Force et droit : Platon, Rousseau, Pascal

Force et droit : Platon, Rousseau, Pascal
L. Cournarie (2023 : Extraits d’un cours sur « La force »)

Le droit de la force

La force désigne, au sens général un principe d’action et de puissance. La force est synonyme d’énergie, de puissance, de capacité de pouvoir (Dictionnaire Lalande). On peut donc parler de la force d’un individu, d’une idée ou d’un argument. Le sens mécanique de la force, pourtant spécifique peut facilement s’y ranger : ce qui est capable de modifier l’état de mouvement ou de repos d’une masse. Dans un autre sens que le dictionnaire ne distingue pas, la force désigne le « corollaire du droit : pouvoir de recourir ou recours effectif à la contrainte, soit au mépris du droit, soit pour faire respecter le droit » (ibid., p. 286). La force est le corollaire du droit. Ce corollaire se nomme précisément pouvoir de contrainte (effectif ou exécutoire ou simplement pouvoir de droit). Mais cette relativité (corollaire) de la force au droit qui rend légitime le droit de contrainte quand la force s’opère selon le droit (ex juris) ou dans les limites du droit (usus sine abusu) n’annule pas l’extériorité de la force. La force n’est pas le droit. Le droit se situe à un autre plan que la force. Mais le droit ne peut se passer de la force. Le droit a la force pour corollaire — le droit doit pouvoir être exécuté et a besoin de la force pour que le droit conserve force de loi. Mais l’inverse est-il vrai ? La force ne se passe-t-elle pas du droit (la force de la force ou la force sans le droit) ?  La force n’aurait pas besoin du droit, si elle est l’origine du droit. Mais le droit de la force est-il un droit ? Peut-on fonder le droit sur la force, càd a-t-on le droit de fonder le droit sur la force ? Le droit a-t-il le même sens quand on parle de la force du droit ou du droit de la force ?
Les rapports entre la force et le droit sont un lieu commun de la pensée du droit. C’est dans un échange entre Socrate et Calliclès — ce personnage conceptuel inventé par Platon, dans le Gorgias pour représenter l’extrême de l’immoralité (prescrire l’injustice comme meilleure que la justice) , et taillé à sa mesure, comme son exact contre-point — que l’opposition du droit et de la force ou d’un droit conventionnel et d’un droit naturel est construite de la manière la plus systématique et la plus polémique.
Socrate défend l’idée qu’il est toujours préférable de subir l’injustice plutôt que de la commettre, non seulement selon la loi, mais aussi selon la nature : 

« Ainsi donc, ce n’est pas seulement selon la loi qu’il est plus honteux de commettre une injustice que de la subir, et que la justice est dans l’égalité : c’est aussi selon la nature (phusei) » (Gorgias, 489a-b).

Calliclès défend la position exactement inverse : il est toujours préférable de commettre l’injustice plutôt que la subir. Platon lui fait reprendre à son compte l’opposition des sophistes entre nature (phusis) et loi (nomos), ou plus précisément entre juste (to dikaion) par nature (phusei) et juste par convention (nomô). 
L’opposition entre la nature et la loi que Calliclès met en avant est d’origine sophistique et procède de la crise de la cité quand la réhabilitation de la nature, inaugurée par les Ioniens, est entrée en conflit avec la valorisation de la loi au VIe siècle. Dès lors que la nature est un (l’)ordre rationnel, la loi humaine est identifiée à un artifice[1]. Tel est le point de vue de la plupart des sophistes au Ve siècle. 
La loi (nomos) est une variation qui s’ajoute et contredit la nature qui ne montre toujours et partout la même relation : la domination du faible au fort (fait) et l’acceptation de cette domination (droit). Nomos qui signifie à l’origine opinion, puis coutume — nomizein veut parfois dire « avoir pour usage » mais plus souvent « penser, tenir pour établi » — a fini par gagner la loi politique. La relativité de l’opinion et de la coutume a contaminé aussi la loi (écrite) : une loi n’est qu’une opinion écrite. Ainsi c’est l’éloge de la loi, de l’isonomie, notamment par la démocratie, tout ce dont l’Athènes de Périclès pouvait s’enorgueillir, qui se trouve remis en cause par la sophistique. L’opposition entre phusis et nomos ébranle les fondements de la cité grecque. 
Ainsi le juste se ramène à l’appréciation humaine et relative d’une convention (nomimon) : le juste c’est le légal, comme disait déjà un fragment d’Archélaos (philosophe du Ve) : « Le juste et le honteux ne le sont pas par nature, mais d’après le nomos ». De cette proposition peut se déduire un relativisme moral et politique : « Donc, en politique aussi, beau et laid, juste et injuste, pie et impie, tout ce que chaque cité croit tel et pose comme nomimon pour elle-même, tout cela est tel en vérité pour chacune ; et, dans ce domaine, il n’y a nulle supériorité de sagesse, ni d’individu à individu, ni de cité à cité » (Platon, Théétète, 172a).
En posant le problème du fondement de la loi, la sophistique trouve une arme redoutable pour contester la valeur de la loi. Antiphon avait dit que la loi est établie par convention. Bientôt on en vient à affirmer que la convention est sans valeur, comme Thrasymaque au livre I de la République, et surtout Calliclès[2]. Comme Thrasymaque, celui-ci rapporte la loi à l’intérêt de la cité, et l’intérêt de la cité à l’intérêt du parti le plus puissant dans la cité (« la justice n’est autre chose que l’intérêt du plus fort » 338c), mais en l’intégrant à une opposition systématique entre la loi et la nature. Il y a bien, à la limite, une justice en soi, mais cette justice se confond avec le droit du plus fort, comme l’atteste la loi la plus constante et la plus universelle de la nature : ce qui est juste, c’est ce qui est par nature, càd la supériorité du fort sur le faible et cette supériorité admise par le faible. Celui qui soutient le contraire (que subir l’injustice est préférable à la commettre) renverse tout simplement l’ordre de la nature. Son raisonnement ne vaut rien puisqu’il s’oppose à ce qui est universellement.
Or quelle est la réponse de Platon au défi sophistique et à sa radicalisation dans la philosophie de la nature de Calliclès ? Non pas un retour à l’éloge classique de la loi, mais à un dédoublement pour ainsi dire de la nature. C’est ici qu’on retrouve notre passage du Gorgias : 

