
L’origine du monde par création
Laurent Cournarie
2024
Le mythe d’origine
« L’origine du monde » n’est pas seulement le titre d’un tableau célèbre de Courbet (1866), qui représente en gros plan, sans prétexte mythologico-littéraire et anatomiquement un sexe féminin : tout commence là, la vie et la venue au monde. Mais la vie n’est pas le monde. Et l’origine du monde est d’abord un problème métaphysique.
Il y a le monde. Si le monde est éternel, alors il est nécessaire. Mais le monde est-il éternel ou non ? L’évidence du monde confronte la pensée à une première alternative : éternité ou temporalité du monde. Ensuite s’il n’y a pas toujours eu le monde, d’où vient-il ? Le monde n’appelle pas alors une description phénoménologique mais une enquête archéologique. Ce n’est pas le monde qui est problématique mais son origine. Et si l’origine du monde est intelligible, alors l’énigme du monde disparaît en partie.
La question de l’origine du monde a été pris en charge par le mythe. On peut définir le mythe comme un récit fictif qui décrit « un ordre du monde antérieur à l’ordre actuel et destiné, non pas à expliquer une particularité locale et limitée, (…) mais une loi organique de la nature des choses »[1]. Cette ambition de saisir ou de justifier l’ordre total et commun du monde distingue le mythe de la légende. Autrement dit, il y a une affinité étroite entre le mythe et le monde. Le mythe raconte l’apparition de l’ordre du monde (donc l’histoire du monde) : la première intelligence du monde aura été mythique. Le mythe explique par le récit et le récit consiste à remonter à l’origine. Aussi le prototype du mythe est-il le mythe d’origine.
M. Eliade a dressé la typologie des mythes d’origine ou de création du monde. Il en a distingué quatre grandes catégories dans toutes les civilisations :
1/ création par la pensée, la parole (le mythe biblique), ou par émanation d’un Dieu (Égypte ancienne : Dieu se transforme en soleil et de sa propre substance produit deux germes avec lesquels il ensemence les eaux pour donner le Père-ciel et la Mère-terre) ;
2/ création à partir d’un plongeon cosmogonique (dieu ordonne à un animal amphibie de plonger dans l’océan pour lui rapporter de la glaise avec laquelle il forme la terre) ;
3/ création par division d’une matière primordiale : à partir d’un chaos initial, est engendré un couple primordial, Gaïa et Ouranos (Hésiode, Théogonie) et à sa suite généalogiquement tous les dieux ;
4/ création par démembrement d’un géant ou d’un monstre (ainsi dans les Veda, les dieux procèdent au sacrifice du géant primordial (Purusha) dont le démembrement donne naissance aux astres, à la terre, au vent.
Mais qu’est-ce qu’il y a avant le monde ? Qu’est-ce que ce chaos d’où vient le monde ? Le monde s’explique par son origine, mais que dire de et comment dire l’origine du monde ? Du monde, il n’y aurait rien à dire d’autre qu’il est « tout ce qui est le cas »[2], sans pouvoir dire ce qu’est le monde[3]. Et de ce qui précède le monde, il n’y aurait non plus rien à dire, si ce n’est qu’il est en deçà de la détermination du monde.
Dans notre tradition, l’origine du monde est rapportée et est expliquée par une création. Dire que le monde a été créé, ce n’est la même chose que de dire qu’il a été engendré. On retrouve cette différence dans le Symbole de Nicée à propos du Dieu trinitaire : le Fils est engendré à partir du Père, et non pas créé — il est issu de lui tout en étant de même nature. Le concept de création semble répondre à la question : d’où vient le monde ? Mais il est moins une réponse qu’une question tant il est difficile de comprendre ce que peut signifier le concept de création. D’où vient l’hypothèse de la création comme origine du monde ? La contemplation du monde suggère-t-elle par elle-même l’idée de création ? De fait, les Grecs ont observé le ciel sans concevoir une création du monde. Ce n’est pas la création qui explique le monde, si elle est une certaine « conception du monde ».
Le mythe du Timée
Si l’on prend le mythe du Timée, précisément le démiurge n’est pas un dieu créateur. C’est sans doute un artisan bien supérieur à l’artisan humain (un méta-artisan) mais c’est sur le modèle de la production artisanale que le mythe (qui n’est pas un discours vrai mais seulement vraisemblable) rend compte de l’ordre du monde (ou du monde en tant qu’ordre). Si le monde est bien un ordre et une harmonie et si cet ordre harmonieux fait l’unité de/du Tout, il appartient à l’homme de le (re-)connaître pour le reproduire en lui (psychologie) et dans l’espace politique de la Cité (politique), du moins autant qu’il est possible — ordre de l’âme (microcosme) et ordre de la cité (médiocosme) et ordre du monde (macrocosme).
Le discours sur le monde est nécessairement un discours sur l’origine du monde. Dire ce qu’est le monde (peri phuseôs tou pantos), c’est dire comment et d’où il est venu (apo tès kosmou geneseôs)[4], ou s’il n’est pas né. C’est à l’astronome Timée qu’il revient de parler en premier. Mais la raison peut-elle intégralement commander le discours sur l’origine du monde ? Ou encore qu’est-ce qui relève dans le discours sur le Tout (peri tou pantou logous poiesthai)[5] du raisonnement ou du mythe (du conte vraisemblable) ?
Il y a deux ordres d’énoncés dans ce début du Timée. Le conte vraisemblable correspond à deux questions : pourquoi l’intelligible n’est-il pas resté sans effet et comment a-t-il fait le monde ? En revanche que le monde soit un ordre, que l’ordre ait pour cause un ouvrier, cela est nécessaire et vrai (pas anankè tonde ton kosmon eikona tinos einai[6]). Ainsi l’hypothèse du démiurge n’appartient pas à la partie mythique du dialogue. Comme dit Ricœur, c’est « la “geste” divine qui est mythique ». Ainsi sont philosophiques et vrais (« inébranlables ») les propositions suivantes :
– le monde est né, car il est sensible et tangible ;
– tout ce qui naît a une cause et cette cause est le démiurge : le démiurge est la cause du monde ;
– l’action du démiurge s’appuie sur un modèle idéal.
Ces propositions spéculatives ne sont que l’application de deux thèses ou deux principes métaphysiques constants : l’hypothèse des formes idéales, qui existent éternellement, connues seulement par l’intelligence, et la réalité du sensible qui naît toujours sans jamais être véritablement. Or le monde est par sa nature matérielle, sujet au devenir, à l’instabilité propre au sensible. Le monde est visible et tangible, c’est un corps : donc il est né. Ou inversement, le monde est né, c’est pourquoi il est visible et tangible. Or tout ce qui naît, naît sous l’action d’une certaine cause. Autrement dit, si l’intelligible par principe est sans cause (il est l’être éternel, donc ne naît point, donc n’a pas besoin d’une cause pour expliquer son existence) — mis à part le principe anhypothétique du Bien —, l’autre mode de l’être, celui qui naît toujours, a besoin d’une cause pour exister. Ainsi le monde ne peut pas être le produit du hasard ou de la nécessité comme le pensent les atomistes. Il s’agit donc de se représenter quelle espèce de cause a produit le monde.
C’est ici qu’intervient la beauté, l’ordre ou l’harmonie du monde. Puisqu’il est, de toutes les choses qui sont nées, la plus belle[7], comme l’observation du ciel (ouranos) en est l’indice, le monde est l’œuvre d’une cause nécessairement belle et bonne, c’est-à-dire intelligente. Il y a autant voire plus de perfection dans la cause que dans l’effet : ce sera le nerf de preuve dite « physico-théologique » de Dieu. Et comme l’artisan fabrique un objet utile ou beau, contenant une certaine perfection visible extérieurement, en s’inspirant d’un modèle, le monde qui est beau a été engendré sous l’action d’un démiurge à partir d’un modèle idéal. Il doit y avoir autant et même plus de perfection dans la cause que dans l’effet. S’il y a de la perfection dans la forme même du monde, le monde ne peut avoir pour origine une cause plus imparfaite que lui.
