La providence ou le destin sans nécessité
Laurent Cournarie
(2024)
Si le thème du destin se maintient, en relation avec l’idée de Providence, c’est aussi parce qu’il est la condition d’une théorie de la pratique divinatoire. Comment lire l’avenir si les événements ne sont pas nécessaires ? Et comment peuvent-il être plus nécessaires que voulus par la Providence ? Mais alors se pose plus radicalement encore le problème de la liberté humaine. La notion de providence affranchit le destin de la nécessité (mécanisme aveugle) pour rendre, semble-t-il, plus impossible encore la liberté.
Le stoïcisme a proposé des « acrobaties logiques pour réfuter le kurieuôn » dit P.-M. Schuhl[1]. Il conteste la nécessité qui consiste à expliquer un événement par son attribution à son essence, en substituant au jugement prédicatif le rapport de succession entre les événements. Autrement dit, ce qui faisait la nécessité mégarique c’est l’isolement de l’essence qui imposait que seul est possible ce qui se réalise : l’attribut étant contenu dans l’essence, sans rapport externe avec d’autres faits, il ne peut manquer de survenir. Le stoïcisme, au contraire, pose que l’explication d’un événements implique de le rattacher aux événements antécédents et, de proche en proche, à la totalité de l’univers. Le stoïcisme porte l’accent sur un causalisme dans la nécessité. Mais croyant échapper au mégarisme, on risque de se trouver prisonnier d’un nécessitarisme encore plus pesant, si toutes les causes sont liées entre elles, formant par leur enchaînement nécessaire, un destin. C’est l’objection de l’Académicien Carnéade qui soumet le stoïcisme à choisir entre l’enchaînement naturel ou la responsabilité, reconduisant finalement l’argument aristotélicien par la délibération par un raisonnement en modus tollens : « Si toutes les choses arrivent par des causes antécédentes toutes arrivent unies et entrelacées dans un enchaînement naturel ; si c’est exact, la nécessité fait tout, et si cela est vrai, rien n’est en notre pouvoir ; or il y a des choses en notre pouvoir ; mais si tout arrive par le destin, tout arrive par des causes antécédentes ; donc tout ce qui arrive n’arrive pas par le destin »[2].
Pour prendre la mesure de la difficulté, il faut partir du commandement fondamental de l’éthique stoïcienne : « vivre en suivant la nature », ou vivre « conformément à la nature ». Le précepte suppose qu’il faut d’abord connaître la nature pour agir bien. Mais ici la nature est elle-même une action, et non un modèle intelligible — et même le seul agent véritable ou l’unique cause de tout phénomène. La nature est active, agissante. Dès lors vivre conformément à la nature revient à vivre en suivant l’action de la nature. Or la nature n’attend pas notre action pour agir et donc notre action ne semble pas pouvoir changer l’action de la nature. L’action providentielle de la nature précède notre adhésion. Il s’agit donc de réduire l’écart entre notre volonté et la volonté providentielle de la nature qui, quelle que soit notre attitude, ne cesse pas d’agir. Cette distance inapparente c’est la différence entre suivre de son gré la nature ou être entraîné par son action : vouloir la volonté divine ou être voulu par la volonté divine. « Vivre en conformité avec la nature » est le principe de tous les devoirs éthiques s’il signifie vouloir la nécessité qui s’accomplit sans ma volonté.
L’idée ne laisse pas d’être paradoxale — à proportion de la fascination qu’elle a toujours exercé à travers les siècles. Être libre, ce n’est pas tenter de se dégager de la nécessité externe en se constituant principe autonome de son action, nier la nécessité en imposant la volonté subjective à l’ordre de la nature (changer l’ordre du monde) mais au contraire en accordant ses désirs, à chaque instant présent, à la nature, régie par une nécessité unique et universelle. Être libre c’est vouloir la nécessité qui se fait sans moi et indépendamment de moi. « Apprends à vouloir chaque chose telle qu’elle se produit »[3].
La meilleure expression de cette liberté paradoxale par la nécessité qui est son contraire, est encore la célèbre prière de Cléanthe, dont l’écho parcourt toute l’histoire du Portique :
« Conduisez-moi, ô Zeus, et toi, Destin,
à la place que vous m’avez un jour assignée.