« Ainsi donc, ce n’est pas seulement selon la loi qu’il est plus honteux de commettre une injustice que de la subir, et que la justice est dans l’égalité : c’est aussi selon la nature (phusei) »

— qu’il faut comprendre ainsi : c’est aussi selon la nature intelligible de la justice, càd selon l’Idée ou la Forme du juste en soi, qui constitue la véritable mesure de la justice, qu’il est honteux de commettre l’injustice. L’injustice commise est un mal du point de vue de la loi politique et du point de vue de la nature intelligible. Et s’il n’y a pas à choisir et à opposer la nature et la loi comme deux sources de la justice, c’est que la loi, prise selon sa vérité, dans sa visée du juste, est la traduction politique du juste naturel, càd de l’essence de la justice. La loi conforme à son concept est juste, càd inscrit l’essence du juste dans l’espace de la Cité.
Autrement dit, si Calliclès peut soutenir avec arrogance la thèse que la force constitue le droit, que ce droit est fondé dans la nature, c’est qu’il ne s’élève pas à la connaissance de l’idée de justice, à l’essence du juste, ou, ce qui revient au même, qu’il a le grand tort de négliger la géométrie. Socrate fait ainsi cette remarque surprenante à son adversaire échauffé contre lui :

« Les savants, Calliclès, affirment que le ciel et la terre, les dieux et les hommes, sont liés ensemble par l’amitié, le respect de l’ordre, la modération et la justice, et pour cette raison ils appellent l’univers (to olon) l’ordre des choses (kosmos), non le désordre ni le dérèglement. Tu n’y fais pas attention, je crois, malgré toute ta science, et tu oublies que l’égalité géométrique est toute-puissante parmi les dieux comme parmi les hommes. Tu es d’avis qu’il faut travailler à l’emporter sur les autres : c’est que tu négliges la géométrie » (Platon, Gorgias, 508a). 

Calliclès oublie que la nature elle-même s’inscrit dans un tout plus vaste qui fait monde, ordonné par des relations intelligibles et mathématiques qui expriment une égalité géométrique, càd une égalité proportionnelle, une égalité dans l’inégalité. La géométrie est ce qui permet de dépasser l’antinomie selon Calliclès entre l’ison égalisateur de la loi et le pleon du pseudo-droit de nature. Tous les êtres n’ont pas les mêmes droits, mais tous ont reçu la juste part qui revient à leur nature : à chacun selon son essence. 
La position de Platon ne réfute pas Calliclès sur l’inégalité entre les individus, mais sur le type d’inégalité. Ainsi pour Calliclès[3], l’inégalité exprime le droit naturel et celui-ci le droit de la force. Dans la nature, il y a une hiérarchie entre les êtres selon la relation fort/faible. Or la justice consiste à respecter cette hiérarchie qui précède l’ordre conventionnel institué artificiellement par les hommes (le légal). Voici le passage décisif[4] de la harangue véhémente de Calliclès contre Socrate ramené à ces principaux aux arguments.
1) Calliclès accuse Socrate de sophisme. Par son habileté dialectique, il entortille l’esprit de son interlocuteur en le persuadant contre l’évidence commune que commettre l’injustice est plus laid que la subir (to adikein aischion einai tou adikesisthai), en confondant deux sens du juste ou en passant subrepticement de l’un à l’autre. Quand Polos admet que, selon la loi, commettre l’injustice est plus laid que la subir, Socrate en conclut que commettre l’injustice est plus désavantageux ou mauvais, sous-entendu absolument selon la nature. 
2) Donc la vérité dont Socrate se revendique exige de rétablir la distinction et même la contradiction entre le juste selon la nature et le juste selon la loi. Selon la nature, le pire c’est le plus désavantageux. Or subir est toujours le plus désavantageux et mauvais, digne seulement de l’homme qui vaut le moins : l’esclave. Selon la loi, le pire est de subir une peine et le meilleur être en position de victime protégé par la loi.
3) C’est pourquoi la loi est faite pour les faibles, incapables de défendre leur intérêt vital propre ou proche. Et puisque les faibles sont par nature plus nombreux que les forts, on doit conclure que la loi est faite par le plus grand nombre contre les forts (médiocratie du juste légal/aristocratie du juste naturel). Autrement dit, les lois sont une invention des faibles pour résister à et dominer la force des forts et ainsi l’ordre du juste naturel. En fait, les faibles défendent comme les forts leurs intérêts par les lois : les forts défendent leur intérêt de forts conformément au juste naturel, tandis que les faibles défendent par la loi leur intérêt de faibles en faisant comme s’ils défendaient la justice commune.
4) La cité humaine repose donc sur une inversion des valeurs : l’injuste naturel et le juste naturel deviennent le juste et l’injuste pour la loi, càd concrètement, la loi instaure le règne de l’égalité, là où dans la nature l’inégalité est la loi.
5) En effet, ce que prouve (apophanei) la nature (phusis) c’est que partout, aussi bien parmi les vivants, les hommes et les dieux, le juste se juge au fait que le plus fort (kreittô) commande (archein) le plus faible (hèttonos) et qu’il exerce la supériorité sur lui (kai pleon echein). Et c’est sur ce privilège que Xerxès a porté la guerre en Grèce. Calliclès justifie donc sa thèse par la guerre (le droit de la guerre se déduit du droit du plus fort) et prend en modèle le roi Perse, l’ennemi des Grecs !
Ce n’est pas cette ultime provocation qu’il faut retenir, mais l’expression kai pleon echein. Une certaine traduction (A. Croiset aux Belles-Lettres) force peut-être le sens en proposant « et sa supériorité admise », ou peut s’interpréter indifféremment pour le fort ou pour le faible. Mais elle a l’avantage de dégager le nœud du raisonnement de Calliclès et de quiconque, à sa suite, promeut un droit de la force. Il repose sur la déduction de l’universalité d’un fait de nature à l’universalité d’un droit. Les faibles obéissent et (kai) admettent leur obéissance à l’égard des plus forts. De fait, les faibles obéissent à la domination des forts et ce fait vaut droit. Autrement dit, la facticité de la domination (force) est interprétée comme la légitimité d’une autorité (droit). Ou encore, du fait que le plus fort admet qu’il est juste (par nature) qu’il exerce sa supériorité, Calliclès en conclut que le faible admet aussi de son côté cette domination et donc la sienne comme juste. Le faible est dominé de facto par le fort et donc accepte de jure sa domination. Ainsi la force, reconnue universellement par tous les êtres dans la nature, y compris par les faibles, fait droit : le droit naturel est le droit du plus fort. Et si le droit du plus fort est le droit par nature, il doit s’imposer parmi les hommes, dans les cités : la force devrait être la norme du droit légal. Ou plutôt, c’est le droit légal qui est particulier et déroge au droit universel de la nature : le juste légal est anti-naturel, donc illégitime.
Ce passage du Gorgias peut recevoir, pour le lecteur moderne, un accent nietzschéen, en le comparant notamment avec la première dissertation de la Généalogie de la morale. Calliclès méprise les faibles et défend le droit du plus fort. Et Nietzsche abonderait dans le même sens d’une apologie de la force brutale et de la violence, d’une admiration pour la brutalité.