On a interprété le passage ainsi : le monde est sensible (naissance) mais il est le plus beau rejeton du sensible. La beauté du monde prouve une cause intelligente et bonne, c’est-à-dire une cause efficiente qui n’a pas pu ne pas s’appuyer sur un modèle idéal (intelligible). En fait le texte associe ce que nous enchaînons dans un raisonnement de type physico-téléologique :
« Mais il faut encore se demander, au sujet du monde, d’après lequel les deux modèles, celui qui le façonne l’a réalisé : si c’est d’après le modèle identique et uniforme ou si c’est d’après celui qui est né. Or si ce monde est beau et si l’ouvrier est bon, il est clair qu’il fixe son regard sur le modèle éternel ».
En réalité, s’il n’est pas permis de penser que le démiurge a pris pour modèle le modèle périssable, c’est que le monde présente une perfection ontologique formelle supérieure à sa réalité matérielle immédiate. Le monde est sans doute sensible, corps qui contient tous les corps. Mais il est aussi, plus essentiellement, l’unité totale et harmonieuse de toutes les choses sensibles. C’est pourquoi, le modèle périssable, le sensible, n’a pas pu servir de modèle au monde qui lui est ontologiquement supérieur :
« Ne croyons point que ce fut à la ressemblance d’aucun des objets qui naissent, pour être par nature des parties du tout. – Car, dans ce cas, ressemblant à un être incomplet, le Monde ne saurait être beau. Mais, ce dont font partie tous les autres Vivants, soit considérés isolément, soit pris ensemble, posons en principe que c’est à cela qu’il doit ressembler le plus »[8].
Cette dernière remarque ramène à cette idée importante selon laquelle l’essence du monde consiste dans la médiation entre le sensible et l’intelligible, sinon il ne serait pas le tout ordonné qu’il est. Le monde c’est le Tout engendré par la médiation entre le modèle intelligible et la réalité sensible. Il est « le dieu visible à l’image du dieu invisible »[9]. C’est pourquoi si le monde atteste en quelque sorte la dégradation de l’être éternel (intelligible) en réalité changeante (le passage du nécessaire au non-nécessaire, de l’identique au non-identique), inversement, le monde représente aussi pour le sensible son aspiration et sa progression vers l’ordre parfait de l’intelligible (modèle). Le monde c’est l’ordre du et dans le sensible. Le monde est en quelque sorte la preuve que le sensible n’est pas absolument séparé de l’être et étranger à la perfection. Donc d’un côté la cosmologie impose de considérer que la naissance du monde représente une dégradation de l’être, et l’apparition de la non-identité est l’apparition du mouvement et du temps. Mais d’un autre côté, si l’on part du sensible et non plus du principe (modèle), on a affaire à une progression puisque la masse errante (chôra) s’ordonne en monde. Autrement dit, énoncer que le monde est né, c’est dire que la matière a été ordonnée[10]. La genèse du monde c’est à la fois l’introduction du devenir dans l’être (intelligible) et l’ordonnancement du devenir (sensible).
Ainsi le monde est la rencontre de l’intelligible et du sensible, imperfection du parfait, perfection de l’imparfait. Le monde n’est pas le modèle, mais à l’image du modèle. Et pourtant la dualité du modèle et de l’image ne suffit pas à rendre raison du monde. Le modèle ne fait pas monde. La causalité formelle ou exemplaire du modèle appelle le redoublement de la causalité efficiente du démiurge.
« Si le monde comme totalité est la médiation entre l’Intelligible et le sensible, cette totalité appelle une nouvelle médiation ; celle-ci porte un nom : c’est le Démiurge, au joint du Paradigme et du Cosmos »[11].
Le démiurge ne créé pas la matière. C’est si vrai qu’il faut introduire dans la genèse du monde un troisième genre d’être, à côté du modèle intelligible et immuable (ce à l’image de quoi se développe ce qui naît) et de l’image mobile et visible du modèle (ce qui naît) : ce en quoi cela naît, que Platon nomme chôra. Puisque le monde est né, il s’aide de l’analogie de la procréation sexuée : la matière-réceptacle ou la matrice (chôra) est comparable à une mère, le modèle à un père, le monde étant le résultat de leur union à un enfant.
La matière préexiste donc à l’action ordonnatrice du démiurge :
« toute cette masse visible, il l’a prise, dépourvue de tout repos, changeant sans mesure et sans ordre et il l’a amenée du désordre à l’ordre (eis taxin auto hègagen ek tès ataxias), car il avait estimé que l’ordre vaut infiniment mieux que le désordre »[12].
Cette matière est la cause matérielle, le substrat du monde, sa cause errante[13]. La matière est peut-être cet autre nom du monde, mais nom innommable ou « l’immonde » même, le monde en ce qu’on ne peut rien dire de lui étant ce qui précède la forme même d’un monde, irréductible aussi bien au ciel (ouranos) qu’au monde (kosmos). Elle est le monde sous l’espèce du désordre, de l’indétermination : en-deçà du partage du sensible et de l’intelligible, du principe de contradiction, ni ceci ni cela ou à la fois ceci et cela, elle est « le lieu », en lui-même inassignable à aucun lieu ou aucune position, origine avant l’origine du monde puisqu’elle est le réceptacle de sa genèse. La chôra est cause (matérielle) du monde au sens de ce à partir de quoi ou ce dans quoi le monde a lieu.
A l’opposé, le modèle est la cause formelle du monde. Il est cause à l’égard de l’action du démiurge qui le force à le reproduire et à le reproduire de la façon la plus parfaite possible. Platon poursuit ainsi son examen en évoquant les contraintes qu’impose en quelque sorte la causalité exemplaire (modèle) à la causalité efficiente (démiurge) : le modèle contient tous les vivants intelligibles, donc l’image sensible doit contenir tous les vivants sensibles[14] ; un seul modèle, donc un monde unique[15] ; la proportion entre les éléments pour former le corps du monde[16] ; sphéricité du monde ; l’âme du monde et la formation du ciel et de ses mouvements circulaires[17] ; la pérennité temporelle du monde, image sensible de l’éternité[18] ; la complétude du monde qui contient les quatre seules espèces possibles de vivants[19]. En résumé :
« tel fut donc dans son ensemble, le calcul du Dieu (logismos theou) qui est toujours, à l’égard du Dieu qui devait naître un jour. En vertu de ce calcul, il en fit un corps poli, partout homogène, égal de toutes parts, depuis son centre, un corps complet, parfait, composé de corps parfaits »[20].
Ce raisonnement ou ce calcul est précisément l’effet de la contrainte du modèle sur le démiurge. Il s’agit d’appliquer ce qui est parfait à une matière qui répugne par sa nature même à toute perfection. Ainsi le démiurge n’est pas plus créateur (producteur de la matière) que libre dans sa production du monde. Il est un artisan supérieur qui informe une matière livrée, en imitation du modèle intelligible.
Mais la contrainte de la causalité exemplaire ne fait pas monde par elle-même. Sans le démiurge le modèle resterait sans image. Le démiurge est moins raison d’être (cause efficiente) que « responsabilité d’existence » comme dit Ricœur[21]. La causalité ne s’exerce qu’à l’égard de ce qui devient — ce qui est immuable est sans cause, ou il est sa propre nécessité pour laquelle il n’est pas besoin d’exiger la cause ou la raison. Mais quelle est la cause de la cause de ce qui devient ? Ou s’arrêter dans l’ordre de la causalité ?