Avec quel empressement je suivais. Mais, si je ne veux pas,
Devenu méchant je ne suivrai pas moins »[4].
Comment éviter de tomber dans l’argument paresseux ? Quel peut être le sens « éthique » de l’action dans ces conditions ?
L’éthique ici est liée à une certaine conception du temps. Cicéron écrit ainsi dans son Traité sur la divination : « l’événement futur ne surgit pas brusquement ; l’écoulement du temps, d’un moment à l’autre, ressemble au déroulement d’un câble qui ne produit rien de nouveau, mais qui déploie à chaque fois ce qui était auparavant. C’est là ce que voient aussi bien ceux qui ont reçu le don de la divination naturelle que ceux qui connaissent le cours des choses par l’observation ; s’ils n’aperçoivent pas les causes elles-mêmes, ils en aperçoivent au moins le signes et les indices » (I, 56).
Le texte introduit le thème de la divination à propos du temps dont est refusé le caractère créateur. Il est plutôt assigné à la nécessité elle-même. Du point de vue de Dieu, càd de la connaissance présente du monde, toutes les choses existent simultanément. Davantage, chaque chose existe comme liée et enchaînée à toutes les choses. Le monde est le système des causes ou de l’enchaînement des choses. Pour nous, la perception du monde s’opère dans la succession temporelle. Ce qui est un et contemporain est donné comme multiple et successif, et toujours plus ou moins isolé ou séparé. Nous percevons les événements comme une suite et donc toujours avec une disjonction induite qui fait croire à la contingence des choses et, par suite, à une liberté créatrice. La cohérence de l’ensemble nous échappe. L’éparpillement successif des événements les rend indéterminés – alors qu’ils sont tenus ensemble par la même cause agissante et nécessaire. C’est ici qu’intervient la divination comme méthode d’interprétation de l’action de la nature. En effet, pour s’accorder à l’action de la nature il faut d’abord connaître cette action. Pour vouloir le monde dans son enchaînement, il faut s’élever à la compréhension de cet enchaînement. Telle est la fonction de l’interprétation. L’homme est né « pour contempler Dieu et ses œuvres, et non seulement pour les contempler, mais encore pour les interpréter » dit Epictète (Entretiens, I, 6, 19). Et interpréter consiste précisément à mettre en rapport les événements, càd à produire dans l’intelligence l’enchaînement causal et ainsi s’opposer à la croyance dans la contingence que la succession temporelle par elle-même suggère. Interpréter veut dire aussi bien expliquer par la cause que justifier par la fin. Et la divination est un mode d’interprétation qui, contrairement à ce qu’en dit l’opinion, ne porte pas prioritairement sur l’avenir, mais d’abord sur le présent. Un événement survient. Si l’on veut être libre à son égard, càd l’accueillir comme ce qui est nécessaire, il faut le comprendre. C’est un signe qui a besoin d’explication. L’événement-signe s’explique par le passé ou par l’avenir, càd en le rattachant à un événement passé ou futur : si x, alors y cause de x ; si x alors x cause de z. L’interprétation divinatoire rétablit ainsi la coexistence entre le signe et le signifié que le temps disjoint. Elle imite, autant que c’est possible pour l’homme, la science de Dieu lui-même qui « embrasse l’enchaînement successif des causes dans le présent d’une cause unique » (Goldschmidt, Le système stoïcien et l’idée de temps, p. 81). Ici l’interprétation n’est pas l’illusion d’une connaissance qui procède sur les signes au lieu d’exhiber la causalité de la nature (Spinoza), mais elle rétablit l’enchaînement causal et fait apparaître la contemporanéité des événements – ou la connaissance du nécessaire comme le point de vue de la co-présence des termes. L’interprétation tente ainsi de rattacher l’événement singulier – elle est une science de l’individuel – à la série universelle des causes et d’ouvrir à la totalité du monde le présent mutilé. Il s’agit de retrouver sous l’événement particulier la cause universelle du monde, le logos ou Dieu, qui est lui-même comme un individu. Elle s’attache à montrer qu’il n’y a pas de hasard ou d’indétermination. Il suffirait qu’un événement se produise sans cause, pour que le monde perde son unité : « l’univers ne serait plus administré selon un seul ordre et un plan unique, si quelque mouvement sans cause s’y introduisait » (Alexanre d’Aphrodise, Du destin, 22,191).