« Le terme distinctif de la noblesse, en dernière analyse le bon, le noble, le pur, signifiait à l’origine : la tête blonde, en opposition à l’autochtone fondé aux cheveux noirs. (…) En fait, la race soumise a fini par y reprendre la prépondérance, avec sa couleur, la force raccourcie du crâne et peut-être même les instincts intellectuels et sociaux : — qui nous garantit que la démocratie moderne, l’anarchisme encore plus moderne et surtout cette tendance à la Commune, à la forme sociale la plus primitive, chère aujourd’hui à tous les socialistes d’Europe, ne soient pas, dans l’essence, un monstrueux effet d’atavisme — et que la race des conquérants et des maîtres, celle des aryens, ne soit pas en train de succomber même physiologiquement ? …) Je crois pouvoir interpréter le latin bonus par le “guerrier” … D’après cela, le bonus serait l’homme du duel, de la dispute (duo), le guerrier : on voit donc que ce qui constituait la “bonté” d’un homme de la Rome antique. Notre mot allemand gut (bon) lui-même ne devait-il pas signifier der Göttlich (le divin), l’homme d’extraction divine ? (…)
Inclinons-nous devant le fait accompli : c’est le peuple qui l’a emporté — ou bien “les esclaves”, ou bien “la populace”, ou bien “le troupeau”, nommez-les comme vous voudrez —, si c’est aux Juifs[5] qu’on le doit, eh bien ! jamais peuple n’a eu mission historique plus considérable. Les “maîtres” sont abolis ; la morale de l’homme du commun a triomphé. Libre à vous de comparer cette victoire à un empoisonnement du sang (elle a opéré le mélange des races) — je n’y contredis pas ; mais il est indubitable que cette intoxication a réussi. (…) Tout se judaïse, ou se christianise, ou se voyoucratise à vue d’œil (que nous importent les mots !)
(…) La révolte des esclaves dans la morale commence lorsque le ressentiment lui-même devient créateur et enfante des valeurs : le ressentiment de ces êtres, à qui la vraie réaction, celle de l’action, est interdite et qui ne trouvent de compensation que dans une vengeance imaginaire. Tandis que toute morale aristocratique naît d’une triomphale affirmation d’elle-même, la morale des esclaves oppose dès l’abord un “non” à ce qui ne fait pas partie d’elle-même, à ce qui est “différent” d’elle, à ce qui est son “non-moi” : et cenon est son acte créateur. (…) La morale des esclaves a toujours et avant tout besoin, pour prendre naissance, d’un monde opposé et extérieur : il lui faut, pour parler physiologiquement, des stimulants extérieurs pour agir ; son action est foncièrement une réaction. Le contraire a lieu, lorsque l’appréciation des valeurs est celle des maîtres : elle agit et croît spontanément, elle ne cherche son antipode que pour s’affirmer soi-même avec encore plus de joie et de reconnaissance » (F. Nietzsche, La généalogie de la morale, 1èredissertation, 5, 9, 10, Paris, Idées/Gallimard, 1983, p. 34-45).


Pourtant, une lecture plus attentive et scrupuleuse doit corriger cette interprétation « déformante » (voir P. Woltling, Nietzsche : idées reçues, Paris, le Cahier bleu, 2099), en soulignant d’abord que Nietzsche, ici comme souvent, analyse deux types de groupes socio-politiques (aristocratie guerrière, aristocratie sacerdotale) — et non (d’abord) deux types physiologiques —, deux types de valeurs morales et deux types de vie (valorisation de la vie active ou de la vie contemplative) qui entrent en conflit. Ensuite, forts et faibles sont des termes imagés pour santé et maladie, et surtout des termes relatifs. Autrement dit, il n’y a pas les forts et les faibles, mais des forts par rapport à des faibles. Et même davantage, les forts sont si peu les plus forts, que ceux qui étaient plus faibles à leur égard finissent par triompher d’eux par (la force de) l’esprit. Donc la force physique (avec la brutalité qu’on peut lui associer) s’avère n’être pas la véritable force, de sorte que « aussi curieux que cela paraisse : il faut toujours armer les forts contre les faibles » (Fragments posthumes, XIV, 14 [123]). Et il n’y a pas davantage de droit du plus fort puisque forts et faibles appartiennent à une seule et même réalité, nommée volonté de puissance, où chaque être tend à l’intensification. « Il ne s’agit pas du tout d’un droit du plus fort ; mais plus fort et plus faible sont tous deux en ceci identiques qu’ils étendent leur pouvoir autant qu’ils peuvent » (Fragments posthumes, IX, 12 [48]). D’ailleurs, il ne faut pas se méprendre sur l’expression “volonté de puissance”, en supposant qu’il y a là deux termes séparés : la volonté dont l’objet serait la puissance à chercher à réaliser à l’extérieur (volonté de puissance = puissance désirée), mais elle est la force surabondante qui s’épanche de manière créatrice, qui organise et donc maîtrise les pulsions qui constituent l’individu. 
Finalement, la force ne désigne pas le déchaînement, de la brutalité ou de la violence qui constituent plutôt des aveux d’impuissance, de non-maîtrise de soi et des choses. La force consiste dans la capacité à se maîtriser, à contrôler ses pulsions : 

« la force d’une nature se montre dans l’attente et l’ajournement de la réaction : une certaine adiaphora lui est tout aussi propre que l’est à la faiblesse le caractère contraignant de la réaction, la soudaineté, l’irrépressibilité de l’action » (Fragments posthumes, XIV, 14 [102]). 