La causalité de la cause (aitia) s’éteint dans l’action-motif du démiurge (aitios). C’est lui qui réalise la médiation du modèle et de la matière. La genèse du monde est impossible à partir du modèle ou de la matière seulement. Ainsi l’explication de l’origine et de la nature du monde suppose deux sens de l’archè : raison d’être (modèle-causalité exemplaire) et initiative d’existence (action efficiente du démiurge). Mais l’origine du monde oblige à approfondir la médiation modèle/matière dans l’action du démiurge par une médiation seconde constituée par le regard du démiurge et même la constance de ce regard en direction du modèle. C’est le regard qui conjoignant la causalité formelle et la causalité efficiente engendre le monde. Ou plutôt c’est la bonté du démiurge qui maintient son regard sur le monde qui est la cause ultime de la causalité du monde.
Mais alors l’explication de l’origine du monde est marquée d’une double insuffisance. D’abord le raisonnement paraît circulaire. En se souvenant de la proximité entre le beau et le bien pour les Grecs, la beauté du monde s’explique par la bonté du démiurge qui est manifeste (saphès[22]) par la beauté du monde. Ensuite, que sait-on de cette médiation ultime ? D’où savons-nous que le démiurge regarde le modèle et maintient son regard sur lui pour s’en imprégner afin d’engendrer le monde à son image ? Cette certitude relève plus de l’opinion droite et même de la piété que de la science. Le démiurge est bien atteint par raisonnement (le monde a une cause intelligente), mais l’hypothèse de la providence (bonté du démiurge) appartient au mythe[23]. Il n’est ni démontré ni démontrable que le démiurge est nécessairement bon, même s’il n’est pas permis de penser le contraire, conformément à l’opinion des sages d’autrefois[24]. Que le monde procède d’une providence, que le démiurge participe lui-même du Bien qu’il met en œuvre, c’est objet de croyance et cela échappe à la connaissance philosophique.
La visée principale de Platon est donc de montrer comment est né l’ordre total et commun du monde. La cosmologie du Timée appartient à la philosophie du nous héritée d’Anaxagore (salué par Socrate dans le Phédon). Le nous, avec Platon, s’individualise dans un démiurge. La cosmologie fait ainsi appel à une théologie. Le Timéecontient déjà toutes les difficultés du point de vue métaphysico-théologique sur le monde : (1) preuve par les effets qui présuppose ce qui est à expliquer, la beauté du monde par la bonté du démiurge ; (2) raisonnement analogique donc anthropomorphique entre l’art humain et un art divin. A quoi s’ajoute (3) le dédoublement de la causalité (exemplaire et efficiente), (4) le redoublement de la médiation (la bonté du démiurge entre le démiurge et le modèle), sans compter (6) le principe “immonde” de la chôra. Là où donc le mythe de la Genèse se contente d’énoncer, pour ainsi dire, dans sa simplicité ou sa radicalité « bibilique » : « Au commencement, Dieu a créé le ciel et la terre », càd au commencement et au principe du monde, il y a la création divine, la pensée platonicienne énonce plutôt : parce qu’il y a un ou des principes du monde (l’archè-matière, l’archè-forme, l’archè-démiurge, l’archè-bonté du démiurge), le monde n’a pas été créé. Ce qui fait monde est la mise en ordre par la bonté d’un démiurge posé comme coéternel à la matière et au modèle intelligible.
L’hypothèse de la création paraît donc plus simple. Elle dit que toute création est imaginée comme ayant eu lieu au commencement du Temps. Par-là, le concept de création marque une rupture avec la pensée grecque. Il est étranger à sa rationalité pour au moins pour trois raisons.
1/ Le modèle technique, qui est, pour les Grecs, le modèle rationnel de la production est inapplicable à la création. Selon Aristote[25], la production résulte du concours de quatre causes : (a) la matière dont une chose est faite (l’airain de la statue, l’argent de la tasse) ) ; (b) la forme et le modèle (paradeigma) ou encore la définition de la quiddité – l’essence du dieu que le sculpteur fait apparaître dans le marbre ; (c) « ce dont vient le premier commencement du changement ou de la mise au repos » et le genre dont il relève (l’auteur d’une décision est cause efficiente) ; (d) « la fin, je veux dire la chose qu’on a en vue : ainsi la santé est la cause de la promenade» – est cause finale le but que l’on se propose et la série des causes intermédiaires que parcourt et coordonne la même finalité (les moyens sont en même temps des fins relatives). Or ce modèle technique est fondamentalement inapplicable à la création du monde, car tous les éléments qu’elle fait intervenir, relevant du créé, ne peuvent expliquer la création elle-même. Ainsi Augustin précise que Dieu n’a pas opéré « comme l’artiste », car son pouvoir, la forme qu’il imprime à la matière et la matière même n’existent que parce qu’ils ont été créés par Dieu. Or donc comment Dieu crée-t-il lui qui est dit créateur de toutes choses, si ce n’est pas à la manière de l’artisan ? L’origine du monde procède de la création mais la création n’est pas une production.
Le Verbe au principe
On doit préciser toutefois que si le concept biblique de création est irréductible à la notion grecque de poièsis, la théologie aura du mal à résister à la facilité de l’analogie artisanale. La Genèse insiste, comme on va le rappeler, sur la puissance du Verbe :
« Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre (ἐν ἀρχῇ ὁ θεὸς ἐποίησεν τὸν οὐρανὸν καὶ τὴν γῆν / in principio creavit Deus). Or la terre était vide et vague, les ténèbres couvraient l’abîme et un souffle de Dieu agitait la surface des eaux. Dieu dit : “Que la lumière soit” et la lumière fut… » (Genèse, 1).
Quand faire le monde c’est (le) dire — dire absolument, sans dire quelque chose. C’est la parole (divine) qui fait monde ou c’est en tant que parole que la radicalité et la singularité de la création se laisse concevoir. Pourtant cette différence irréductible de la création est un défi pour la raison. Aussi, s’appuie-t-elle encore paradoxalement sur le modèle analogique qu’elle récuse pour se rendre intelligible à elle-même, quitte à opérer un déplacement en identifiant le ex nihilo à un presque rien originel, comme ici Augustin :
« Mais tout cela était presque le néant, étant encore complètement informe, et pourtant cela était apte à recevoir une forme (…). Quant à cette terre même, votre œuvre, elle n’était qu’une matière informe, étant invisible, chaotique et les ténèbres régnant sur l’abîme. C’est de cette terre invisible, chaotique, de cette masse informe, de ce presque néant, que vous deviez former tout ce par quoi subsiste et ne subsiste pas ce monde muable »[26].
On en trouve aussi dans l’œuvre de Philon d’Alexandrie, où s’opère la rencontre entre la métaphysique grecque et la théologie chrétienne :
« Tel un bon ouvrier, les yeux fixés sur le modèle, il commence à bâtir la cité de pierre et de bois, conformant les réalités corporelles à chacune des réalités incorporelles. C’est donc à peu près ainsi que, pour Dieu, on doit estimer qu’ayant médité de fonder la grande cité, il en conçut d’abord les types, dont il a réalisé, en les ajustant, le monde intelligible, pour produire à son tour le monde sensible, en se servant du premier comme modèle »[27].
2/ La création relève donc de la parole divine : « Vous avez donc parlé et le monde fut, et c’est par votre parole que vous l’avez créé ». Le concept de création met en jeu une compréhension de la parole inconnue des Grecs. Quel est le statut de cette parole ? « Mais comment avez-vous parlé ?» demande Augustin.
Creavit/créa : le mot hébreu est bara ; qui signifierait étymologiquement couper ; il est spécifiquement employé pour exprimer l’action créatrice de Dieu. Il n’est pas question ici de création à partir du néant. On a là la référence à l’idée de coupure, de discontinuité, que l’on retrouve d’ailleurs au niveau de la création des poissons et de celle de l’homme ; la création du monde serait ainsi l’avènement, le surgissement d’un ordre en rupture avec quelque chose d’antérieur. On ne trouve pas de référence directe à la sphère de la parole. Celle-ci n’intervient explicitement que dans la création de la lumière. (Dieu dit -h amira : la parole qui appartient à Elohim).