L’avenir est donc contenu dans le présent, comme le présent s’explique par le passé. Si l’avenir était indéterminé, la divination n’aurait pas de sens. Mais on peut retourner l’argument : si l’avenir est nécessaire, tout est joué d’avance, et il devient alors inutile de connaître le futur des événements. A quoi bon savoir avant l’heure ce qui ne manquera pas d’arriver ?
Le philosophe stoïcien répond à l’objection de la manière suivante : « il est faux que la connaissance des événements futurs ne nous importe en rien, car nous serons davantage sur nos gardes, si nous l’avons » (De la divination, I, 38, 83). Un danger menace. On reste vigilant. Mais cette vigilance surmonte-t-elle le destin ? Certainement pas : elle était prévue comme l’issue de la situation, comprise sous la même loi du destin. Sans doute, l’action est devenue la nôtre, mais elle reste avant tout l’action de la nature qui échappe à notre action, de sorte que l’action qui dépend de nous et l’issue de l’action qui n’en dépend pas sont pareillement la manifestation du logos universel, qu’on appelle indifféremment providence (volonté de Dieu) ou destin (enchaînement inéluctable des causes). Dans ces conditions, pourquoi consulter le devin, pourquoi accorder du sérieux à l’art de la divination ? Sénèque s’en explique : « le service qu’il te rend, c’est d’être l’agent du destin » (Questions naturelles, II, 38, 3-4).Grâce à la divination, le sujet cesse d’être traversé par la causalité universelle, comme un agent inconscient, pour coopérer consciemment et délibérément à l’accomplissement de la volonté divine. Être acteur, c’est toujours servir et suivre, mais servir et suive activement pour ainsi dire. Vouloir ce qui arrive, non ce que je veux ; comme cela arrive, non comme je voudrais que cela arrivât, parce que qui arrive est meilleur que ce que pourrais vouloir. Il s’agit d’être serviteur (diakonos) et suiveur (akolouthos), càd aussi bien celui qui s’accorde et ce qui suit logiquement dans un enchaînement nécessaire. Il n’est pas indifférent ici que le même terme, celui d’akolouthia, serve pour exprimer la conduite conséquente du sage (le sage est celui qui agit comme il raisonne), la conformité avec la nature en la suivant, l’enchaînement des causes qui définit le destin et le lien qui unit l’antécédent au conséquent dans une proposition vraie. Là où le temps fait se succéder les faits, il s’agit de suivre le cours des événements en s’y accordant pour en épouser la nécessité. Vivre conformément à la nature c’est se faire la conséquence volontaire de la volonté de Dieu, se penser comme le conséquent qui se déduit de sa prémisse.
Donc une chose est de suivre en étant entraîné par la nécessité, une autre est de coopérer à la nécessité. Il faut ici récuser l’argument qui veut que le nécessitarisme rende indifférente toute distinction éthique entre la vertu et le vice, entre le bien et le mal. Si tout est nécessaire, il faut répéter : est ce qui doit être, doit être ce qui est, de telle sorte que l’écart entre l’être et le devoir être n’a rien de normatif mais reste descriptif. On retombe dans la pensée mégarique : le possible, le réel et le nécessaire s’identifient : ce qui doit être s’accomplit nécessairement, et c’est le seul possible concevable. Dans ces conditions, aucune action ne peut être déclarée bonne ou mauvaise sans injustice puisqu’elle est l’effet nécessaire du destin ou de la providence. C’est la même critique que doit relever Spinoza, parce qu’il partage l’inspiration nécessitariste du stoïcisme. Et la réponse obéit à la même logique. Il n’est pas vrai que la nécessité annule la différence entre la vie du sage et la vie de l’insensé. Certes ils obéissent à Dieu également, mais pas de la même façon : l’une est active et accomplissant plus parfaitement la volonté de Dieu, exprime une plus grande perfection de soi en Dieu ; l’autre est passive et, accomplissant plus imparfaitement la volonté de Dieu, implique une plus grande imperfection de soi. Il écrit ainsi en réponse à Blyenberg : « Quant à la deuxième difficulté, il est vrai sans doute que les méchants expriment à leur manière la volonté de Dieu, ils ne sont cependant pas pour cela à comparer avec les bons : plus une chose a de perfection, en effet, plus elle participe de la divinité et plus elle exprime la perfection de Dieu. Puis donc que les bons ont incomparablement plus de perfection que les méchants, leur vertu ne peut se comparer à celle des méchants, car les méchants n’ont pas l’amour de Dieu qui découle de la connaissance de Dieu et par lequel, seul, suivant notre entendement humain, nous sommes dits serviteurs de Dieu. Bien plus, comme ils ne connaissent pas Dieu, ils ne sont qu’un instrument dans la main du divin ouvrier, et un instrument qui sert à son insu et se détruit en servant, tandis que les bons servent en le sachant et se rendent plus parfaits en servant » (Spinoza, Lettre à Blyenberg XIX).
