) Sage, il faut le devenir, et juste, il faut le devenir. Le signe objectif qu’il n’y a pas de justice sociale spontanée, c’est-à-dire pas d’autorégulation sociale, que la société n’est pas un organisme et que par conséquent son état normal est peut-être le désordre et la crise, c’est le besoin périodique du héros qu’éprouvent les sociétés »[40]
Pathologies du social
La société est une entité « ambiguë ». C’est une collectivité de vivants qui n’est pas un vivant, une communauté d’individus qui n’est pas un individu, comme si la société ne parvenait jamais à s’organiser en organisme ou en totalité — et quand elle prétend le faire, elle sombre dans un enfer totalitaire. Cette ambiguïté, Canguilhem la caractérise comme une réalité qui est « machine autant que vie ». Il y a une vie sociale, qui rassemble une multitude de vivants — derrière le concept de société ou derrière les problèmes sociaux, il y a des vies — mais cette vie est artificielle, c’est-à-dire organisée par des institutions qui obéissent à des volontés, en conflit sur les valeurs ou les normes à défendre et promouvoir. Ce qu’on peut dire autrement : l’équivalent de la régulation organique ou la régulation de la vie sociale est la justice. L’idéal de la vie sociale est la justice. Les désordres sociaux expriment tous un défaut de régulation qui est un défaut de justice. Mais la justice vient « d’ailleurs, dans la société »[41]. Ou « la justice ne peut pas être une institution sociale, … elle n’est pas une régulation interne à la société »[42]. C’est déjà ce que Platon explique en faisant de la justice « la forme du tout ». Il n’y a pas de justice sociale spontanée par autorégulation de la société. La justice n’est précisément pas un fait de régulation organique mais un problème d’organisation politique.
Pour autant, d’une part il ne faudrait pas s’interdire de rapprocher la société et le vivant, et donc les sciences sociales des sciences biologiques, en mettant de côté précisément la tentation de l’analogie société-organisme. « Les sociétés humaines ne sont pas l’espèce humaine »[43]. Or l’espèce humaine en tant qu’espèce biologique dans l’arbre de l’évolution est soumise à des contraintes naturelles. Aussi peut-on se demander si ces contraintes ne déterminent pas certaines structures universelles d’organisation des sociétés humaines[44].
D’autre part, l’irréductibilité de la société à l’organisme n’implique pas de renoncer à utiliser le concept de pathologies sociales. Par-là, on peut entendre
« des dysfonctionnements qui blessent la société dans son ensemble au point de jonction de l’individuation et de l’intégration social »[45].
Une pathologie sociale est un dysfonctionnement social. Mais il doit impliquer une « blessure » qui porte atteinte à la société. Cette blessure de la société « dans son ensemble ». Mais que peut être une blessure de la société entière ? Est-ce la société même qui souffre ? Pour le supposer, on est obligé d’admettre qu’une société est un individu vivant. Canguilhem a cherché à démontrer que c’est une assimilation épistémologiquement douteuse. Donc on est contraint de faire des individus eux-mêmes les sujets de la blessure sociale. L’expression d’Honneth est précise : la pathologie sociale concerne le « point de jonction de l’individuation et de l’intégration social ». La pathologie sociale c’est « la pathologie du “social” », c’est-à-dire du point d’articulation entre individuation et intégration. Autrement dit, on parle de mal social ou des maux de la société et même de maladies quand la société intègre mal ou individue mal, ce qui est la même chose, c’est-à-dire quand les individus sont soumis à une intégration normative ou trop forte (intégration sans individuation) ou trop faible (perte de repères : individuation sans intégration).
On peut retraduire cette idée de la pathologie sociale comme dysfonctionnement du social à individuer et à intégrer : elle exprime toujours un dysfonctionnement qui porte atteinte aux attentes normatives des individus à l’égard de leur existence sociale qui ici totalise tout le sens de l’existence — ici, par principe est écartée l’hypothèse d’un sens transcendant l’existence sociale : la critique « sociale » de la religion est le présupposé de la théorie des pathologies sociales. Le « social » est quelque chose de plus que le fait social ou la société comme fait collectif. Les individus ne vivent pas en société en en subissant la nécessité. Mais ils développent au sujet de la vie sociale elle-même l’espérance de mener une « vie bonne et juste ». Les individus ne vivent pas en société, en formant en dehors de cette vie sociale, le vœu d’une vie réussie. La vie est une et toute la vie est sociale. Et si la vie humaine enveloppe le désir du « bien vivre », alors la vie sociale est, par elle-même, porteuse de normativité. Vivre sa vie, vivre une vie sociale ou vivre une vie épanouie, c’est la même chose. Les individus vivent leur existence sociale comme normative. Or tout ce qui rend impossible, déçoit ou corrompt ces attentes normatives de l’existence sociale, c’est-à-dire d’une vie réussie, est vécue par les individus comme une pathologie sociale.
La philosophie sociale part de l’expérience vécue des individus qui se sentent dépossédés des conditions sociales pour mener une vie accomplie.
« La philosophie sociale part de l’expérience vécue par les individus eux-mêmes en tant qu’ils sont confrontés à leurs propres conditions sociales d’existence, et en tant que ces conditions diminuent ou augmentent leurs chances de mener une vie accomplie »[46].
Les individus aspirent à une vie juste et libre (juste parce que libre) ou mieux, à ce qu’une telle vie soit la leur. Par-là même la philosophie renouvelle la question morale, ou prolonge la philosophie hégélienne du droi[47]t qui distingue le bien voulu (moralité) et le bien vivant (éthicité) : la norme est immanente à la vie sociale. Et le capitalisme en réifiant la vie des individus les prive de la visée normative de la vie sociale. Par-là même, la philosophie sociale se démarque de la philosophie politique qui repose sur le « procéduralisme » libéral comme la Théorie de la justice de Rawls. Précisément, la justice sociale ne se décide pas a priori sur fond d’accord entre sujets rationnels sous voile d’ignorance.