Le surhomme ou le surhumain n’est pas l’homme affranchi de toute règle commune, capable d’actes inhumains, mais un type pulsionnel incarnant une forme extrême de santé et d’affirmation de la vie. Le surhumain est plus fort, mais cette force consiste à pouvoir se dominer soi-même pour créer des valeurs favorables à l’élévation de l’homme.

Le droit contre la force

Le droit exerce un pouvoir, de fait. Mais peut-il fonder en droit le pouvoir ? Du fait universel de la force qui ne prête à aucune contestation (le plus fort est plus fort), peut-on déduire le droit de la force (le plus fort doit exercer le pouvoir parce qu’il est plus fort) ? Autrement dit la force peut-elle faire droit, le droit naturel de la force peut-il fonder le droit civil ?
Platon conteste cette identité du droit naturel et de la force et entend précisément dissocier le lien entre le pouvoir politique et le désir de puissance. Si le pouvoir fascine et se laisse si aisément capté par la logique de la force, c’est qu’il promet un pouvoir sans limites : le pouvoir donne tous les pouvoirs, de sorte que désirer le pouvoir c’est désirer un pouvoir de désirer sans fin : 

« pour bien vivre, il faut entretenir en soi-même les plus fortes passions au lieu de les réprimer, et qu’à ces passions, quelque fortes qu’elles soient, il faut se mettre en état de donner satisfaction par son courage et son intelligence, en leur prodiguant tout ce qu’elles désire. (…) La vérité, Socrate, que tu prétends chercher la voici : la vie facile, l’intempérance, la liberté (éleuthéria), quand elles sont favorisées, font la vertu et le bonheur ; le reste, toutes ces fantasmagories qui reposent sur les conventions humaines contraires à la nature, n’est que sottise et néant » (Platon, Gorgias, 491e, 492b)[6].