En l’espèce, il s’agit d’être serviteur conscient et même zêlé, pour ne pas être esclave de la nécessité. Le consentement au destin n’est pas une résignation passive devant l’inéluctable, mais le libre assentiment par lequel l’homme s’unit à la perfection du tout : « je ne subis pas de contrainte, je ne souffre rien malgré moi ; je ne suis pas esclave de Dieu, mais je donne mon assentiment (nec servio Deo, sed adsentior) » (De la providence, 5, 6). Ce consentement est un effort incessant pour éliminer en soi toute hostilité envers le cours du monde : « il faut harmoniser notre volonté avec les événements, de façon que rien de ce qui arrive n’arrive contre notre gré, et que rien de ce qui n’arrive pas ne manque d’arriver quand nous voulons que cela arrive » (Épictète, Entretiens, II, 14, 7). Par-là, il s’agit bien de se rendre le monde présent, ou présent au présent de la totalité. L’expression « suivre Dieu »ne doit pas recevoir le sens temporel d’une acceptation, d’une souscription a posteriori, mais plutôt, à partir du sens causal et logique du verbe akolouthein, mais d’une anticipation de sa volonté par la volonté de Dieu. Au moment où l’événement survient, il faut le saluer comme son œuvre, càd vouloir l’événement comme l’identité de sa volonté et de la volonté de Dieu. C’est faute de connaissance, non seulement que la volonté résiste à la nécessité mais aussi ne l’anticipe pas : « les hommes de bien peinent, se sacrifient, sont sacrifiés, et d’ailleurs ils le veulent bien. Ils ne sont pas traînés par la fortune, ils la suivent et avancent d’un pas égal ; s’ils avaient connu la route, ils l’auraient précédée » (Sénèque, De la providence, 5, 4).
Donc la doctrine stoïcienne du destin et/ou de la providence, càd de la nécessité où le destin est la même chose que la providence, ne conduit à aucun désengagement vis-à-vis de l’action, ou de l’action à son sérieux. Quoiqu’on fasse, il est inévitable qu’arrive ce qui doit arriver. Tenter d’échapper au danger n’est pas échapper au destin. Mais l’issue malheureuse ne rend pas vaine rétrospectivement ma vigilance. Dans l’échec, il s’agit d’accueillir avec la même gratitude l’événement, sans révolte, que s’il servait notre intérêt. Donc même s’il n’y a pas de contingence objective dans le monde, si ma volonté n’a pas le pouvoir d’inaugurer une série imprévisible d’événements, si toutes nos actions sont aussi nécessaires que les événements extérieurs, cela n’enlève rien au sérieux de l’agir qui consiste, non pas à transformer le monde, mais à se transformer soi-même en devenant l’agent du destin.
La nécessité du destin-providence (par opposition à la nécessité sans destin ni providence du mécanisme) ne conduit à aucun fatalisme, càd à la justification de l’argument paresseux (voir Cicéron, Du destin, 28). Celui-ci énonce : la guérison et la mort sont déjà décidés par avance (la part de destin réservée à chacun) ; que l’on appelle ou non le médecin, l’issue sera inchangée : on guérira s’il est prévu qu’on guérisse, on mourra si l’on doit mourir, il est donc inutile de prévenir le médecin.