La philosophie sociale s’inscrit dans la philosophie contemporaine, au courant philosophique majeur qui a exploré ce thème des pathologies sociales, c’est-à-dire de la discordance entre ce que les sociétés sont et ce qu’elles devraient être, d’une socialisation réussie ou déficiente, c’est-à-dire d’une vie accomplie ou amputée : la « théorie critique », originellement dite « École de Francfort »— de la Dialectique de la Raison (1944) d’Adorno et Horkheimer par exemple à La Société du mépris (2004) de Honneth, en passant par la Théorie de l’Agir Communicationnel (1981) de Habermas. La critique porte sur les effets sociaux du capitalisme sur le fond des analyses de Marx, tout en conservant le paradigme « critique » de la philosophie kantienne et l’espérance dans les potentialités émancipatrices de la raison. On pourrait dire que la théorie critique est le projet d’une philosophie de l’émancipation basé sur la critique rationnelle de la société moderne, c’est-à-dire la critique de toutes les forces qui contrarient l’émancipation des individus, dont le modèle capitaliste de société est la cause, pratiquant l’ouverture ou le décloisonnement pluridisciplinaire (sciences humaines et sociales). La critique des pathologies sociales prend nécessairement la forme d’une critique de la société capitaliste.
Une des manières de dénoncer la corruption sociale induite par le modèle capitaliste est de souligner comment les individus sont soumis à un processus de « réification » (Verdinglichung). Par ce concept, proposé par Marx et fixé par G. Lukacs, il faut entendre la colonisation du « monde vécu » par la généralisation de la relation marchande à toutes les interactions sociales. Tous les individus cessent de se percevoir comme des sujets d’action sociale pour se comprendre eux-mêmes et leurs partenaires comme des objets. Le rapport à soi, le rapport aux autres, le rapport au monde est « réifié » (réifications subjective, mondaine, intersubjective).
« La contrainte de calcul rationnel impliquée par le type capitaliste d’échanges de marchandises produit un processus de rationalisation qui transforme progressivement tous les phénomènes en objets mis à disposition de l’économie : qu’il s’agisse de sujets humains et de leurs rapports intersubjectifs, de développements organiques naturels et de leurs productions, ils prennent tous la forme réifiée de simples objets, dans le sens où ils semblent perdre ce qu’il y a de vivant et de parfaitement imprévisible en eux »[48].
Cette réification est rapportée à la domination de la rationalité par rapport à une fin, c’est-à-dire la rationalité instrumentale imposée par le capitalisme. Et une manière de lutter contre la réification par la domination de la rationalité technique est de dégager une autre forme de rationalité qu’Habermas nomme « communicationnelle ». Il révèle une sphère d’entente intersubjective gouvernée par des processus de communication irréductibles à l’emprise de la raison instrumentale. Une société aliénée est une société où la rationalité communicationnelle est dominée par la rationalité instrumentale : une société émancipée est, au contraire, une société où la rationalité instrumentale est dominée par la rationalité communicationnelle, c’est-à-dire où la praxis prime sur la poièsis. Ce n’est pas le travail qui est l’élément constitutif des sociétés humaines, mais le langage pour autant que le langage est orienté vers l’intercompréhension. Habermas opère un tournant linguistique à la théorie critique. La notion d’ « agir communicationnel » contient plusieurs thèses. L’activité sociale principale relève de l’action et non de la production. Le langage est le cadre préalable de l’action. Le langage orienté vers la compréhension ou l’intercompréhension dégage un espace de rationalité irréductible à la rationalité instrumentale. La communication par le langage ouvre la possibilité d’une société rationnelle et juste fondée sur une compétence elle-même sociale, adaptée aux sociétés modernes qui ne reposent plus sur l’unité et la continuité d’une tradition commune et la dépendance à l’égard d’une unité transcendante. La théorie de l’agir communication peut alors être la condition d’une éthique de la discussion susceptible de fonder la rationalité de la pratique[49].
Au fond, la philosophie sociale (d’Habermas) se confronte à un dualisme entre « l’action instrumentale sur les choses (à laquelle le travail est réduit) et l’interaction entre les sujets »[50]. Or il appartient à la philosophie sociale, comme dit A. Honneth, de « “mettre au jour le phénomène du social”, c’est-à-dire “saisir le ‘social’ des sociétés” »[51]. Qu’est-ce que qui fait le social des sociétés ? Habermas, contre le marxisme qui affirme la priorité de la production, montre que c’est la praxis qui constitue le social, non la poièsis (production ou travail), la praxis étant redéfinie comme « interaction, c’est-à-dire comme activité communicationnelle médiatisée par les symboles et le langage et visant l’intercompréhension ou l’entente sans contrainte »[52]. Il s’agit de réintégrer le travail social dans une activité plus vaste d’interaction sociale d’entente intersubjective, ce qu’on peut nommer un « agir communicationnel » par lequel les individus apprennent à former collectivement les normes de leur activité sociale. Par une discussion publique sans entrave et sans domination, donc par un espace public ouvert, les individus sont amenés à débattre des principes et des normes qui doivent orienter l’action sociale. La communication la plus ordinaire manifeste la possibilité d’une entente intersubjective, de l’usage public de la raison pour un accord par les acteurs sociaux eux-mêmes des normes de la vie sociale, contre la domination qui court-circuite les processus collectifs de volonté politique, c’est-à-dire démocratique. Le social des sociétés est impensable sans un cadre ayant pour référence une action dirigée vers des normes. Et seule l’activité rationnelle de type communicationnel peut assurer cette entente normative. Dans cette perspective, il ne faut pas considérer que les individus communiquent à l’occasion du travail (la communication s’intègre au travail) mais que le travail a pour cadre la société définie par l’agir communicationnel. Il se trouve que dans la société moderne capitaliste, l’activité instrumentale ou le travail se détache de ce cadre pour imposer ses normes et détruit « le noyau social de la société »[53].