Au désir du pouvoir, qui encourage la pléonexie des désirs, Platon défend les exigences raisonnables de la tempérance, de la sagesse, et de la justice comme équilibre des parties de l’âme ou de la cité. Le pouvoir politique n’est pas le pouvoir dans son expression naturelle, comme la force précisément. La politique comme art de gouverner la cité impose au pouvoir de se dominer lui-même. Autrement dit, le pouvoir sur soi est la condition et la qualité requise de l’homme politique.
Mais l’opposition de Platon au sophiste ne remet pas en cause l’idée d’une norme naturelle au droit. Seulement l’idée de nature y est toute différente. Pour Platon, la nature est d’ordre intelligible (ousia) : le monde se donne à l’âme éduquée comme une harmonie d’essences hiérarchisées (que la dialectique fait connaître) entre elles où règne universellement le principe de la justice géométrique : l’âme rationnelle, qui est dans l’âme ce qui mérite de commander l’âme et le corps, révèle ainsi que les hommes ne sont que des hommes et non des dieux, que les dieux eux-mêmes font partie de l’ordre universel, et que les hommes se répartissent entre ceux qui valent plus et ceux qui valent moins. C’est cet ordre que la politique doit imiter dans la cité (macrocosme de l’âme), en préservant la hiérarchie naturelle ou acquise par l’éducation (gardiens) entre les êtres. Dans tous les cas, la force est exclue comme principe fondateur du pouvoir. 
Mais, exclure la force du pouvoir politique, délier la relation entre le désir et le pouvoir, redéfinir la nature comme ousia, ou le monde comme un nature ordonnée selon des principes de justice géométrique ne suffit pas. Il faut démontrer que la force ne fait pas droit, que le droit du plus fort est un sophisme, que là où règne la force, le droit ne peut régner.
C’est Rousseau qui, dans un des plus célèbres chapitres Du contrat social, s’emploie à déconstruire la notion de “droit du plus fort”. Le problème de Rousseau est de fonder la société civile ou le pouvoir politique en préservant la liberté de tous ces membres. C’est la condition et la clause : « “trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ? ” Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution » (Rousseau, Du contrat social, I, 6). En fait, Rousseau formule en même temps le problème et la solution : c’est parce que par le pacte social, tel que Rousseau le conçoit et le formule (aux limites du possible : chacun contractant avec le tout qui n’existe que par le contrat), si chacun s’unissant à tous n’obéit qu’à lui-même, que le problème de l’association politique (défendre et protéger les biens et la liberté des personnes) est résolu. La constitution de la société politique est bien encore une affaire de force, mais elle est ici protectrice et non pas destructrice comme à l’état de nature. En un sens, le pacte social est un transfert et même une transfiguration de force : dans l’état de nature chacun exerce son droit naturel qui n’a d’autre limite que sa force pour défendre sa vie, ses biens et sa liberté naturelle, mais subit la force de tous les autres — autrement dit la force de chacun est anéantie par la force de tous les autres, chacun étant l’ennemi de tous —, alors que, dans l’état civil par le pacte, les forces de tous se coalisent pour protéger chacun. Là la force de chacun contre tous, ici la force de tous pour chacun. 
Mais pour que cette opération ait lieu il faut supprimer toute relation antérieure de sujétion entre les membres de la société politique, càd de fait toute relation naturelle de domination. Si la société doit être conforme à sa finalité : permettre la liberté de chacun, voire rendre chacun aussi et même plus libre qu’à l’état de nature où aucune loi ne limite effectivement la liberté (la loi naturelle n’étant qu’une prescription de la raison qui ne peut restreindre le droit naturel d’user de sa puissance ou de sa force pour sa protection), alors il faut renoncer à fonder le lien politique sur une quelconque forme de dépendance donnée et préalable : la domination du père sur l’enfant, du maître sur l’esclave et donc du fort sur le faible. 
C’est l’idée la plus ancienne et la plus commune. Celui qui exerce le pouvoir doit pouvoir exhiber un droit à commander. Dans les Lois, Platon énumère les six titres possibles qui donnent droit à commander autrui. Ce droit se confond avec une position ou un statut pré-donné. La position (1) du père à l’égard de ses enfants (paterfamilias), des gens bien nés sur les gens de basse extraction (aristocratie), des anciens sur les plus jeunes (gérontocratie ou palaiocratie), du maître sur l’esclave (esclavage), du fort sur le plus faible, du savant sur l’ignorant. Platon considère le 6ème titre comme le seul véritablement légitime, car il est rationnel que le savant commande à l’ignorant et c’est quand celui qui sait commande que la cité est gouvernée avec justice. Et il en ajoute un 7ème, qui correspond au régime démocratique (athénien), le tirage au sort, et qui constitue le pire puisqu’il est, comme dit J. Rancière dans La mésentente, le titre d’un sans titre : la démocratie ou le régime du n’importe qui. C’est un titre anarchique qui défait toutes les hiérarchies convenues (« c’est celui d’une supériorité fondée sur aucun autre principe même que l’absence même de supériorité », « le titre propre à ceux qui n’ont pas plus de titre à gouverner qu’à être gouverné ») et qui fait de la démocratie un scandale[7].
Mais le droit par la position de la force (ou de la plus grande force en réalité) est un droit malgré tout à part. Il est anhistorique, contrairement aux autres qui peuvent s’appuyer sur des traditions (paterfamilias, aristocratie, gérontocratie). Ce qui est parfaitement normal, puisque la force est une relation naturelle. Et c’est aussi ce qui fait la fragilité de la force qui est une domination ponctuelle, ne pouvant s’appuyer sur une forme de croyance de légitimité, comme les autres titres à commander. On n’a pas à croire à la force du fort : on sait qu’il est le plus fort, il impose sa force et on s’y soumet. L’épreuve de la force n’a pas besoin de preuves.
Ensuite, le droit du plus fort n’est pas séparé du droit d’esclavage. On peut considérer que le droit d’esclavage est toujours directement ou indirectement la conséquence du droit de la force : le plus fort réduit le plus faible à l’esclavage, l’étranger, la femme, ou l’ennemi capturé. Et l’esclavage est alors présenté comme le résultat d’un contrat : l’aliénation en échange de la vie sauve.
Rousseau traite deux fois de l’esclavage : une première fois, au chapitre 2, il récuse l’idée aristotélicienne d’esclavage naturel (certains êtres sont par nature faits pour être esclaves, d’autres pour être maîtres) en soulignant l’erreur de raisonnement (prendre l’effet (être en esclavage) pour la cause (être fait pour l’esclavage) ; et une seconde fois au chapitre 4, où il critique le pacte de soumission selon Grotius (si un individu peut passer un pacte pour obéir à un maître, pourquoi un peuple entier ne le pourrait-il pas ?) ou un pacte de soumission additionnel au pacte social (théorie du double pacte) — mais le pacte de soumission est un acte juridique contradictoire (libre auto-aliénation) qui fait perdre la qualité d’homme (pour Rousseau, les hommes contractent entre eux pour former la société sans renoncer à leur liberté parce qu’ils contractent avec eux-mêmes). Entre les deux chapitres, Rousseau examine le droit du plus fort.
Rousseau s’attache donc à analyser la consistance de la notion de droit du plus fort. Elle combine et articule le droit et la force. Tout le raisonnement de Rousseau consiste à désarticuler, à séparer les deux, pour montrer que la force c’est la force, et le droit tout autre chose.
D’abord la force est un titre de commandement, comme on l’a dit, paradoxalement faible ou fragile : « le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir ». Le plus fort n’est jamais absolument fort. On est plus fort comparativement, ponctuellement, et peut être accidentellement. La force n’est pas un état mais un moment dans un rapport mouvant : plus fort que, par rapport à. Mais comment maintenir l’ascendant sur le faible obtenu par une force aléatoire, comment transformer la supériorité acquise en supériorité légitime, càd comment être toujours le maître après avoir été le plus fort ? Cette opération suppose une conversion ou une métamorphose de la force en droit. Le fort doit transformer le fait du pouvoir obtenu par la force en droit du pouvoir reconnu et donc, corrélativement, de l’obéissance (soumission) à la force en devoir (d’obéissance). Là où il y avait un plus fort et un plus faible, doit advenir une situation où il y a un maître et un serviteur. « De là le droit du plus fort ». Rousseau vient de produire la définition génétique du droit du plus fort. 
Ce droit du plus fort est un pseudo-droit ou il est « pris ironiquement en apparence », comme par une manière de parler, avec la conscience que ce droit n’est pas un droit au même titre que le droit légal. Pourtant cela n’empêche pas le droit du plus fort d’être « réellement établi en principe ». Le droit du plus fort commande dans les faits, régit les relations de pouvoir. On accepte le règne de la force, on explique et on justifie les relations dissymétriques par le droit du plus fort.
Il s’agit donc d’expliquer ce « mot », d’analyser sa validité conceptuelle. Or, à l’analyse précisément, on comprend qu’il associe deux réalités hétérogènes : la force qui est une puissance physique, le droit qui est une puissance morale. Dans un cas, la force produit un changement physique (d’état de mouvement ou de forme), dans l’autre le droit engendre un devoir. La différence est manifeste du point de vue de l’effet : quand on cède à la force (à plus fort que soi), on subit une nécessité. La volonté n’intervient pas, sauf à la rigueur comme prudence. Si autrui est plus fort que moi je suis comme une chose qui « cède » à sa force, entraînée par elle à la subir, sans que la force entraîne une quelconque forme de reconnaître d’un droit à me commander. Et si l’entraînement de la force ne peut pas prendre la forme d’un devoir, c’est que sa source ne peut pas prétendre exercer un droit. Donc dans l’expression “droit du plus fort”, le mot “droit” est un « prétendu droit » : autrement dit, dans le droit du plus fort, il n’y a que de la force (càd puissance physique) et jamais du droit.
C’est ce que montre le 2ème paragraphe qui fait l’hypothèse que le droit du plus fort est un concept juridique consistant. Rousseau montre qu’il engendre nécessairement un « galimatias inexplicable » (discours incompréhensible). Si la force (et non le droit) fait droit, alors l’effet change avec sa cause : une force en surmontant une autre force annule le droit de celle-ci. Mais « qu’est-ce qu’un droit qui cesse quand la force cesse ? ». Le propre du droit est d’imposer un devoir qui ne varie pas dans le temps, qui n’est pas aussi instable que l’effet produit par une force. Inversement, si quand la force cesse et que l’on n’est plus en situation d’y céder, on a nulle raison de continuer à se soumettre à celui qui l’exerce. Et si on peut lui désobéir, c’est qu’on n’a jamais été obligé de le faire. Autrement dit, le droit du plus fort ne produit aucune obligation, aucun devoir, aucune volonté d’obéir et donc « ce mot droit n’ajoute rien à la force ; il ne signifie rien du tout ». Quand on obéit à la force on est forcé d’y obéir. De là, on ne peut déduire aucun impératif. Si l’on dit : “il faut obéir aux puissances”, cela ne peut vouloir dire que : il faut céder à la force. Mais quand, de fait, on ne peut faire autrement que subir la force (contrainte physique), cela n’a aucun sens d’ajouter qu’on y est (moralement) obligé. Par exemple, si un brigand me détrousse en me menaçant d’une arme, et si je peux néanmoins lui soustraire (par force ou par ruse) la bourse qu’il veut m’extorquer, suis-je en conscience tenu de la lui donner ? Évidemment non. Donc tant qu’il est le plus fort, je cède : dès qu’il ne l’est plus je résiste ; donc il n’a jamais exercé sur moi le moindre droit mais purement et simplement sa force. « Convenons donc que force ne fait pas droit, et qu’on n’est obligé qu’aux puissances légitimes ». La force n’est pas une puissance légitime parce qu’elle ne donne aucun droit. Inversement, une puissance n’est légitime que si elle repose sur un droit, et le droit n’est légitime que s’il procède du consentement de ceux qui sont soumis au pouvoir, càd finalement d’une convention volontaire qui n’est rien d’autre que l’idée de pacte social. Comme l’écrit R. Derathé : 