D’abord le raisonnement paresseux commet une erreur logique qui témoigne d’une ignorance sur la nature du destin. Il affirme la nécessité du conséquent (l’issue de la maladie, guérison ou mort) mais feint de laisser l’antécédent indéterminé ou contingent (que l’on appelle ou non le médecin). Donc il dissocie arbitrairement un passé libre et un avenir nécessaire. Mais s’il y a destin, la nécessité est co-extensive à l’intégralité du temps. On l’a dit, s’il y avait seulement un événement sans cause ou hasardeux, c’est l’ensemble du monde qui perdrait son unité et sa cohérence : la nécessité du destin providentiel est la condition de la rationalité de droit de la nature.
Ensuite, il y a une faute « pratique » qui conduit à l’inactivité au lieu d’un acquiescement actif. En effet, le sage, qui connaît le destin appliqué à la totalité de l’être et du temps, sait que sa rencontre avec le destin n’aura pas lieu plus tard, dans l’avenir, quand doit survenir l’issue de la maladie, mais maintenant et à chaque instant, càd dans le présent de la décision et de l’action. L’abandon à l’inactivité vient de ce faux rapprochement entre la contingence supposée de l’antécédent avec la nécessité admise du conséquent : j’ai le choix entre deux conduites, mais finalement rien n’arrive par la causalité de ma liberté ; donc il vaut mieux renoncer à agir. A contraire, en étendant la nécessité à l’antécédent et au conséquent, la valeur de l’action, son importance apparaissent aussitôt. C’est bien par l’action que la volonté subjective et la volonté objective se rencontre, ce qui a lieu à toute occasion. Il n’y a pas un temps privilégié de la liberté, parce qu’il n’y a pas d’exception à la nécessité. C’est toujours le moment opportun pour agir, càd pour consentir à la nécessité. Ainsi celui qui se rend à l’argument paresseux, paradoxalement vit l’action dans le futur où elle n’est pas, et fuit le présent où elle est. Au contraire, le sage abandonne l’avenir comme ce qui ne dépend pas de soi, pour accompagner ou suivre le destin dans son auto-manifestation au présent par son action consciente et délibérée.
Chrysippe s’est employé à réfuter l’argument pour le stoïcisme, en invoquant la « confatalité ». « Chrysippe blâme ce raisonnement. « Il y a en réalité, dit-il, des assertions isolées et des assertions liées ensemble ». Voici une assertion isolée : « Socrate mourra un jour » ; qu’il ait fait telle chose ou qu’il ne l’ait pas faite, le jour de sa mort est déterminé. Mais si le destin porte qu’Œdipe naîtra de Laios, on ne pourra pas dire : « soit que Laios ait eu des rapports avec une femme, soit qu’il n’en ait pas eu » ; car l’événement est lié et confatal ; ainsi le nomme-t-il ; car le destin porte et que Laios aura des rapports avec sa femme et qu’il procrééra Œdipe. Tous les sophismes de telle espèce sont réfutés de la même manière. « Que tu aies appelé un médecin ou non, tu guériras », c’est là un sophisme, car il est autant dans ton destin d’appeler un médecin que de guérir ; ce sont là des choses que Chrysippe, je l’ai dit, appelle confatales » (Cicéron, Du destin, 31).
Il faut distinguer au fond deux situations : la liberté de l’action et la liberté de l’assentiment lui-même à la nécessité. Pour justifier la possibilité de la liberté au niveau de l’action, et ainsi réfuter l’argument paresseux, il suffit d’en appeler à la « confatalité ». Quoi qu’il fasse, le jour de la mort de Socrate est fixé dans la suite du monde :« qu’il est fait telle chose ou qu’il ne l’ait pas faite, le jour de sa mort est déterminé ». En revanche, il y a certains événements qui ne surviennent que par notre collaboration : si Œdipe doit naître de Laios, il faut que Laios s’unisse avec Jocaste. L’événement est ici lié. La naissance d’Œdipe n’est pas un événement isolé ou en soi mais suppose l’union de Laios et de Jocaste. L’homme est la cause associée au destin. Et la sagesse consiste précisément à devenir toujours davantage la cause consciente et délibérée du destin, y trouvant le fondement de leur volonté comme les dieux astres qui ne dévient pas de leur course parce qu’ils se tiennent invariablement à leur volonté parfaite (voir Sénèque, Les Bienfaits, 6, 22, 1).