Dès lors, il est possible de réviser la thèse de la lutte des classes, posée par Marx comme le moteur de l’histoire des sociétés humaines. L’enjeu de la lutte des classes n’est pas un bien ou l’appropriation des biens et des avantages matériels, mais un ensemble de normes de justice selon lesquelles les fruits du travail et les positions sociales doivent être équitablement distribuées. Autrement dit, la lutte des classes est une « lutte pour la reconnaissance » (Honneth). L’injustice au-delà d’une distorsion de la communication procède de la non-reconnaissance de certains groupes ou des individus comme dignes de prendre part activement à l’élaboration d’un consensus normatif pour la société. Par « pathologie sociale » il faut donc entendre un déni de reconnaissance qui blesse les individus. L’injustice ne tient pas exclusivement à la privation ou à l’infraction des droits ou à la discordance des règles formelles de la communication mais puise à l’expérience socialement négative que font les sujets quand leurs attentes de reconnaissance sont abimées ou niées. La pathologie sociale n’est pas un désordre social ou une maladie de la société mais une mutilation de la réalisation de soi. Honneth oppose la reconnaissance au mépris qui prend trois formes différentes : les sévices corporels, le déni des droits et la mésestime sociale.
« Les victimes de mauvais traitements ont décrit leur expérience essentiellement à l’aide de catégories morales comme l’ “offense” et l’“humiliation, qui renvoient à des formes de mépris, c’est-à-dire de déni de reconnaissance. Des concepts négatifs de ce genre caractérisent un comportement qui est injuste en ce que, avant même d’atteindre les sujets dans leur liberté d’action ou de leur porter un préjudice matériel, ils les blessent dans l’idée positive qu’ils ont pu acquérir d’eux-mêmes dans l’échange intersubjectif. (…) l’idée normative que chacun se fait de soi-même dépend de la possibilité qu’il a de toujours se voir confirmer dans l’autre l’expérience du mépris constitue une atteinte qui menace de ruiner l’identité de la personne tout entière. (…)
Il semble logique de partir d’un type de mépris qui atteint la personne sur le plan de son intégrité physique : les formes de sévices par lesquelles on retire à un être humain toute possibilité de disposer librement de son corps constitue en effet le genre le plus élémentaire de l’abaissement personnel. En essayant, dans quelques intentions que ce soit, de se rendre maître du corps d’une personne contre sa volonté, on la soumet en effet à une humiliation qui détruit en elle, plus profondément que d’autres formes de mépris, sa relation pratique à soi ; car la particularité de telles atteintes, torture ou viole, ne réside pas tant dans la douleur purement physique que dans le fait que cette douleur s’accompagne, chez la victime, du sentiment d’être soumis sans défense à la volonté d’un autre sujet, au point de perdre la sensation même de sa propre réalité. La violence physique représente un type de mépris qui blesse durablement la confiance que le sujet a acquise, grâce à l’expérience de l’amour, en sa capacité à coordonner son corps de façon autonome. Aussi entraîne-t-elle, avec une sorte de honte sociale, une perte de confiance en soi et dans le monde, qui affecte, jusque dans sa dimension corporelle virgule la relation pratique de l’individu avec d’autres. Ce qui est ici nié, c’est la capacité même du sujet à disposer librement de son propre corps, telle qu’elle s’est constituée au cours des expériences affectives dont dépend le processus de socialisation. (…) L’expérience de la torture ou du viol provoque toujours un effondrement dramatique de la confiance de l’individu relativement au monde social et donc à sa propre sécurité. (…)
Nous devons en chercher la deuxième forme dans les expériences d’humiliation qui peuvent affecter aussi le respect moral qu’elles se portent : il s’agit des modes de mépris personnels dont un sujet est victime lorsqu’il se trouve structurellement exclu de certains droits au sein de la société. Nous n’utilisons tout d’abord le terme de “droit” que de manière très imprécise, pour désigner les exigences qu’une personne peut légitimement s’attendre à voir satisfaite par la société virgule dans la mesure où elle est membre à part entière d’une communauté et participe de plein droit à son ordre constitutionnel. Si certains droits de ce genre lui sont systématiquement refusés, cela signifie implicitement qu’on ne lui reconnaît pas le même degré de responsabilité morale qu’aux autres membres de la société la particularité de ces formes de mépris, telles qu’elles se manifeste dans la privation de droit ou dans l’exclusion sociale virgule ne réside pas seulement dans la limitation brutale de l’autonomie personnelle, mais aussi dans le sentiment corrélatif qu’éprouve le sujet de ne pas avoir le statut d’un partenaire d’interaction à part entière, doté des mêmes droits moraux que ses semblables ; se voyant débouter d’exigences juridiques socialement admises, l’individu est blessé dans son attente intersubjective d’être reconnu comme un sujet capable de former un jugement moral point à cet égard l’expérience de la privation de droit est typiquement liée à une perte de respect de soi, c’est-à-dire à l’incapacité de s’envisager soi-même comme un partenaire d’interaction susceptible de traiter d’égal à égal avec tous ses semblables. (…)
Après ce deuxième type de mépris, qui frappe la personne dans le respect qu’elle se porte à elle-même, on peut enfin mettre au jour une dernière sorte d’humiliation, qui consiste à juger négativement la valeur sociale de certains individus ou de certains groupes ; c’est seulement avec cette forme pour ainsi dire évaluative du mépris, ce regard de dénigrement porté sur des modes de vie individuels et collectifs, qu’on aborde réellement l’attitude qui est aujourd’hui couramment désignée comme une “offense” ou une “atteinte à la dignité” d’autrui »[54].
Deux ou trois questions méritent d’être posées à/sur la philosophie sociale d’A. Honneth.
La première concerne la définition positive d’une vie bonne et juste ou accomplie. On retombe sur la thèse de Canguilhem : si on discerne les pathologies sociales, on ne dispose d’un concept de santé sociale ou d’une vie réussie, c’est-à-dire d’une société qui permet à toutes les vies de s’éprouver comme épanouies. Cette indisponibilité de la définition de la vie bonne tient sans doute à la méthode « immanente » qui part de l’expérience vécue des agents sociaux. Mais cela ne semble pas favorable à la constitution d’une philosophie sociale de la vie bonne et juste et, a fortiori, d’une sociologie de la vie bonne. Mais ce qui est ici souligné comme un défaut est assumé comme un parti-pris par la philosophie sociale qui consiste dans une pathologie du social sans pouvoir constituer une « physiologie » du social :
« L’objet de la philosophie sociale, sa priorité, est de définir et d’analyser les processus d’évolution de la société qui apparaissent comme des évolutions manquées ou des perturbations, c’est-à-dire comme des “pathologies du social” »[55].