Néanmoins le thème d’une parole créatrice est foncièrement hébraïque. On peut penser au Prologue de l’Évangile de Jean, qui dit en grec : en archè èn o logos ((Ἐν ἀρχῇ ἦν ὁ λόγος):
« Au commencement : le Logos. Le Logos est auprès de Dieu
Le Logos est Dieu ».
Logos traduit ici davar, qui signifie la parole, dans une dimension à la fois créatrice et dialogale. Ainsi M. Zarader observe que « L’idée centrale autour de laquelle s’organise toute l’expérience juive du langage est que la langue n’a pas de statut d’instrument. Elle est le creuset de tout ce qui est : c’est en elle que tout étant est d’abord retenu, c’est à partir d’elle qu’il peut éclore à la présence »[28]. Zarader se réfère au mot Davar — qui n’est pas le mot de la Genèse (amira). Davar, c’est le terme qui désigne la parole. Or davar désigne en même temps et aussi bien le mot et la chose, conformément au trait polysémique des mots de la langue hébraïque qui laisse entendre « l’unité fondamentale du monde »[29]. Ou plutôt parce que le vocable pour dire la parole exprime à la fois le mot et la chose, « toute l’expérience hébraïque du langage en demeure nécessairement marquée »[30].
Or on a là un contraste très vif avec les autres langues qui établissent une dichotomie entre l’ordre du langage et l’ordre du réel (logos/ta onta ; res/verbum ; res/signum). L’unité du davar implique que la parole accompagne toute venue en présence. Plus précisément, les mots ne servent pas à désigner les choses : ils leur enjoignent d’être. L’existence n’est que la manifestation d’une réalité contenue en puissance dans le mot. L’être est la manifestation de la puissance créatrice du langage. D’où le sens tout à fait particulier de la pratique de l’exégèse : il ne s’agit pas simplement de retrouver le sens d’un texte, mais de dessiner le visage du monde par la parole qui se transmet dans le texte. Aussi le langage est-il dialogal : la parole, dans la Bible, n’est jamais simplement parole, ni parole sur…mais toujours déjà parole à. « Lorsque Dieu parle, il use des modes impératif et optatif, cad en forme d’adresse à un interlocuteur réel ou potentiel »[31]. Et si l’essence de toute parole est d’être dialogale, c’est parce que le langage est d’emblée expérimenté, quant à son essence, selon la double catégorie de l’appel et de l’écoute.
Et c’est précisément cette puissance créatrice que souligne le début de la Genèse. La lecture juive du texte n’interprète pas le passage comme le caractère créateur de Dieu mais comme le caractère créateur de Dieu par le caractère créateur du langage. Ainsi « A la limite, ce n’est pas parce que le langage est de Dieu qu’il est sacré (idée, commune à toutes les grandes religions du Livre, de la révélation), c’est bien plutôt parce que Dieu use du langage qu’il est Dieu créateur. (…) Telle est la première idée force : Dieu, à l’instant où il crée l’univers, use de la parole … et, s’il peut le faire, c’est parce que la parole, en sa pureté, est créatrice (c’est ce qu’entend l’exégèse rabbinique) »[32].
Autrement dit, il n’y a pas de séparation entre le monde et le (monde du) langage : le langage fait monde moins parce qu’il le dit que parce qu’il dit et crée par l’acte de dire.
La dimension de la parole intervient d’ailleurs ou se précède déjà dans la formule : In Principio/berechit/en arché — littéralement « dans un commencement ». La traduction courante est « au commencement », avec une signification temporelle. La Genèse dirait donc qu’il y a commencement de toutes les créatures. Augustin admet ce sens comme un des sens possibles du début de la Génèse : « Dans le principe Dieu a fait le ciel et la terre, cad dans le commencement même de son action et de son œuvre, Dieu a fait le Ciel et la Terre »[33].
Mais ce n’est pas ce sens qui a sa préférence : « Dans le principe, Dieu fit le ciel et la terre, cela signifie que Dieu fit, dans son Verbe co-éternel à lui-même le monde intelligible et sensible ou spirituel et corporel ». Car le Verbe divin n’est pas « une suite de paroles où, l’une achevée, l’autre lui succède, de façon qu’à la fin tout puisse être exprimé, mais tout est exprimé en même temps et éternellement. (…) Mais votre Verbe étant vraiment immortel et éternel, il n’y a en lui ni passage ni succession »[34]. Il s’agit de penser un acte éternel du verbe.
Donc, dans le latin in Principio, Augustin entend plutôt : dans le principe ou dans le Verbe, le verbe étant compris comme le principe de toutes choses. Par-là, remarque Gilson, « le problème de l’origine radicale des choses se trouve reporté de la métaphysique du temps à la métaphysique de la cause ; il ne s’agit plus de savoir comment l’éternel peut créer le temporel, mais comment l’infini peut créer le fini »[35].
Dès les premiers temps de l’Église primitive, on a rapproché le texte de la Genèse et le premier verset de l’Évangile de saint Jean qui précise que c’est dans le Logos de Dieu que tout a été fait. Donc il faudrait comprendre le in principio non pas au sens chronologique mais au sens ontologique : au principe, càd dans le principe de son Verbe, dans l’éternité de son principe, Dieu créa le ciel et la terre.
Pourtant le sens temporel n’a pas disparu. Le IVe concile de Latran (1215) demande l’adhésion de foi pour cette définition de la création : elle a eu lieu ex nihilo et ab initio temporis. « Nous croyons fermement et nous professons absolument qu’il n’est qu’un seul vrai Dieu, éternel, immense, immuable, incompréhensible, tout-puissant et ineffable, Père, Fils et Esprit Saint (…) sans commencement <existant> toujours et sans fin (…) principe unique de toutes choses, créateur de toutes les réalités visibles et invisibles, spirituelles et corporelles, qui par sa vertu toute-puissante a créé à partir de rien, au commencement du temps, ensemble l’une et l’autre créature, spirituelle et corporelle »[36].
3) Les philosophes grecs, même quand ils admettent que le monde relève d’une causalité divine, le considèrent comme éternel : Dieu est antérieur au monde selon la cause, non selon le temps. Pour concilier la formation du monde par Dieu et la durée éternelle attribuée au monde, les philosophes platoniciens conçoivent la possibilité d’une créature co-éternelle à Dieu, et l’illustrent par une métaphore citée par Augustin : « Supposons que le pied d’un homme se soit de toute éternité imprimé dans la poussière, on n’en pourrait pourtant pas conclure qu’il existait avant la trace, bien qu’il soit impossible de nier que la trace ait le pied pour cause. Il en est de même pour les rapports du monde et de Dieu. Le monde a toujours été, parce que celui qui l’a fait a toujours été »[37].
Le monde est créé par Dieu comme co-éternel à sa cause créatrice. Cette éternité est même tout à fait certaine et se prouve par l’absurde. 1) Un monde temporel suppose un temps avant le temps et un Dieu changeant ; or on ne peut concevoir ni un temps d’avant le temps, ni un Dieu changeant ; donc le monde est éternel. 2) Le monde ne peut s’altérer puisqu’il comprend en lui tout ce qui existe. Et un monde indestructible est éternel.
Dans la Genèse, pourtant, Dieu crée, commence de créer. L’acte créateur semble même occuper un temps : il commence, il se distribue en sept jours, puis cesse. C’est sans doute cette successivité, avec l’opposition de l’action et du repos, qui a pu faciliter l’assimilation de la création divine avec la fabrication humaine (opificium).