Mais cette distinction ne suffit pas à justifier la liberté de l’assentiment à la nécessité, et donc à sauver la responsabilité individuelle. Ou plutôt elle doit s’appuyer sur une autre distinction, également avancée par Chrysippe. La volonté est toujours déterminée par les circonstances – et il serait déraisonnable de le nier. Mais il faut compter aussi sur une détermination intérieure, sur des facteurs intrinsèques de détermination. Chrysippe dissipe ainsi la nécessité du destin en prétendant que si tout arrive en vertu de causes antécédentes, il ne s’agit pas toujours de causes auxiliaires et prochaines (facteurs externes), mais qu’il existe aussi des causes principales et parfaites (facteurs internes). Cette distinction recoupe celle qu’on trouve chez Platon ou Aristote entre le « par quoi » et le « au moyen de quoi », càd la cause réelle et l’instrument de la cause, le contexte où la cause s’exerce et l’agent. Si tout arrivait par causes auxiliaires et prochaines, le destin ôterait toute liberté dans l’action de l’homme. Le principe de causalité : tout a une cause, mais toute cause antécédente n’a pas la rigueur d’une cause parfaite et complète qui contient tout l’effet en elle. La distinction permet « d’échapper au destin, tout en retenant le destin » comme dit Cicéron (Du destin, 41). Chrysippe illustrait la distinction par l’exemple du cylindre et du cône. Ils « ne peuvent commencer à se mouvoir s’ils ne sont poussés ; mais, l’impulsion donnée, c’est, pour le reste, par sa propre nature que le cylindre roule et que le cône tourne » (Cicéron, Du destin, 42). Le même choc n’engendre pas le même effet (le même mouvement). Donc tout ne s’explique pas par la cause auxiliaire (qui intensifie l’effet) ou prochaine (nexus causal). L’impulsion fixe le terme initial non le terme final de la trajectoire. De façon analogue, une représentation imprime sa forme dans l’âme, mais l’assentiment à la représentation reste en notre pouvoir, comme le corps réagit par sa nature propre au mouvement extérieur. Non seulement il faut dire qu’il y a une cause interne qui est simultanée à la cause externe – c’est pourquoi elle est dite synectique – mais qu’elle seule finalement est efficace (d’où sa qualification de parfaite et principale) puisqu’elle détermine là la trajectoire du mouvement, ici l’assentiment, tandis que la cause antérieure (procatarctique) est première dans le temps mais non dans l’efficience (elle introduit la situation mais n’agit pas). La preuve qu’il en va des individus comme des corps, c’est qu’ils ne réagissent pas de la même manière aux événements : ils sont donc la cause principale de leur devenir. Les sensations ne déterminent pas leur action, mais seulement le jugement sur les sensations, càd l’assentiment qu’ils leur portent. La représentation imprime son mouvement dans l’âme mais ne supprime pas l’assentiment qui reste au pouvoir de l’âme. La causalité suppose la spontanéité. Le destin se personnalisant dans la nature de chacun ne peut supprimer la responsabilité personnelle.