Or il semble qu’il faille disposer d’un référent positif pour considérer pathologique toute évolution manquée de la socialisation. Chez Rousseau, qu’Honneth considère comme le premier philosophe social, c’est la société antique fantasmée ou l’état hypothétique qui jouent ce rôle — ce terme positif de comparaison peut varier : pour Lukacs, ce sera l’utopie de la société communiste sans classe. Dans le Discours sur les sciences et les arts, Rouss eau se prête à la critique de la civilisation comme processus d’ « évolutions sociales pathogènes ». Le propos de Rousseau allait à l’envers de la perspective de Hobbes : non pas assurer la perpétuité de l’ordre étatique dans un contexte social troublé par les guerres de religion, c’est-à-dire assurer les conditions de la stabilité de la société politique, mais « rechercher les causes de la corruption de la société civile »[56]. Ainsi Rousseau montre, avec grandiloquence, ce qui lui valut sans doute de remporter le prix de l’Académie de Dijon, que les nouvelles formes de vie limitent « la réalisation de soi de l’homme »[57]. En effet,
« le développement de la civilisation va de pair avec un raffinement croissant des besoins, ce processus rend l’homme dépendant de convoitises créées artificiellement et le prive de plus en plus de sa liberté originelle ; en outre, en perdant la stabilité qu’offrait un comportement au plus près de la nature, les êtres humains voient leurs vertus publiques se corrompre : la division des tâches, devenue socialement nécessaire, accroît le besoin de se distinguer des autres, si bien qu’en fin de compte ce sont l’orgueil, la vanité et l’hypocrisie qui prédominent ; et les arts, tout comme les sciences, n’ont plus d’autre rôle dans ce processus que de renforcer cette tendance à l’individualisme et à la glorification en lui offrant des possibilités d’expression sans cesse nouvelles »[58].
Cet affaiblissement des mœurs dont Rousseau déplore la dégradation se mesure à l’espace public politique dont il pense avec ses contemporains que la cité antique, Sparte plutôt qu’Athènes représente la forme achevée[59]. Dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, cette mesure de la corruption sociale est le pur état de nature. A la fin de la deuxième partie, Rousseau compare la socialisation à un état de nature dans un « excès de corruption ». Tout sépare ces deux états de l’humanité. L’humanité s’est socialisée pour son plus grand malheur. L’homme est né bon des mains de la nature, il se pervertit dans la société. L’inégalité grandit avec le progrès de facultés, et se stabilise par la propriété et les lois. L’homme de l’état de nature est heureux et libre par qu’il vit en lui-même. L’homme de l’état social est malheureux et aliéné parce qu’il vit toujours en dehors de lui-même, cherchant sa reconnaissance dans l’opinion des autres.
« Pourquoi l’homme originel s’épanouissant par degré, la Société n’offre plus aux yeux du sage qu’un assemblage d’hommes artificiels et de passions factices qui sont l’ouvrage de toutes ces nouvelles relations, et n’ont aucun vrai fondement dans la Nature. Ce que la réflexion nous apprend là-dessus, l’observation le confirme parfaitement : L’homme sauvage et l’homme policé diffèrent tellement par le fond du cœur et des inclinations, que ce qui fait le bonheur suprême de l’un, réduirait l’autre au désespoir. Le premier ne respire que le repos et la liberté, il ne veut que vivre et rester oisif, et l’ataraxie même du Stoïcien n’approche pas de sa profonde indifférence pour tout autre objet. Au contraire, le citoyen toujours actif, sue, s’agite virgule se tourmente sans cesse pour chercher des occupations encore plus laborieuses : il travaille jusqu’à la mort, il court même pour se mettre en état de vivre, ou renonce à la vie pour acquérir l’immortalité, il fait sa cour au grand qu’il hait et aux riches qu’il méprise ; il n’épargne rien pour obtenir l’honneur de les servir ; il se vante orgueilleusement de sa bassesse et de leur protection virgule et fier de son esclavage virgule il parle avec dédain de ceux qui n’ont pas l’honneur de le partager. Le sauvage vit en lui-même ; l’homme sociable toujours hors de lui ne fait que vivre que l’opinion des autres, et c’est virgule pour ainsi dire, de leur seul jugement qu’ils tirent le sentiment de sa propre existence. (…)
J’ai tâché d’exposer l’origine et les progrès de l’inégalité, l’établissement et l’abus des Sociétés politiques, autant que ces choses peuvent se déduire de la Nature de l’homme par les seules lumières de la raison, et indépendamment des Dogmes sacrés qui donnent à l’autorité souveraine la sanction du Droit Divin. Il suit de cet exposé que l’inégalité étant presque nulle dans l’État de Nature, tire sa force et son accroissement du développement de nos facultés et des progrès de l’esprit humain, et devient enfin stable et légitime par l’établissement de la propriété et des Lois. Il suit encore que l’inégalité morale, autorisée par le seul droit positif, est contraire au Droit Naturel, toutes les fois qu’elle ne concourent pas en même proportion avec l’inégalité Physique ; distinction qui détermine suffisamment ce qu’on doit penser à cet égard de la sorte d’inégalité qui règne parmi tous les Peuples policés ; puisqu’il est manifestement contre la Loi de nature, de quelque manière qu’on la définisse, qu’un enfant commande à un vieillard, qu’un imbécile conduise un homme sage virgule et qu’une poignée de gens regorgent de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire »[60].
La philosophie sociale fait donc toujours le raisonnement suivant : à partir des expériences négatives de la vie sociale, identifiées à des défauts de reconnaissance par Honneth, elle conclut à la pathologie. Mais elle suppose que la société pourrait être positivement normative, qu’une autre socialisation est ou serait possible, accomplissant le désir d’une vie bonne et juste pour chacun. Une vie subjective ne peut pas être bonne dans une vie sociale mauvaise. Il n’est pas possible de mener une vie (éthiquement) bonne dans une société (socialement) mauvaise.