« Si nul n’est par nature soumis à l’autorité d’autrui, il est évident que le droit de commander, la souveraineté ou l’imperium ne peut naître que d’une convention ou d’un contrat par lequel les particuliers se dépouillent, en faveur d’un homme ou d’une assemblée, du droit naturel qu’ils ont de disposer de leur liberté et de leurs forces. La seule autorité légitime est celle qui est fondée sur le consentement de ceux qui y sont soumis. Toute autre autorité n’est qu’un abus, une contrainte et se ramène au droit ou plus exactement à la loi du plus fort » (R. Derathé, Rousseau et la science politique de son temps, p. 129-130).
« C’est le contrat social qui donne naissance à la société civile, et en même temps rend légitime l’autorité politique. Ainsi le problème du fondement de l’autorité et celui de l’origine de l’État se trouvent pratiquement confondus » (R. Derathé, ibid., p. 172).

On pourrait présenter le raisonnement rousseauiste dans des termes cartésiens. L’idée d’état de nature sert à éliminer, comme, le doute méthodique les préjugés sur la naturalité de la souveraineté et/ou de la domination. L’idée de pacte social, quant à elle, est la première vérité et le critère de toute vérité politique.

Impuissance du droit sans la force

Mais il n’en demeure pas moins que le droit ne supprime pas la force. Pour ainsi dire, l’histoire montre une lutte permanente entre l’un et l’autre, suggérant par-là-même que c’est la force qui mène le jeu : la force impose au droit son combat contre elle. Le droit doit en permanence corriger les effets de la force, réaffirmer contre elle l’autorité des lois. Le droit évolue lui-même pour déjouer de nouvelles dominations, de nouveaux abus. En outre, le droit sans la force est impuissant : sa force de droit dépend de la force. Une loi inexécutée ou sans force exécutoire n’atteint pas sa fin d’imposer le droit comme le fait de la force.
Pascal a mis en avant cette dialectique de la force et de la justice. A l’époque où se constitue l’École du droit naturel (théorie du droit universel sans référence théologique), il développe une théorie de la justice originale. D’une part il réinscrit le droit dans la condition humaine et celle-ci dans l’histoire surnaturelle (le péché). La justice n’est intelligible que par la condition humaine et la condition humaine que par le péché. Ainsi sans le péché, la dispersion des principes, le relativisme des règles (« plaisante justice… »), mais aussi la libido dominandi (le moi est injuste et tyrannique), et la nécessité de la force seraient incompréhensibles. Le problème de la justice (droit) est celui de son autorité et de son fondement. Le droit n’est pas l’origine du droit, la justice le fondement de son institution. Ou la justice reste un idéal moral si elle n’est pas complétée par la force. La justice est impuissante par elle-même à imposer ce qui doit être. L’impuissance de la justice est ici constitutive (une sorte d’impuissance métaphysique). 

« Il est juste que ce qui est juste soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante : la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des méchants ; la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force ; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, ou ce qui est fort soit juste.
La justice est sujette à dispute, la force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste. Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste » (Pascal, Pensées, Br. 298).


Pascal raisonne ici sur des possibilités logiques entre deux termes, eux-mêmes pris le plus abstraitement (force et justice) par un sujet lui-même impersonnel (« on »). Il fait apparaître une disparité et une opposition systématique entre les deux. 
Il est juste que le juste soit suivi, mais cela n’est pas garanti. Ou c’est l’objet d’un impératif : tu dois suivre le juste parce que le juste mérite de l’être ou parce que le juste est le juste. Il est juste de suivre la justice sans autre prescription qu’elle-même. C’est ce qui fait sa faiblesse. Mieux, la justice, dans la réalité livrée au jeu des forces, c’est le degré zéro de la force (privation) — idéalement dans l’utopie la force du juste serait un « zéro force » (négation) comme le Christ selon Pascal : 

« Il eût été inutile à notre Seigneur Jésus-Christ pour éclater dans son règne de sainteté, de venir en Roi, mais il y est venu avec l’éclat de son ordre. Il est bien ridicule de se scandaliser de la bassesse de Jésus-Christ, comme si cette bassesse était du même ordre duquel est la grandeur qu’il venait faire paraître » (cité par L. Marin, Pascal et Port-Royal, Paris, PUF, 1997, p. 118).