Pourtant il y a là une illusion ou une manière de parler pour s’adapter à la faiblesse de notre imagination[38] : Dieu crée dans le même instant toutes choses, et si le ciel et la terre précède les autres créatures, c’est seulement selon l’ordre causal. Autrement dit, il faut appliquer le sens ontologique de l’acte créateur (dans le verbe divin) à l’énumération de la création (tout en même temps selon la différence de la condition au conditionné). La réflexion augustinienne s’inspire de la Genèse : elle ne peut donc pas admettre une éternité du monde ; le monde est créé, il est né et a été fait. Par ailleurs, s’il y a apparence d’une temporalité de l’acte créateur, le verbe créateur n’est pas lui-même temporel ou soumis au temps : il ne comporte aucune successivité interne, tout y est dit ensemble et éternellement.
Ex nihilo
Mais la thèse contient tout un nœud de difficultés métaphysiques[39] sur l’articulation entre l’éternité du verbe créateur et la temporalité du créé.
Une première solution consiste à faire intervenir la connaissance divine comme articulation de l’éternel et du temporel : « tout ce qui a un commencement et une fin commence et finit lorsque l’éternelle raison, où il n’y a ni commencement ni fin connaît qu’il doit commencer ou finir »[40]. En d’autres termes, il y a en Dieu une connaissance non temporelle de l’ordre temporel. L’intersection entre Dieu et le temps, c’est la connaissance de Dieu même. Dieu connaissant est ainsi pensé comme raison, comme Verbe, comme principe. Toutes ces significations se croisent. Principium signifie raison (au sens de Grund) et parole (ce sont les deux significations du logos grec). Dieu pensé comme principe est une raison fondatrice (il répond ainsi à la requête du principe de raison) et Verbe dans la mesure où il nous parle en tant que Verbe de chair (Jean : kai o logos sarx egeneto).
La deuxième solution consiste à réfuter l’opinion de ceux qui critiquent le dogme selon lequel le monde n’est pas éternel mais créé, et créé ex nihilo — et à la réfuter en objectant la vétusté de leur discours (argument ad hominem). Ils parlent du monde à partir du monde révolu de l’Antiquité : la conception grecque du monde n’est pas la mesure du monde. Or pour une part, le christianisme a aboli la sagesse grecque, notamment en affirmant la création du monde. De fait toutes les objections adressées au dogme de la création sont d’inspiration grecque. Le chapitre 10 les énumère, qui toutes tournent autour du principe de raison. Que faisait Dieu avant de créer le monde et s’il était oisif pourquoi ne l’est-il pas resté ? Quelle est la raison suffisante de l’acte de créer le monde si Dieu est Dieu, càd absolument parfait et éternel ? Si c’est par libre volonté que Dieu crée le monde, pourquoi l’a-t-il créé non éternel ?
Ces objections proviennent des gnostiques « hérétiques » et, parmi les adversaires les plus dangereux, on peut citer la gnose panthéiste de Valentin (IIe s) — le panthéisme est incompatible avec le christianisme, celle de Mani (216-272) — qui a une importance considérable dans la vie d’Augustin puisqu’il y avait adhéré professant un matérialisme radical : « Selon la doctrine de Mani, Dieu est lumière, càd une substance corporelle, brillante et très ténue. C’est cette même substance qui, après avoir resplendi en Dieu, brille dans les astres, luit dans notre âme et lutte contre les ténèbres. A cette époque, Augustin considérait donc Dieu comme un corps subtil et resplendissant ; corrélativement, Dieu étant lumière par essence, tout ce qui est corps et participe en un degré quelconque de la lumière lui apparaissait comme une partie de Dieu : “Je pensais, Seigneur Dieu et Vérité, que vous étiez un corps brillant et immense, et moi un morceau de ce corps”. C’est en réaction contre cette première erreur qu’Augustin enseignera la création ex nihilo. A ses yeux, le monde ne peut avoir que deux origines : ou bien Dieu le crée de rien, ou il le tire de sa propre substance. Admettre cette dernière hypothèse, c’est admettre qu’une partie de la substance divine puisse devenir finie, muable, soumise aux altérations de toutes sortes et même aux destructions que les parties de l’univers subissent. Si pareille supposition est contradictoire, il reste que Dieu ait créé l’univers du néant. Entre le divin et le muable, l’opposition est donc irréductible, mais le problème n’en devient que plus difficile de savoir comment l’éternel et l’immuable peut avoir produit le temporel et le changeant »[41].
Le manichéisme est donc un dualisme, qui admet deux principes, la Lumière et l’Obscurité, le bien et le mal, un dieu et un anti-dieu qui s’identifie à la matière. Or le dualisme est incompatible avec l’idée que Dieu est le seul principe et que ce principe est générateur du monde[42].
Mais l’objection vient également du platonisme et du néo-platonisme. Les auteurs chrétiens cherchent dans le platonisme ce qui peut éclairer philosophiquement la création dont parle la Bible (l’idée du démiurge dans le Timée ; les idées-archétypes dont on peut rapprocher le Verbe divin, qui serait ainsi le lieu des idées). Mais les adversaires des chrétiens cherchent également dans le platonisme (et le néo-platonisme) des arguments contre la création. Le platonisme est très vivant, dans les quatre premiers siècles, et constitue une scène où s’affrontent hellénisme et christianisme. En voici quelques jalons.
Celse, philosophe platonicien, écrit en 174 ap. J.-C., un Discours véritable contre les chrétiens. Il veut montrer que le christianisme est incompatible avec la dignité de Dieu : Dieu ne peut, sans déchoir, descendre dans l’humain, pâtir et mourir, racheter les fautes des hommes, connaître le monde sublunaire. Le christianisme est une fable pour le peuple tandis que la philosophie enseigne la vérité.
Origène (185-253), contemporain de Plotin, présenté comme le plus grec des Pères de l’Église, écrit les Sources chrétiennes contre Celse et soutient que ce que réfute le dieu de la sagesse grecque, transcendant et impassible, c’est précisément le Christ, médiation entre la transcendance divine et l’immanence du monde. Pourtant il conserve l’idée grecque d’un monde éternel : Dieu a créé le monde de toute éternité. Ou plus exactement, Dieu a créé des mondes de toute éternité, notre monde n’étant que l’ultime évolution de ces mondes créés de toute éternité (création du monde dans l’éternité des mondes).
Plotin (204-270) dont la théorie de l’émanation est une alternative à la théorie de la création. Le Dieu de Plotin engendre le monde en se répandant par émanation. Cette émanation est-elle à comprendre comme une production du monde par l’Un ? On observe que la signification causale de l’émanation a été souligné par Porphyre (disciple direct de Plotin et à qui l’on doit l’ordre usuel et désormais corrigé des Ennéades) plus que par Plotin lui-même (« L’Un est cause de tout »). L’émanation comporte un moment de causalité efficiente (procession, dissémination) et aussi (surtout) un moment de causalité finale de conversion de l’inférieur vers le supérieur, par aspiration au Principe de l’Un[43]. Plotin affirme l’éternité du “monde sensible” : « mais puisque, selon nous, le monde existe depuis toujours et qu’il n’y a pas d’instant où il n’existe, il est juste d’en conclure que la Providence universelle est la conformité de l’univers à l’intelligence » ; « Ce monde n’est pas né parce que l’intelligence a réfléchi qu’il fallait le créer, il résulte d’une nécessité inhérente à la nature de second rang »[44].
Autrement dit, le monde est éternel et produit parce la procession à partir de l’Un est éternel. On peut penser en même temps l’origine et l’éternité du monde.