Mais qu’est-ce qu’une vie sociale bonne ? Et dans la société contemporaine que peut désigner exactement une « vie réussie » ? Y-a-t-il un idéal pour la société moderne d’une vie bonne et juste ? Honneth prétend ne pas (devoir) reconduire une théorie abstraite de la justice appliquant des principes moraux à la société. La philosophie sociale est une philosophie « morale » de « l’éthicité » et non de la « moralité » (qui consiste à « respecter tous les sujets comme des fins en soi »[61]). Par « éthicité », il faut entendre « l’ensemble des conditions intersubjectives dont on peut prouver quelles constituent les présupposés nécessaires de la réalisation individuelle de soi »[62]. Mais l’éthique de la philosophie sociale doit rester assez formelle et abstraite pour ne pas faire dépendre la réalisation de soi « de certains idéaux de vie particuliers, liés à un moment unique de l’histoire »[63].
« Pour pouvoir parler d’une pathologie sociale qui, sur le modèle de la médecine, puisse faire l’objet d’un diagnostic, on a avant tout besoin d’une représentation de la normalité qui se rapporte à la vie sociale dans son ensemble. Mais les problèmes posés par une telle prétention sont immenses, comme l’atteste l’échec des différentes tentatives conduites par les sciences sociales pour déterminer les exigences fonctionnelles des sociétés selon un point de vue uniquement externe. (…) Il est … possible de parler, d’un point de vue défensif, de pathologies du social en recourant au concept culturaliste de normalité : ce concept implique que nous nous limitions uniquement à une description empirique de ce qu’une culture donnée considère comme une perturbation. Mais, comme cela ne suffit pas à répondre à toutes ses exigences, la philosophie sociale a, depuis le début, choisi la voie qui va dans la direction d’une éthique formelle : ce qui doit prévaloir et former le cœur même de la normalité d’une société, indépendamment de toute culture, ce sont les conditions qui garantissent aux membres de cette société une forme inaltérée de réalisation de soi »[64].
Dans ces conditions, on doit se contenter de dire et de répéter (à longueur de pages) qu’une vie bonne et juste est une vie où l’individu entretient une relation « positive à soi-même » et que cette réalisation individuelle de soi passe par des conditions sociales de reconnaissance, par les expériences de l’amour, de la reconnaissance juridique et de la solidarité qui donnent accès respectivement à la confiance en soi, le respect de soi, l’estime de soi. Mais ces conditions paraissent malgré tout historiquement assez déterminées. Elles dessinent une « éthicité post-traditionnelle à caractère démocratique »[65], c’est-à-dire une société où « les acquis universalistes de l’égalité et de l’individualisme se sont tellement imprimés dans les modèles d’interaction que tous les sujets se voient reconnus comme des personnes à la fois autonomes et individualisées, égales et pourtant particulières »[66].
On se demandera pourtant si la « société post-traditionnelle à caractère démocratique » ne repose pas sur des principes de justice qui sont le produit d’une théorie de la moralité avant de constituer un ethos social ? Bref peut-on surmonter complètement la différence entre devoir-être et être dans une théorie socialement immanente du bien et du juste ?
Ensuite, faut-il supposer que le membre d’une société traditionnelle à caractère non-démocratique est privé des conditions de mener une vie bonne et juste ? Si l’on répond par la négative, au motif que le membre d’une société de type holiste, n’est pas un individu libre et autonome, parce que la solidarité intègre au point d’annuler l’individualisation et l’autonomie, on fait de « l’éthicité post-traditionnelle »[67], même sous un aspect formel, le modèle de toute éthicité sociale et de toute vie bonne et juste. Dans une société holiste, la pathologie tiendrait plutôt à ce qui constitue, dans une société post-traditionnelle démocratique, la condition de la vie bonne et juste. Il faudrait plutôt admettre qu’il y a deux éthicités : l’éthicité d’une réalisation « sociale » de soi et l’éthicité d’une réalisation « individuelle » de soi, donc deux éthicités. Mais l’éthicité de la réalisation sociale de soi appartient au passé, comme l’indique le terme de « post-traditionnel ». La philosophie sociale est la philosophie de « l’éthicité moderne » dont elle doit assumer les prémisses historiques. Mais alors son avenir ne peut pas dépendre, comme le pense Honneth « de la possibilité de fonder des jugements éthiques concernant les conditions de possibilité de toute vie humaine »[68]. Dès lors, elle ne peut que soutenir l’évolution des sociétés modernes vers un « élargissement radical des relations de solidarité »[69], en marge de l’élargissement des possibilités d’autoréalisation individuelle qui a accompagné leur développement avec les mêmes conséquences d’anomie ou d’un affaiblissement de « la force agrégative » (ibid., p. 299) mais sans préjuger de la forme politique qu’il pourrait ou devrait prendre, laissant cette détermination aux acteurs des « luttes sociales à venir »[70] :
« On ne peut pas, d’une part, renoncer à adjoindre aux formes de reconnaissance de l’amour et d’une relation juridique avancée des valeurs positives susceptibles d’engendrer une solidarité post-traditionnelle ; mais on ne peut pas non plus, à ce stade, remplir la place dégagée, qui représente le lieu du particulier dans le dispositif relationnel d’une forme moderne d’éthicité — car décider si ces valeurs positves pointent plutôt en direction d’un républicanisme politique, d’un ascétisme à fondement écologique ou d’un existentialisme collectif, décider si elles supposent des transformations d’ordre socio-économique ou su elles sont au contraire compatibles avec les conditions d’existence d’une société capitaliste, cela n’est plus du ressort de la théorie, mais des luttes sociales à venir »[71].
Enfin, Honneth, comme F. Fischbach lui en fait reproche, continue de séparer interaction et travail. Précisément il ne fait pas du travail l’activité qui pourrait être le lieu et le support d’un élargissement des solidarités parce qu’il ne l’envisage pas suffisamment comme une activité de coopération. Le travail ne consiste pas seulement dans un « agir ensemble », dans des relations interactives ou intersubjectives mais dans un « faire ensemble ». Le concept d’interaction privilégié par Honneth est jugé trop pauvre normativement. Il faut le compléter et le corriger par celui de « coopération ». Pour Fischbach, Marx a réduit la portée normative du travail à la seule émancipation de la classe ouvrière. Honneth le réduit à la seule formation de l’identité et de la réalisation de l’individu. Or le travail social mérite d’être pensé comme collaboration, c’est-à-dire comme une activité qui a en vue non pas seulement la reconnaissance de la valeur de l’individu « mais la société dans son ensemble »[72].