Au contraire, il est nécessaire que la force (ou la plus grande force) soit suivie, même si elle est injuste. « La force de la force est de nécessité » (L. Marin, ibid.,). La justice est un impératif, une obligation sans nécessité, la force est une nécessité (matérielle, mécanique, physique) sans obligation. Ou du moins le plus fort, celui qui a triomphé de la force des autres, est toujours suivi. Or, il est dans l’essence de la force de dominer : toute force tend à détruire toute autre force, toute résistance (être le degré absolu de la force). Autrement dit, toute force est tyrannique, et enveloppe donc un désir de mort (désir de l’homogène, désir de destruction de l’hétérogène, de l’entropie universelle : voir Marin, ibid., p. 119).
L’avantage revient donc toujours à la force. En effet, il est juste que le juste soit suivi si le juste est connu. Or qu’est-ce qui est juste ? « La justice et la vérité sont deux pointes si subtiles que nos instruments sont trop mousses pour y toucher exactement » (Pascal, Pensées, L. 44). On dispute toujours de ce qui est juste ou pas, tandis que la force met tout le monde d’accord. Et pourtant, il est impossible que l’ordre social repose entièrement sur la justice ou sur la force, parce que la justice seule n’est jamais suivie d’effet et que la force, qui l’est toujours, est accusée d’être tyrannique (sans qu’on sache qui tient le discours contre la tyrannie de la force) et surtout sans que le discours ait un effet — ou du moins l’effet du discours contre la force peut toujours être tu par la force : « la raison du plus fort est toujours la meilleure » contre l’agneau raisonneur. Donc il faut rendre compatibles la justice et la force. Or il n’y a que deux possibilités : rendre forte la justice ou juste la force.
Mais elles ne sont pas équivalentes. La force exerce encore, dans cet arbitrage, son ascendant sur la justice. La force parce qu’elle est la force contredit la justice, non seulement en fait en s’opposant à elle, mais en droit en s’auto-déclarant juste et en déclarant la justice injuste. La justice (par elle-même sans force) est nécessairement contredite « parce qu’il y a toujours des méchants ». Non seulement la justice est sans force, mais on dit (le discours des méchants) que la justice n’est pas juste. C’est pourquoi la justice, n’étant ni forte ni pouvant être rendue forte, « on a fait que ce qui est fort fut juste ».
Mais rendre juste la force ou plus exactement rendre juste « ce qui est fort » (un pouvoir en place) revient, en fait, à justifier l’ordre institué par la force. Ce qui n’est possible que si la force cesse d’être la force (réalité physique) pour s’emparer du discours. La force doit se saisir du langage (voir L. Marin, ibid., p. 125), devenir discours. 
L’ordre légal et juridique est juste non parce qu’il est juste mais parce qu’il est ordre justifié, et finalement parce qu’il est ordre et ordre auto-justifié par la force du fort. « Plaisante justice qu’une rivière borne. Vérité en deçà de Pyrénées, erreur au-delà. (…) La coutume fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue ; c’est le fondement mystique de son autorité. Qui la ramène à son principe, l’anéantit » (Pascal, Pensées et opuscules, Br. 294). Pascal reprend ici Montaigne : « les lois se maintiennent en crédit, non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont lois. C’est le fondement mystique de leur autorité » (Essais, III, 13, Œuvres complètesop. cit., p. 431). La justice n’est que la justification de l’ordre instauré en fait originellement par la force. 
Autrement dit, le pouvoir est un effet de discours, le coup de force du discours de la force. Le fort en disant qu’il est juste est juste (alors qu’il n’est que fort). La justice (la force rendue juste) est un performatif. La justice est « la force du discours qui, en disant, fait, qui, en disant qu’il est juste, se fait juste. (…) Il est juste que ce qui est le plus fort soit suivi parce que le plus fort s’est dit lui-même juste et qu’il est juste que le juste soit suivi » (L. Marin, ibid. p. 126). Peut-être les méchants ne sont-ils alors que les forts qui se mettent à parler, au lieu d’exercer la force brutalement. « On a fait » que ce qui est fort fût juste : le “faire” ici est un performatif, l’acte du discours de la force qui est peut-être le nom de la politique elle-même.
En un sens, évidemment, il y a le discours et il y a la force. Le discours est l’anti-force, la force la suppression du discours. La force se passe de mots, les mots ne sont que des mots. Mais en un autre sens, la force seule est impuissante si elle ne passe pas par le discours — opération par laquelle elle espère se rendre juste ou légitime. Peut-être tout performatif est-il davantage discours de la force que force dans le discours.