Pour conclure ce bref exposé historique, on observera que c’est dans le combat du christianisme contre la gnose et le néo-platonisme que s’est précisé le sens de la creatio ex nihilo[45]. Ce concept signifie que Dieu, sans tirer le monde de sa propre substance ni d’aucun élément préexistant le fait apparaître hors de lui, là où rien n’existait. Par conséquent ex nihilo signifie d’abord non ex deo. D’où l’opposition entre créationnisme et émanationnisme. Dans la doctrine de l’émanation, le monde est ex deo. Il est produit dans une sorte d’écoulement à partir de sa source divine ; il sort donc de la toute-puissance divine. En revanche, dans le créationnisme, le monde est créé par Dieu, à partir de rien ou à partir du rien.
Secondairement, donc le ex nihilo signifie non ex materia. Tous les Pères de l’Église des IIe et IIIe s. combattent l’idée d’une matière incréée dont Dieu aurait eu besoin pour créer, car elle constituerait une limite à la (toute puissance de la) production divine. Cela vaut contre la gnose (les gnostiques ont vu dans la matière (agent extérieur) ou bien une sorte de limite externe à l’action divine ou bien plus audacieusement, une anti-puissance divine, identifiée à un second principe) et contre le néo-platonisme — Athanase (295-373) montre que l’idée de matière incréée est une pièce essentielle de la doctrine de la procession et de l’émanation : elle est cause de la diversification du flux qui émane du Principe et qui ne trouve la possibilité de se multiplier que du fait de cette rencontre avec la matière.
Les auteurs chrétiens ainsi engagés dans des querelles spéculatives en viennent à souligner l’un ou l’autre sens, selon les nécessités du combat apologétique. Quand il s’agit de lutter contre la notion d’un monde qui serait issu de Dieu par procession ou par émanation, ex nihilo signifie non ex deo. Quand il s’agit de récuser la gnose dualiste, ex nihilo signifie plutôt non ex materia.
En conclusion, le créationnisme est en rupture avec la pensée grecque : aucun des processus générateurs connus de la pensée grecque (procréation, schème technique, partition) ne répondent au concept chrétien de création : le point de rupture est l’idée d’ex nihilo. Ensuite, cette création a un commencement : refus de l’éternité du monde, qui touche plusieurs adversaires, gnostiques et platoniciens-néo-platoniciens (ou même chrétiens d’inspiration grecque, comme Origène).
Mais comment concevoir le monde comme causé à partir de rien ? Si le monde est créé de rien, alors le monde n’est pas éternel et le temps lui-même est créé (avec ou en tant que monde). L’éternité et le temps se distribuent exactement autour du rapport entre Dieu et le monde. Pour Augustin on ne saurait confondre les deux modes de durée (éternité et temps). Un temps infini n’est pas encore l’éternité : un temps qui s’écoule (nunc fluens) infiniment, où le présent est la transition entre le passé et le futur, où l’acte d’être est une actualisation d’une puissance indéfinie (ou une actualité indéfinie de la puissance) ne surmonte pas sa différence avec l’immutabilité du nunc stans propre à l’éternité. C’est pourquoi on ne peut parler de Dieu qu’au présent et que Dieu se révèle dans l’Exode comme « Celui qui seulement est » (je suis (celui) qui (je) suis). En Dieu il n’y a ni « ne plus » ni « ne pas encore »[46]. Augustin reste platonicien en considérant que le temps (être en puissance) s’explique à partir de l’éternité (être en acte), plutôt que l’inverse. Le temps est un « vestige de l’éternité ».
Dès lors, la question de savoir ce qu’il y avait avant le monde, càd ce que faisait Dieu avant sa création est faussement aporétique[47]. Le temps commence avec la création. Avant la création, avant le temps, il y a l’éternité et donc il n’y a pas plus d’avant le temps que de sens à se demander ce que Dieu faisait avant la création du monde.
« Dès lors que vous êtes l’artisan de tous les temps, s’il exista un temps, avant la création par vous du ciel et de la terre, pourquoi dit-on que vous restiez oisif ? Car ce temps même, c’est vous qui l’aviez créé, et les temps n’ont pas pu s’écouler avant que vous fissiez les temps. Si, au contraire, avant le ciel et la terre, nul temps n’existait, pourquoi demande-t-on ce que vous faisiez alors ? Il n’y avait pas d’ “alors” là où il n’y avait pas de temps.
Ce n’est pas dans le temps que vous précédez le temps : autrement vous n’auriez pas précédé tous les temps. Mais vous précédez tout le passé de la hauteur de votre éternité toujours présente, et vous dominez tout l’avenir, parce qu’il est l’avenir et qu’à peine arrivé, il sera passé, alors que vous, “vous demeurez le même, et que vos années ne passeront pas”. Vos années ne vont ni ne viennent ; mais les nôtres vont et viennent, afin que toutes viennent. Vos années demeurent toutes simultanément, puisqu’elles demeurent ; elles ne s’en vont pas, elles ne sont pas chassées par celles qui arrivent, car elles ne passent pas, tandis que les nôtres ne seront toutes que lorsque toutes elles ne seront plus. “Vos années ne font qu’un seul jour” et votre jour n’est pas un événement quotidien, c’est un [perpétuel] aujourd’hui, car votre aujourd’hui ne cède pas la place au lendemain et le lendemain ne succède pas à aujourd’hui. Votre aujourd’hui, c’est l’Éternité : c’est pour cela que vous avez engendré un Fils coéternel, à qui vous avez dit : “Je t’ai engendré aujourd’hui”. Tous les temps sont votre œuvre, vous êtes avant tous les temps et il ne se peut pas qu’il y eût un temps où le temps n’était pas »[48].
Autrement dit, temps et monde sont co-originaires, mais à partir de l’éternité. Avant le temps, il n’y a pas un temps vide du monde, mais l’absence de monde, càd l’absence de temps, soit l’éternité de Dieu[49]. Gilson résume bien les choses : « En réalité, il n’y a pas d’espace réel hors de l’univers, pas plus qu’il n’y avait d’avant le ciel et la terre. Si nous nous plaçons dans l’hypothèse où la création du monde n’est pas chose accomplie, il n’y a que Dieu ; or, étant une perfection totalement réalisée, Dieu est immuable et ne comporte aucun changement ; par rapport à Dieu, il n’y a ni avant ni après, il est, dans une immobile éternité. Si l’on se place, d’autre part, au point de vue de la créature, dont le temps fait partie, notre hypothèse suppose qu’elle n’existe pas encore, de sorte que, pour elle non plus, il n’existe ni temps, ni avant, ni après. La vérité est qu’une fausse imagination fait tous les frais d’une telle discussion et que nous essayons vainement de transposer un problème de temps en termes d’éternité. Nous savons que Dieu, étant éternel, a tout créé, même le temps ; où nous échouons, c’est dans notre tentative pour élaborer une représentation distincte du rapport qui unit le temps à l’éternité, parce qu’il s’agit alors de comparer deux modes de durée hétérogènes, fondés sur deux modes d’être hétérogènes, dont l’un, celui de Dieu, nous échappe d’ailleurs à peu près complètement : soumis nous-mêmes, et jusque dans notre pensée, à la loi du devenir, nous ne saurions nous représenter le mode d’être du permanent »[50].
Donc Dieu est l’origine du monde, ou l’origine du monde tient à la création de Dieu. La création consiste à poser dans l’être le monde à partir de rien (non ex materia et non ex Dei substantia) et, avec le monde, à causer l’existence du temps. Il y a Dieu, après il y a le monde (Dieu et le monde) : il y a l’éternité, après il y a le temps (l’éternité et le temps). Creatio ex nihilo vel post nihilum.
Mais la création est-elle l’hypothèse la plus rationnelle pour rendre compte de l’origine du monde ? Car l’hypothèse de la création manque d’intelligibilité si la raison peine à concevoir l’articulation entre l’éternité et le temps. Ensuite la raison du commencement du monde se fonde dans le principe du Verbe, en lui-même inaccessible. Autrement dit, l’hypothèse de la création est rationnelle pour mieux confondre la puissance de la raison. La raison du monde pourrait ainsi passer pour le refuge de l’ignorance. Finalement la raison peut-elle vraiment démontrer la vérité de l’hypothèse créatrice ?