« Dans un paradigme co-opératif … l’horizon normatif n’est pas limité à la seule identité individuelle, et la reconnaissance intervient dans le cadre de la formation d’un rapport positif non seulement à soi mais à la société dans son ensemble »[73].
L’individu cherche la reconnaissance pour la contribution positive qu’il apporte par son travail à la société. Et c’est quand l’individu obtient la reconnaissance pour la part « singulière, originale, utile et pertinente »[74] de son travail social ou de sa coopération qu’il en retire une estime de soi et construit un rapport positif à soi. Le travail comme activité de coopération augmente la solidarité sociale et fait comprendre décidément que la liberté n’est pas d’abord un problème moral ou politique, mais un problème social. Le travail manifeste la conscience que la liberté individuelle est l’activité par laquelle chacun se complète dans et par l’autre.
[1] Extrait d’un cours sur la notion de « Société » (programme ENS de Lyon, 2024-25).
[2] Platon, République, V, 473d.
[3] Platon, République, V, 466a.
[4] Platon, Le politique, 293 a-d.
[5] Ibid., 211c.
[6] Voir Aristote, Politique, III, 7, 5, 1279b 4-10.
[7] Durkheim, Les règles de la méthode sociologique.
[8] A. Honneth, « Les maladies de la société », Réseaux n° 193/2015, p. 31.
[9] Voir Condition de l’homme moderne.
[10] Voir Leçons de sociologie : physique des mœurs et du droit, PUF, 1950.
[11] Durkheim, Le suicide, Paris, PUF, p. 413-414.
[12] Voir l’introduction du Léviathan. Le corps politique est comparé, dans ses moindres détails, au corps humain. Mais l’analogie s’inscrit dans une théorie strictement mécaniste des corps et de la vie. Aussi l’État est-il un « animal artificiel ». La vie de l’État est artificielle comme celle d’un automate : « car qu’est-ce que le cœur, sinon un ressort, les nerfs, sinon autant de cordons … ». « La vie n’est qu’un mouvement des membres dont le commencement se trouve en quelque partie principale située au dedans » (p. 5).
[13] Rousseau, Économie politique, Œuvres complètes, Pléiade, III, p. 244-245.
[14] Voir Du contrat social II, 4 ; III, 1 ; III, 11.
[15] Vaughan cité par Derathé, J.-J. Rousseau et la science politique de son temps, p. 410.
[16] G. Cayrou, Le français classique, 1948, p. 530, cité par Derathée dans son édition de Rousseau, Œuvres complètes, III, op. cit., p. 1394.
[17] J. Schlanger, Les métaphores de l’organisme, Paris, L’Harmattan, 1985, p. 135.
[18] Rousseau L’État de guerre, III, op. cit., p. 606.
[19] Mais on trouverait aussi une théorie explicitement organiciste de l’État, par exemple chez A. Müller, un post-schellingien. Et c’est une question délicate de savoir si l’on peut considérer la théorie hegelienne de l’État comme d’une théorie organiciste.
Sur la notion d’ « organisme social », il faudrait étudier de plus près la sociologie d’A. Comte.
[20] Herder, Idée pour la philosophie de l’histoire de l’humanité (1783), p. 145-146.
[21] Voir L. Dumont, « Le peuple et la nation chez Herder et Fichte », in Essais sur l’individualisme, qui rappelle que cette critique de l’État s’inscrit dans la lecture critique chez Herder de l’universalisme abstrait des Lumières : l’histoire n’est pas le progrès de la raison, centré sur l’Europe, par lequel l’accomplissement de la nature humaine au niveau de l’espèce aboutit à la constitution de l’idéal républicain de l’État, mais au contraire elle est le cadre où s’exprime une multiplicité d’individualités culturelles où chacune, constituant une communauté spécifique et originale (Volk), est « d’égale nécessité, d’égale originalité, d’égal mérite, d’égal bonheur » comme dit le texte de jeunesse de Herder, Une autre philosophie de l’histoire. Autrement dit, la philosophie herderienne des Lumières est une philosophie de l’histoire de la diversité des cultures, du droit des cultures – Herder transfère l’individualisme abstrait des Lumières au niveau des peuples, ce qui donne lieu à une étranger synthèse d’individualisme et de holisme. Un peuple n’est pas une somme d’individus, liés entre eux par la « machine » de l’État, mais une totalité « organique et climatique » – l’homme est ce qu’il est par son appartenance à une culture déterminée, mais chaque peuple est un individu collectif.
[22] A. Comte, Cours de philosophie positive, 40è leçon, p. 692
[23] Comte, Système de politique positive, I, p. 641.
[24] Voir J. Schlanger, Les métaphores de l’organisme, op cit., p. 176 : l’art politique aurait pour objet de maintenir la santé du corps social, de veiller à son harmonie interne, en prévenant ses crises, en maintenant sa régulation spontanée. Les perturbations sociales « constituent, pour l’organisme social, l’analogue exact des maladies proprement dites de l’organisme individuel » (Comte, Cours de philosophie positive, IV, p. 307).
[25] Le coût d’une sociologie organiciste, ou plus largement d’une anthropologie biologique, inspirée du darwinisme, peut être extrême : elle peut avoir pour conséquence la négation des droits de l’homme et de l’idée même de droit : dans la nature, tous les êtres se valent, l’homme n’a pas plus de droits que n’importe quel animal, et le droit d’ailleurs n’est qu’une convention, une transaction provisoire entre des puissances et des forces. « Tout homme est apparenté à tous les hommes et à tous les êtres vivants. Il n’y a donc pas de droits de l’homme, pas plus que de droits du tatou à trois bandes, ou du gibbon syndactyle que du cheval. (…) Il n’y a que des forces. (…) Tous les hommes sont frères, tous les animaux sont frères, mais être frères n’est pas de nature à empêcher qu’on se mange. Fraternité, soit, mais malheur aux vaincus ! La vie ne se maintient que par la mort. Pour vivre il faut manger, tuer pour manger » (Georges Vacher de Lapouge, L’Aryen, son rôle social (1889-1890), cité par P. Dupouey, Épistémologie de la biologie, Paris, Colin, 2005, p. 107).