Au plan spéculatif, la réponse de Chrysippe consiste donc à opposer à une logique d’exclusion causale (la causalité libre sans effet contre la causalité naturelle toute puissante), une logique de l’inclusion causale (l’intégration de l’agir dans la chaîne du destin). Le destin coordonne deux types de causes : les causes auxiliaires et prochaines (dites procatarctiques) et les causes parfaites et principales (dites synectiques). Autrement dit, on peut soutenir en même temps, sans contradiction, le principe du destin selon lequel rien n’arrive sans cause et le principe de la liberté : on peut et même on doit admettre le destin dans le monde qui constitue le fondement de son ordre, en évitant le nécessitarisme aveugle. Donc rien n’est sans cause (destin), mais tout ce qui arrive n’est pas causé par le destin (cf. Balaudé, art.cit.). Si le destin n’existe pas, càd si la providence n’existe pas, c’est le hasard des atomes (c’est la solution épicurienne) ; puisque l’ordre existe, le destin doit être admis par la raison philosophique. Mais l’exclusion du hasard n’implique pas le nécessitarisme. Comme dit Marc-Aurèle : « Si Dieu gouverne tout a bien ; si c’est le hasard, ne va pas toi aussi au hasard » (Pensées pour soi-même, IX, 28,3). Autrement dit, même si le stoïcisme est faux (par sa physique), il reste vrai (par sa morale). P. Hadot fait le commentaire suivant : « Même si la physique épicurienne était vraie, il n’en faudrait pas moins refuser l’idée épicurienne que la seule valeur est le plaisir et vivre en stoïcien, càd reconnaître la valeur absolue de la raison et, en conséquence, le caractère indifférent des événements indépendants de notre volonté. IL faudrait donc quand même pratiquer la discipline du désir, càd ne pas faire de différence entre les choses indifférentes, qui ne dépendent pas de nous. Nous revenons toujours au même thème central : la valeur incommensurable du bien moral choisir par la raison, et de la vraie liberté, valeur par rapport à laquelle rien n’a de valeur. Mais cette affirmation de la valeur en somme infinie de la raison morale autonome n’empêche pas le stoïcien, précisément parce qu’il reconnaît cette valeur de la raison, de conclure … qu’il serait invraisemblable que, si nous possédons la raison, le Tout dont nous ne sommes qu’une partie ne la possède pas. Ou la providence, alors il faut vivre en stoïcien, ou les atomes, alors il faut quand même vivre en stoïcien. Mais finalement le fait de vivre en stoïcien prouve qu’il n’y a pas d’atomes, mais la Nature universelle. Donc il faut toujours vivre en stoïcien » (Introduction aux « Pensées » de Marc-Aurèle [La citadelle intérieure], p. 247-248).
La vérité de la conclusion : qu’il est rationnel de choisir la raison autonome, de vouloir la raison même si le monde est sans raison, prouve que la prémisse atomiste est fausse : la raison subjective n’est possible qu’au sein d’une raison objective. La raison qui pose la nécessité de l’ordre est fondé dans cet ordre même : il est irrationnel que le hasard puisse engendre quelque chose comme une raison.
On jugera sans doute les distinctions subtiles. Et le détour de ces distinctions suffirait à douter que la liberté subsiste face au destin universel : le destin surtout s’il est identique à la providence impose une nécessité sans faille.
D’ailleurs, on peut faire au moins deux objections à la distinction opérée par Chrysippe entre causes prochaines et causes principales. En effet, on peut remarquer que la comparaison entre les solides et les décisions de l’homme, n’est justifiée que dans le cadre d’une physique pré-moderne qui ignore le principe d’inertie. C’est seulement par cette ignorance, que Chrysippe peut dissocier l’impulsion et la trajectoire, càd rapporter la première à une cause externe et la seconde à une cause interne, càd à la forme géométrique du solide qui fait que le cylindre roule et le cône tourne. Dans la physique moderne, le choc ne cesse pas de déterminer le mouvement après l’avoir imprimé sur l’objet : la force se conserve en lui et entre dans la composition du mouvement. Ensuite, sans céder au moindre anachronisme, on se demandera si, dans un monde où toutes les choses dépendent du principe du destin, il n’en va de même de la nature interne de l’agent comme de la forme géométrique de l’objet : le premier n’est pas moins déterminé à réagir selon sa propre complexion que l’objet à céder à tel ou tel mouvement. L’insensé ne cède-t-il pas aux sollicitations sensibles parce que telle est sa nature, et le sage n’y oppose-t-il pas la raison, parce que telle est sa nature ? Autrement dit, Chrysippe peut-il échapper au déterminisme psychologique ?