Les débats théologiques prouvent que l’hypothèse de la création est une hypothèse et non la seule pour tenter d’expliquer qu’il y a le monde. Si l’on suppose que le monde a toujours été, la question de son origine et donc de la raison de son origine confiée à l’hypothèse d’une création ne s’imposent pas. Par exemple, on peut concilier l’ordre et le mouvement, l’éternité et l’origine du monde en admettant que le monde est pris dans un cycle éternel de recommencements.
« Il y aura à nouveau un Socrate, un Platon… cette restauration ne se produira pas qu’une fois mais plusieurs fois ; ou plus précisément, c’est éternellement que toutes les choses seront restaurées »[51].
Dans un temps infini, toutes les forces qui composent le monde peuvent revenir dans le même ordre une infinité de fois[52]. Le monde devient sans avoir commencé de devenir (non-création) et son ordre est le résultat du retour éternel de sa composition. Cette hypothèse (alternative à celle de la création) possède une valeur éthique, peut-être la plus élevée et la plus lourde qui soit. Rien n’est, tout devient et tout devient sans but ; tout devient donc rien ne commence, mais tout recommence indéfiniment. Cette hypothèse est la mesure du « gai savoir » qui consiste à vouloir affirmativement le retour éternel du monde, contre l’hypothèse de la création du monde, qui soumet le monde à une point de fuite en dehors de lui (Dieu). Plus exactement, le retour éternel du monde est la seule hypothèse susceptible de tester l’amour inconditionnel de la vie : « Et si un jour ou une nuit, un démon te suivait une fois dans la plus solitaire de tes solitudes et te disait : “Cette vie, telle que tu la vis actuellement, telle que tu l’as vécue, il faudra que tu la revives encore une fois, et une quantité innombrable de fois ; et il n’y aura en elle rien de nouveau, au contraire ! il faut que chaque douleur et chaque joie, chaque pensée et chaque soupir, tout l’infiniment grand et l’infiniment petit de ta vie reviennent pour toi, et tout cela dans la même suite et le même ordre — et aussi cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et aussi cet instant et moi-même. L’éternel sablier de l’existence sera retourné toujours à nouveau — et toi avec lui, poussière des poussières !” — Ne te jetterais-tu pas contre terre en grinçant des dents et ne maudirais-tu pas le démon qui parlerait ainsi ? Ou bien as-tu déjà vécu un instant prodigieux où tu lui répondrais : “Tu es un dieu, et jamais je n’ai entendu chose plus divine !” Si cette pensée prenait de la force sur toi, tel que tu es, elle te transformerait peut-être, mais peut-être t’anéantirait-elle aussi ; la question “veux-tu cela encore une fois et une quantité innombrable de fois ”, cette question, en tout et pour tout, pèserait sur toutes tes actions d’un poids formidable ! Ou alors combien il te faudrait aimer la vie, que tu t’aimes toi-même pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation ! — »[53].
Cette hypothèse peut sembler irrationnelle ou arbitraire, faisant intervenir, outre l’observation du devenir du/dans le monde, la croyance d’un retour éternel du même.
Mais l’hypothèse de la création du monde n’est pas en reste. De fait, pour la théologie elle-même, la création du monde n’est pas une thèse rationnelle en soi (c’est plutôt l’hypothèse de l’éternité du monde qui a été privilégiée par la philosophie) mais gagée sur l’enseignement des Écritures (révélation). La théologie tente de rationaliser une vérité de foi. Autrement dit, sur la question du monde, la raison entre en contradiction avec la foi, et peut-être en contradiction avec elle-même (antinomies).
La question du monde a ainsi longtemps pris la forme d’une controverse sur son éternité. Comme le rappelle Cyrille Michon[54], elle a sévi à trois reprises : entre le néoplatonicien chrétien Jean Philippon et le païen Simplicius du VIe s., dans le monde musulman dans la seconde moitié milieu du XIe siècle quand al-Ghazali s’en prit aux philosophes, notamment Avicenne, qui attaquaient le Coran en affirmant l’éternité du monde, en rédigeant sa Destruction ou Incohérence des philosophes (à quoi Averroès un siècle plus tard répondit par sa Destruction de la destruction ou Incohérence de l’incohérence), et enfin dans l’Université chrétienne et latine, après que les deux maîtres de théologie Bonaventure et Thomas d’Aquin ont opté pour des positions contraires (il est possible de démontrer philosophiquement que le monde a commencé/ il est impossible de le démontrer philosophiquement, le commencement du monde ne peut être connu que par la foi). La controverse conduisit aux condamnations de 1277 par l’évêque de Paris de l’enseignement des thèses issues d’Aristote.
Thomas d’Aquin, pour prendre le plus célèbre, est l’auteur d’un traité de circonstance Sur l’éternité du monde(1270). Mais il a consacré aussi à ce problème la question 46 de sa Somme théologique (précédée de la question sur « la manière dont les choses émanent du Premier Principe »). Ici la raison désigne à la fois une capacité démonstrative que des thèses et un système philosophique (Aristote). La démonstration est en effet probante à l’intérieur des concepts aristotéliciens, de la cosmologie antique (sur la nature du mouvement, sur le rapport matière-forme, sur la causalité…). Voici trois arguments en faveur de l’éternité du monde.
(1) Preuve par l’incorruptibilité (preuve par la cosmologie aristotélicienne) : ce qui est incorruptible a la vertu d’exister toujours (il ne peut exister en un temps pour cesser d’exister dans un autre). Or il y a quantité de choses dans le monde qui sont incorruptibles (comme les corps célestes et les substances intellectuelles), donc le monde n’a pas commencé d’être.
(2) Preuve par la sempiternalité du mouvement (preuve par la physique aristotélicienne) : il y a un mouvement avant tout mouvement (qui commence), et donc un mobile (dans quoi le mouvement existe). Si le mouvement a toujours existé, le monde aussi.
(3) Preuve par la causalité de Dieu : la cause suffisante étant posée, l’effet l’est nécessairement : si Dieu est cause éternelle du monde, alors le monde est éternel.
Mais en un sens contraire (sed contra), les Écritures enseignent la création. Il y a donc un conflit entre l’autorité de la raison (la philosophie) et l’autorité de la foi. Comment résoudre la contradiction ?
Il est nécessaire de ne pas pouvoir démontrer rationnellement un article de foi. Or la création du monde est un article de foi : « Je crois en un seul Dieu, créateur du ciel et de la terre… ». Donc « la foi seule établit que le monde n’a pas toujours existé et l’on ne peut en fournir de preuve par manière de démonstration, comme nous l’avons déjà dit pour le mystère de la Trinité »[55].
On peut ajouter que la foi chrétienne suscite ce débat aussi parce que « l’espérance chrétienne est attente de la fin du monde »[56]. Pas de fin sans origine, pas d’eschatologie sans création.
Pourtant la raison est-elle totalement démunie devant le dogme ? La raison doit-elle renoncer à elle-même pour abdiquer devant la foi ? La solution passe par la différence entre démontrer et raisonner. La raison ne peut établir par voie démonstrative que le monde est créé, mais elle peut établir que cela n’est pas impossible. La thèse de la création n’est pas intrinsèquement nécessaire (ce qui la rendrait démontrable dans les formes) mais non impossible. L’article 2 intitulé : « Est-ce un article de foi que le monde ait commencé ? » complète la réflexion qui précède dans l’article 1. Ainsi « il semble que ce ne soit pas un article de foi, mais la conclusion d’une démonstration ». Suivent plusieurs raisons, notamment celles-ci :
1/ si le monde a été fait par Dieu c’est soit à partir de rien soit à partir de la matière. Mais dans ce cas, la matière du monde précéderait le monde. Or selon Aristote le ciel n’a pas été engendré. Donc c’est à partir de rien que le monde a été fait.