[26] Canguilhem, « Le tout et les parties dans la pensée biologique », Études d’histoire et de philosophies des sciences, Paris, Vrin, 1983, p. 330.
[27] Ibid., p. 332.
[28] Ibid., p. 104.
[29] Voir la République.
[30] Canguilhem, « Le tout et les parties dans la pensée biologique », op. cit., p. 106.
[31] Ibid..
[32] Ibid.
[33] Ibid., p. 106-107.
[34] Ibid., p. 108-109.
[35] Ibid, p. 110.
[36] Ibid., p. 112.
[37] Ibid., p. 121.
[38] G. Canguilhem, « La régulation comme réalité et comme fiction », Fin des normes ou crise des régulations ? Trois conférences, Louvain, 20-22 Mars 1973.
[39] Voir l’art. « Régulation », Encyclopedia Unversalis.
[40] Canguilhem, « Le tout et les parties dans la pensée biologique », op. cit., p. 120-123.
[41] Ibid., p. 122.
[42] Ibid.
[43] Ibid., p. 121.
[44] C’est là le projet de B. Lahire dans Les structures fondamentales des sociétés humaines, Paris, La Découverte, 2024 : « Il existe des sociétés animales, et ces sociétés constituent l’objet de l’éthologie ou de l’écologie comportementale, qui sont des branches de la biologie. Le social et ses mécanismes de structuration précèdent de loin le social humain ; or l’anthropologie (science de l’Homme) et la sociologie [qui] ont réduit le “social” à la “socialité humaine” » (p. 35). Selon le sociologue, la sociologie identifie à tort « société » et « société humaine », parce qu’elle présuppose que « société » signifie « culture », et c’est pourquoi elle a pris l’habitude de traiter comme synonymes « société », « culture » et « histoire ». L’homme est une espèce sociale, càd culturelle ou historique. Ou si la culture ou l’histoire constitue la différence spécifique de la société, alors on peut en conclure que la société est une caractéristique proprement humaine. Mais c’est évidemment faux. Donc la sociologie ne peut pas se définir comme la science du social ou « science générale de la société », mais seulement science de la société humaine. Et puisque la spécificité humaine de la société est la culture et plus précisément la culture de type cumulatif qui produit une histoire, on doit la renommer : science de la culture historique et, considérer, que la société est un objet de savoir, partagé entre la biologie (une partie des sciences du vivant) et la sociologie.
[45] A. Honneth, « Les maladies de la société », Réseaux n° 193/2015, p. 31.
[46] F. Fischbach, Manifeste pour une philosophie sociale, Paris, La Découverte, 2009, p. 16.
[47] Voir Principes de la philosophie du droit, § 142.
[48] A. Honneth, La société du mépris, « Les pathologies du social », Paris, La Découverte, 2006, p. 74-75.
[49] Voir Y. Cusset, Habermas, L’espoir de la discussion, Michalon, 2001.
[50] F. Fischbach, Faire ensemble, Paris, Seuil, 2024, p. 242.
[51] A. Honneth, Critique du pouvoir. Michel Foucault et l’École de Francfort, élaborations d’une théorie critique de la société, Paris, La Découverte, 2016, p. 12.
[52] F. Fischbach, Faire ensemble, op. cit., p. 243.
[53] A. Honneth, Critique du pouvoir. Michel Foucault et l’École de Francfort, élaborations d’une théorie critique de la société, Paris, La Découverte, 2016, p. 305.
[54] A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Folio, 2013, p. 223-228.
[55] A. Honneth, La société du mépris, Paris, La Découvert, 2006, p. 40.
[56] Ibid., p. 42.
[57] Ibid., p. 43.
[58] A. Honneth, La société du mépris, op. cit., p. 43-44.
[59] bid., p. 44.
[60] Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Œuvres complètes, III, Pléiade, p. 192-193.
[61] A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Folio, 2013, p. 287.
[62] Ibid., p. 289.
[63] Ibid.
[64] A. Honneth, La société du mépris, op. cit., p. 88.
[65] Ibid., p. 293.
[66] Ibid., p. 294.
[67] Ibid., p. 298.
[68] A. Honneth, La société du mépris, op. cit , p. 97-98.
[69] A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 300.
[70] Selon nous, c’est l’indice du caractère ambigu de la philosophie sociale. Elle n’est pas exactement une théorie de la société, parce qu’elle n’est pas une « science sociale ». Théorie de la société moderne comme éthicité, elle ne franchit pas le pas d’être la théorie d’une pratique transformatrice de la société moderne.
Selon F. Fischbach (« Philosophie sociale et philosophie du social », CIPPA (Centre International de Philosophie Politique Appliquée, 2012-2013, n° 2), la philosophie sociale a pour projet le plus général de produire un « effet thérapeutique » sur la philosophie. La thérapie ici consiste à résister à la tendance invétérée de la philosophie à dénigrer systématiquement le social dont le concept est réputé vague, indéfini et creux — ou à dénoncer le « déni du social » en philosophie (F. Fischbach, « Le déni du social. Deux exemples contemporains : Abensour et Rancière », Histoires et définitions de la philosophie sociale, Vrin, 2012). Pour ce faire, la philosophie sociale doit réinvestir donc la question centrale du travail et créer les conditions d’une collaboration entre la philosophie et les sciences sociales autour de celle-ci (F. Lordon, « Philosophie et sciences sociales : vers une nouvelle alliance ? », Cahiers philosophiques, 2013, n° 132). Le travail, H. Marcuse y aura insisté, n’est pas un phénomène originairement économique mais il est « un concept ontologique, c’est-à-dire un concept qui saisit l’être même de l’existence humaine et la définit comme une existence historique » (« Le fondements philosophiques du concept économique de travail », Culture et société, Minuit 1970). Or c’est cette vérité du travail comme praxis qui demande à être restaurée. Il n’y a pas de société sans travail et pas de société humaine sans un travail humain c’est-à-dire sans un travail libéré de sa soumission au capital. La philosophie sociale reste attachée donc à une philosophie de l’émancipation par le travail et, par-là, se doit d’être attentive aux conditions réelles du travail, aux relations humaines qui s’y jouent, aux formes nouvelles émancipatrices qui peuvent se faire jour au sein du social.