L’alternative ou le hasard ou le destin, càd la nécessité est indépassable : l’hypothèse d’un destin sans nécessité est absurde. La providence redouble la nécessité du destin. C’est l’objection épicurienne on l’a vu. Elle consiste à faire de la philosophie le dépassement des apories du destin. C’est sans doute le sommet de la philosophie antique. Le sage, par la pratique de la philosophie, s’est rendu inaccessible au hasard ou au destin. C’est pourquoi il vit comme un dieu parmi les hommes, selon la conclusion. Mais alors, à cet égard, il n’y a un écart si grand entre les doctrines philosophiques puisque toutes, à leur façon, font de l’exercice philosophique, de la philosophie comme mode de vie, qui fait de la sagesse une citadelle imprenable. Sénèque, cité par Balaudé peut écrire, d’une manière très proche d’Épicure : « Que les destins nous tiennent dans les chaînes d’une loi inexorable ; ou qu’un dieu, arbitre de l’univers, ait organisé toutes choses ; ou que le hasard mette en branle et brasse dans le désordre les choses humaines, la philosophie doit nous protéger. Elle nous dira d’obéir de bon gré au dieu et hautainement à la fortune. Elle te montrera comment suivre le dieu et, pour le hasard, comment le supporter » (Lettres à Lucilius, II, 16, 5).C’est ce genre de considération qui autorisait Épictète à rejeter comme vaine la discussion sur l’argument dominateur. Peut-être y a-t-il là ce qui unifie toutes les philosophies de l’Antiquité d’Empédocle aux épicuriens, en passant par Platon et les stoïciens dit Balaudé : « La mortalité physique est dépassée par cette immortalité qu’offre la pensée. L’homme est un démon, il est démon, autrement dit il est à lui-même son principe de dépassement » (ibid.).Comment interpréter cette immunité de la vie philosophique ? Aussi bien en termes de nécessité que de liberté : le sage est celui qui par la pensée a gagné en nécessité intérieure puisqu’il s’est constitué le principe de ses représentations. Mais y a-t-il plus grande liberté que d’être à soi-même le principe nécessaire de ses pensées et de ses actions ? La nécessité intériorisée n’est-elle pas la vraie liberté ? La liberté n’épouse-t-elle pas la nécessité ?
[1] Le dominateur et les possibles, p. 59.
C’est le cas de Cléanthe ou de Chrysippe. Cléanthe, semble-t-il (voir Schuhl, ibid., p. 24-25), récusait le premier axiome sur la nécessité des propositions portant sur le passé, ce qui permet aussi bien de comprendre la contingence de celles sur le futur. De ce que la proposition : « il y aura demain une bataille navale » est vraie, il s’ensuit que l’événement est fatal. Mais ce n’est pas une raison suffisante pour accorder la nécessité à cette proposition. En effet est nécessaire ce qui est éternellement vrai. Or une fois la bataille survenue, la proposition n’est pas confirmée dans sa vérité (ou sa nécessité) mais réfutée dans sa vérité, et donc dans sa prétention à la nécessité. Ce qui sera vrai, une fois le combat livré, ce sera : « il y a eu une bataille navale ». La vérification fait basculer la vérité de la proposition dans l’erreur. Et la vérité étant passagère, elle ne saurait être nécessaire. La vérité implique la fatalité de l’événement mais non la nécessité de la vérité : ne mérite le prédicat de nécessaire que la proposition éternellement vraie. Chrysippe voulait, de son côté, montrer que l’impossible peut résulter du possible. Ainsi ces deux propositions conditionnelles : « Si Dion est mort [antécédent qui énonce une condition], l’homme que voici (en indiquant Dion du geste) est mort » ; « S’il fait nuit, la journée actuelle est terminée ». L’antécédent exprime une condition (Dieu peut mourir, la nuit tomber) ; mais le conséquent énonce une impossibilité : comment après sa mort, désigner Dion en disant : « voici Dion » ? ; comment parler lorsqu’il fait nuit, de la journée actuelle ? Dans les deux cas, l’impossible paraît procéder du possible. L’axiome invoqué par Diodore n’est pas valable dans tous les cas. Enfin, parfois certaines propositions conditionnelles ne peuvent manquer d’arriver. Selon les astrologues de Chaldée, il en va ainsi de la relation entre le fait d’être né au lever de la Canicule et le fait de ne pas mourir en mer (voir Du destin, VI, 12). Si Fabius est né au milieu de la Canicule, la nécessité de l’antécédent doit se transmettre au conséquent dans le futur. Pour éviter la nécessité du conséquent, Chrysippe propose de transformer la relation exprimer par une proposition conditionnelle (ici négative) : si … alors ne pas, par deux propositions négatives coordonnées : « il n’est pas vrai que quelqu’un soit né au lever de la Canicule et qu’il mourra en mer ». Ainsi la conséquence n’apparaît plus comme une conséquence nécessaire du premier fait.
[2] Cicéron, Du destin, 31.
[3] Épictète, Entretiens, I, 12, 15.
[4] Épictète, Manuel, 53.