2/ si le monde avait toujours existé, il serait égal à Dieu au moins sur le mode de la durée, ce qui est impossible donc le monde a commencé d’exister.
3/ Et surtout, « si le monde a toujours existé, un nombre infini de jours a précédé celui-ci. Mais on ne peut parcourir l’infini. Donc on ne serait jamais parvenu au jour présent, ce qui est évidemment faux ». Autrement dit, si le temps n’a jamais commencé, on n’a pas pu parvenir à aujourd’hui.
Mais là où Kant rejettera les deux thèses parce qu’elles sont également impossibles, Thomas d’Aquin admet la thèse de la création comme possible et connue par révélation : le commencement du monde est croyable parce que non impossible et objet de foi parce que révélé. D’un côté la raison ne peut démontrer la création du monde faute de connaître la raison de la volonté divine de créer le monde : Dieu était libre de faire un monde fini ou infini dans le temps et dans l’espace, et aucun raisonnement ne peut déduire le monde de la volonté de Dieu. « En effet, la raison ne peut connaître de la volonté de Dieu que ce qu’il est absolument nécessaire que Dieu veuille ; mais ce n’est pas le cas de ce qu’il veut au sujet des créatures ». La raison peut démontrer l’éternité du monde ou la non-impossibilité d’un monde fini temporel. Et c’est la foi qui tranche en faveur de la création. La thèse créationniste sur l’origine du monde est au-delà de la raison et relève de la foi (ou de la connaissance surnaturelle). Mais d’un autre côté, la raison peut soutenir la foi en montrant qu’elle n’est pas absurde puisqu’au moins la thèse de la création est rationnellement possible. Mais si la thèse de l’éternité est également possible, il faut adopter le point de vue d’un agnosticisme de la raison philosophique. Le conflit de la raison entre création et éternité du monde n’est résolu que par la foi : si la foi tire crédit de la raison, la contradiction de la raison (création/éternité) trouve sa solution dans la foi. Dans le traité Sur l’éternité du monde Thomas d’Aquin écrit dans le même sens : « Tout ce qui est en dehors de Dieu a commencé à être, mais … on ne peut pourtant pas démontrer que le monde a commencé et … cela est tenu et cru par révélation divine. (…) Je donne mon assentiment à cette position, car je ne crois pas qu’un argument démonstratif puisse être formé par nous pour cette thèse ; pas plus que pour la Trinité, bien qu’il ne soit pas possible que la Trinité ne soit pas. (…) Je dis donc qu’il n’y a pas de démonstration en faveur des deux parties de la question, mais seulement des arguments probables ou sophistiques en faveur de chacune ».
La question du monde est une question de dialectique et par dialectique il ne faut pas entendre la science en acte (Platon-Hegel), mais le discours du probable (Aristote) ou même de l’illusion (Kant). Le concept de monde est en fait une idée métaphysique, càd un concept nécessaire de la raison sur lequel celle-ci produit inévitablement des raisonnements contradictoires. Du moins sans le secours de la foi. Mais confier l’origine du monde à la révélation, c’est faire reposer la cosmologie sur la foi (en réalité sur la foi dans la révélation qui enseigne une création ex nihilo).
Certes on peut se satisfaire d’un partage des compétences : la science fait connaître le monde (de quoi et comment le monde est fait), la religion fait connaître son origine ou du moins qu’il a une origine (d’où vient le monde). Il s’agit à la fois de maintenir la contingence du monde et de satisfaire l’esprit. Le monde n’est pas Dieu (panthéisme). Le monde n’est pas nécessaire en soi. Donc, l’homme est dans le monde sans être du monde. Son salut se déploie au plan surnaturel, au-delà du monde (matériel). La thèse de la création valide la transcendance de Dieu à l’égard du monde. Et en même temps, l’hypothèse de la création permet de comprend pourquoi le monde existe. Le monde est contingent (il n’était pas nécessaire) et il a commencé d’exister par la création de Dieu qui lui n’a jamais commencer d’exister : « Avant que les montagnes soient nées, et que tu aies donné le jour à la terre et au monde, depuis toujours et pour toujours tu es Dieu » (Psaumes, 90, 2). Si le monde est créé par Dieu, mon existence au monde n’est pas dénuée de sens. Du moins si Dieu est la cause du monde, il y a une Providence et un sens. L’homme évite la désolation où risque de le plonger l’athéisme, ou la vérité nue : « L’homme est le produit de causes qui n’avaient aucune vision de l’objectif qu’elles étaient en train d’atteindre ; le fait que l’origine, la croissance, l’espoir et les peurs de l’homme soient l’aboutissement accidentel de la collision entre atomes ; qu’aucun feu, aucun héroïsme, aucune intensité de pensée ou de sentiment ne puisse préserver la vie d’un homme au-delà de la tombe ; que les travaux de tous les âges, toute la piété, toute l’inspiration, tous les éclairs du génie humain, soient destinés à s’éteindre dans la mort du système solaire, et que le temple de tous les projets humains soit inévitablement enseveli dans les débris d’un univers en ruine — toutes ces choses, sont si certaines d’arriver qu’aucune philosophie qui les rejette ne peut espérer tenir debout. Ce n’est que dans l’échafaudage de ces vérités, seulement sur le fondement ferme de la désespérance stérile, que le salut de l’âme peut dorénavant être construit »[57].
On retrouve revisitée la grande alternative de Marc-Aurèle[58] : ou bien la Providence (ici par la création divine) ou bien le hasard. Le fait qu’il y a le monde n’est pas dénué de sens.
Dieu au-delà de la création
Mais Dieu n’explique pas pourquoi il y a le monde, puisque la raison en Dieu de la création du monde échappe à la raison humaine. Il y a le monde parce qu’il y a Dieu ou s’il y a Dieu, et si Dieu est cru comme créateur (théisme) et que la création est interprétée comme ex nihilo. La création est une thèse religieuse — d’abord religieuse avant d’être une thèse artistique ou esthétique.
La religion peut espérer trouver une confirmation dans le modèle standard de la cosmologie contemporaine. La cosmologie validerait l’hypothèse d’un commencement absolu du monde, que la religion a depuis longtemps exprimé par la thèse de la creatio ex nihilo. Et la religion garderait même un certain ascendant sur la science puisque là où la science traite de ce qu’il y a avec le monde, la religion traite de ce qu’il y a avant le monde (Dieu).
Mais la théorie dite du « Big bang »[59], selon laquelle l’univers observable est âgé de 13,7 milliards d’années, issu d’un état primitif sans espace et d’une densité infinie, n’apporte pas la preuve de l’hypothèse ni d’une création ex nihilo ni d’une création divine. La physique ne peut remonter en-deçà de la singularité, et même pas en deçà de quelques instants après l’explosion initiale (mur de Planck). Aussi, le savant G. Lemaître[60]avait-il mis en garde le pape de l’époque (Pie XII) : la théorie du big bang ne confirme ni n’invalide l’enseignement de la Révélation selon lequel le cosmos est la création de Dieu. La théorie du « big bang » relève de la physique, là où l’hypothèse d’un monde créé par Dieu est constitutivement métaphysique. La science ne peut parler du monde qu’à l’intérieur du monde (à partir du rayonnement et de l’expansion de l’univers) sans pouvoir remonter au-delà des limites temporelles et spatiales de sa naissance, càd reconstituer la singularité de l’origine. Ainsi ni Dieu ni la création ne sont des concepts scientifiques. Dieu est un concept métaphysique — que le monde ait eu un commencement ne prouve pas que Dieu en soit l’origine : le saut vers la cause première est méta-scientifique — et la création une hypothèse mythico-religieuse : or le mythe est une cosmogonie et non une cosmologie rationnelle.