Réhabiliter « le social » et tenter d’assurer la consistance de son concept, c’est aussi s’écarter d’une tradition (notamment phénoménologique) qui a systématiquement promu la valeur du commun ou de la communauté contre le social ou qui a voulu restaurer la philosophie (ou pensée) politique dans sa pureté. L’œuvre d’H. Arendt (La condition de l’homme moderne et La crise de la culture) est ici exemplaire : l’avènement du social (das Enstehen der Gesellschaft), c’est-à-dire the invention of the social marque la naissance de la modernité : ce qui jusque-là relevait de l’économie domestique, réservé à la sphère privée, le travail, acquiert une existence publique. Le marché remplace l’agora. Pour Arendt « l’avènement du social » est un événement historique majeur qui caractérise le monde moderne. Ce qui se produit alors c’est le fait que « la société a conquis le domaine public », provoquant une confusion entre ce qui avait toujours été séparé : le privé et le public. La société c’est l’avènement d’un public qui n’est plus politique ou, ce qui revient au même, du privé domestique qui devient public. Le monde moderne donc brouille ce que le monde antique avait distingué. Le monde moderne est bien « anti-antique ». Penser comme un Ancien, c’est penser (à partir de) la différence entre le privé-domestique-économique et le public-commun-politique : penser comme un Moderne, c’est penser (à partir) de la confusion entre le social et le politique. Le concept de société empêche de concevoir adéquatement l’expérience grecque de la politique : il est lui-même un concept anti- ou non-politique. D’un mot, le social c’est l’invasion du monde public par le privé domestique, càd la production des conditions et de la perpétuation de la vie. La politique était le lieu de l’excellence humaine parce que l’homme en tant que citoyen, dans l’exercice de l’action et de la parole publique, s’affranchissait précisément des nécessités de la vie matérielle, du système et de la répétition des besoins. Au contraire, la société subordonne la vie publique au travail, à la propriété privée, càd aliène la politique à la vie. (voir H. Arendt, « Le domaine public et le domaine privé », La condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Levy, p. 60-61, p. 66-67, p. 71-72, p. 76-77, p. 109).
Plus fondamentalement, le social apparaît comme un type de réalité déficient qui a besoin d’être fondé par autre chose, précisément par la politique. La politique institue, agit, informe ; le social est institué, agi, informé. Ce système de valeurs est d’autant plus paradoxal que le commun est ce qui, de l’aveu même des philosophes (on pense au « règne des fins » ou au sens commun kantiens par exemple) est invisible, inadvenu, alors que le social est là, pleinement visible et présent. La communauté est un idéal du vivre-ensemble qui doit advenir mais invisible ; le social est la vie communautaire effective, investie par les passions, les affects et le monde du travail, mais « invu » par la philosophie. Et pour le « philosophe social » ce retour de la philosophie politique, remettant en scelle les concepts de loi, de droit, de souveraineté, de personne a porté sur le devant de la scène l’État de droit identifié à la démocratie libérale et les Droits de l’homme comme critère ultime de légitimité, càd a conduit un projet de restauration ou de conservation. Donc, l’opposition entre philosophie politique et philosophie sociale aurait sa traduction politique : parti philosophique de la conservation contre parti philosophique de la critique, le premier figeant la démocratie dans le régime représentatif et servant finalement à imposer (ou à justifier) la nécessité du capitalisme dans sa phase néo-libérale, en restaurant donc « la vieille sagesse réactionnaire assurant que toute tentative de justice sociale ne peut conduire qu’à la terreur totalitaire » (J. Rancière, Moments politiques. Interventions 1997-2009. La Fabrique, 2009, p. 11). « La restauration conservatrice s’est faite au nom du “retour de la politique” ou du “retour de la philosophie politique” contre les “utopies” du mouvement social. (…) Au nom de penseurs comme Léo Strauss ou Hannah Arendt, on a appelé à restaurer la politique dans sa pureté de manifestation de la liberté, opposée à la nécessité économique et sociale dont avait argué le marxisme » (J. Rancière, Moments politiques. Interventions 1997-2009. La Fabrique, 2009, p. 160).
La philosophie sociale relève, au contraire, le social du mépris philosophique traditionnel, en montrant qu’il s’institue par lui-même, qu’il produit non seulement des formes de vie mais de normes de liberté, bref que la vie sociale est vivante, inventive et normative dans son immanence même. Elle cherche aussi à renouer le dialogue avec les sciences sociales, pour produire des concepts, des analyses dont les individus qui subissent les effets sociaux de l’organisation politique de la société peuvent se saisir pour comprendre leur situation et travailler à leur propre libération[70]. La philosophie sociale entend par conséquent être une philosophie socialement utile. Elle se présente comme la philosophie politique politiquement active et progressiste, à la fois pratique de la théorie et théorie de la pratique. La philosophie sociale est la seule issue pour que la (philosophie) politique ne se confonde pas avec la « police » : « L’issue … ne peut se trouve que dans une réimmersion de la politique dans le social, et par la promotion d’une philosophie prenant notamment pour objets les processus de politisation par lesquels des groupes sociaux en viennent, depuis la position le plus souvent subalterne qui est la leur dans l’ordre social, à mettre en cause la structure même de cet ordre » (F. Fischbach, « Le déni du social », Histoires et définitions de la philosophie sociale, Vrin, 2012, p. 33-34). Autrement dit, l’ambition de la philosophie sociale est, dans la postérité assumée de la tradition philosophique qui va de Marx à Habermas, de promouvoir une démocratie sociale (Marx, Capital, I, XIV), où les individus sont reconnus dans leur aptitude à coopérer, à maximiser consciemment et volontairement la dimension sociale de leurs actions au lieu d’abandonner comme le font les néo-libéraux la socialisation au marché aveugle et concurrentiel. Le social est structuré par le phénomène de la lutte pour la reconnaissance qui sert de paradigme à la philosophie sociale. Elle révèle à la fois que l’essence du social pratique et non substantiel (le social est ce que les individus font par leurs relations) et que le social porte en lui une dimension normative (ce que doit être une société authentiquement humaine).
[71] A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 300.
[72] F. Fischbach, Faire ensemble, op. cit., p. 265.
[73] Ibid., p. 268.
[74] Ibid., p. 269.