[1] Voir J. de Romilly, La loi dans la pensée grecque, ch. IV.
[2]  Ce n’est pas un sophiste parce qu’il professe une philosophie de la nature, cherche comme Platon, mais à l’inverse du platonisme, un fondement au droit et à la justice – alors que la sophistique est plus proche de l’esprit de la démocratie qui ne repose que les conventions et la décision renouvelée de n’accorder sa confiance qu’aux accords partagés. 
[3] L’universalité appartient à la phusis et non au nomos . L’opposition entre la nature et la loi, c’est avant tout l’opposition de l’universel et du particulier, du nécessaire et du contingent. C’est plus largement tout un système duel qui devait être un lieu commun. Ainsi dans le fragment déjà cité d’Antiphon, on a du côté de dikaiosunè : privé, intérêt (plaisir), utilité, spontanéité, et du côté des nomima :  public, désintérêt (peine), conventionnel … « Car ce qui est de la loi est accident, ce qui est de la nature est nécessité ; ce qui est de la loi est établi par convention et ne se produit pas de soi-même ; ce qui est de la nature ne résulte pas d’une convention, mais se produit de soi-même. » Du point de vue des sanctions, celles qui relèvent de la loi supposent la présence de témoins, tandis que celles issues de la nature ne sont soumises à aucune condition parce que le dommage ne « résulte pas de l’opinion mais de la réalité (alètheia) ». Du point de vue des fins, la législation exerce une contrainte sur les sens : « on a légiféré pour les yeux sur ce qu’ils doivent et ne doivent pas voir ; pour les oreilles sur ce qu’elles doivent ou ne doivent pas entendre… » Au contraire la nature ne reconnaît que le plaisir et la souffrance, le vivre et le mourir. Enfin, selon les fins, les hommes sont portés par les lois à agir contre leur intérêt, donc « en opposition avec la nature ». 
Mais il est remarquable qu’Antiphon ne parle à aucun moment de lois de la nature, au contraire de Calliclès. Il dit simplement « lié par la nature (sumphuton ) ». Mais là où Antiphon cherche à distinguer conceptuellement l’ordre de la nature et l’ordre de la loi, Calliclès donne à la nature une valeur normative et érige l’amoralisme en règle du monde. Tout au plus peut-on soutenir que Calliclès tire des conséquences pratiques de thèses déjà très élaborées.
Dernière remarque non sans importance : il y a un humanisme sophistique que l’on omet trop souvent. L’universalité est certes refusée à la loi. Mais reprenant l’idée d’une fraternité naturelle chez Hippias, Antiphon affirme, contre l’inégalité naturelle de Calliclès, une égalité et une identité du genre humain : « le fait est que, par nature, nous sommes tous et en tout de naissance identiques, Grecs et barbares… (…) Aucun de nous n’a été distingué à l’origine comme barbare ou comme grec : tous nous respirons l’air par la bouche et par les narines ». 
[4] « Et, pour ma part, je ne saurais l’approuver de t’avoir accordé qu’il est plus laid de commettre l’injustice que de la subir (to adikein aischion einai tou adikesisthai). C’est à la suite de cette concession que tu as pu l’empêtrer dans tes raisonnements et lui fermer la bouche ; parce qu’il n’a pas osé parler suivant sa pensée. Car au fond, Socrate, c’est toi qui, tout en protestant que tu cherches la vérité, te comportes comme un vulgaire déclamateur et diriges la conversation sur ce qui est beau, non selon la nature, mais selon la loi. Or, le plus souvent, la nature et la loi s’opposent l’une à l’autre. Si donc, par pudeur, on n’ose pas dire ce qu’on pense, on est forcé de se contredire. C’est un secret que tu as découvert, toi aussi, et tu t’en sers pour dresser des pièges dans la dispute. Si l’on parle en se référant à la loi, tu interroges en te référant à la nature, et si l’on parle de ce qui est dans l’ordre de la nature, tu interroges sur ce qui est dans l’ordre de la loi. C’est ainsi, par exemple, qu’à propos de l’injustice commise et subie, tandis que Polos parlait de ce qu’il y a de plus laid selon la loi, tu poursuivais la discussion en te référant à la nature. Car, selon la nature, tout ce qui est plus mauvais est aussi plus laid, comme de souffrir l’injustice, tandis que, selon la loi, c’est la commettre. Ce n’est même pas le fait d’un homme, de subir l’injustice, c’est le fait d’un esclave, pour qui la mort est plus avantageuse que la vie, et qui, lésé et bafoué, n’est pas en état de se défendre, ni de défendre ceux auxquels il s’intéresse. Mais, selon moi, les lois sont faites pour les faibles et par le grand nombre. C’est pour eux et dans leur intérêt qu’ils les font et qu’ils distribuent les éloges ou les blâmes ; et, pour effrayer les plus forts, ceux qui sont capables d’avoir l’avantage sur eux, pour les empêcher de l’obtenir, ils disent qu’il est honteux et injuste d’ambitionner plus que sa part et que c’est en cela que consiste l’injustice, à vouloir posséder plus que les autres ; quant à eux, j’imagine qu’ils se contentent d’être sur le pied de l’égalité avec ceux qui valent mieux qu’eux. — Voilà pourquoi, dans l’ordre de la loi, on déclare injuste et laide l’ambition d’avoir plus que le commun des hommes, et c’est ce qu’on appelle injustice. Mais je vois que la nature (phusis) elle‑même proclame (apophanei) qu’il est juste que le meilleur ait plus que le pire et le plus puissant que le plus faible. Elle nous montre par mille exemples qu’il en est ainsi et que non seulement dans le monde animal, mais encore dans le genre humain, dans les cités et les races entières, on a jugé que la justice voulait que le plus fort commandât au moins fort et fût mieux partagé que lui. De quel droit, en effet, Xerxès porta‑t‑il la guerre en Grèce et son père en Scythie, sans parler d’une infinité d’autres exemples du même genre qu’on pourrait citer ? Mais ces gens‑là, je pense, agissent selon la nature du droit et, par Zeus, selon la loi de la nature, mais non peut‑être selon la loi établie par les hommes. Nous formons les meilleurs et les plus forts d’entre nous, que nous prenons en bas âge, comme des lionceaux, pour les asservir par des enchantements et des prestiges, en leur disant qu’il faut respecter l’égalité et que c’est en cela que consistent le beau et le juste. Mais qu’il paraisse un homme d’une nature assez forte pour secouer et briser ces entraves et s’en échapper, je suis sûr que, foulant aux pieds nos écrits, nos prestiges, nos incantations et toutes les lois contraires à la nature, il se révoltera, et que nous verrons apparaître notre maître dans cet homme qui était notre esclave ; et alors le droit de la nature brillera dans tout son éclat. Il me semble que Pindare met en lumière ce que j’avance dans l’ode où il dit :  484b-485c « La loi, reine du monde, des mortels et des immortels 23 ». « Cette loi, ajoute‑t‑il, justifiant les actes les plus violents, mène tout de sa main toute‑puissante. J’en juge par les actions d’Héraclès, puisque, sans les avoir achetés… »’’
[5] Ce genre de texte a servi à la récupération de Nietzsche par les nazis, avec la complaisance de sa propre sœur, pour en faire un philosophe antisémite et raciste, prônant la supériorité aryenne. Mais dans le 1er traité, Nietzsche évoque plutôt la manipulation de certains groupes sacerdotaux (le clergé) et finalement la figure du prêtre (qui identifie le bon de l’éthique guerrière au méchant et le mauvais au bien), et non le peuple juif lui-même. Quand il parle de celui-ci, Nietzsche montre au contraire un philosémitisme, associé à une critique de l’antisémitisme (qui est une forme de nihilisme) sans équivoque (voir Humain, trop humain, § 475). La « tête blonde » est une image, à associer à d’autres (l’oiseau de proie) et ne désigne pas une couleur de cheveux comme le confirment les exemples historiques cités par Nietzsche (les aristocrates japonais ou arabes). Quant à l’accusation de racisme, toute sa pensée s’oppose à l’idée de pureté (qui naît de pulsions de haine et de vengeance), d’originarité, puisque « l’homme est l’animal qui n’est pas encore fixé de manière stable » (Par-delà le bien et le mal, § 62). Il est plutôt un penseur de la culture et du mélange (voir 2èmeConsidération inactuelle).
[6] « Ce qui fait l’agrément de la vie, c’est de verser le plus possible » (494b). Or les hommes sont inégaux selon les individus. La faiblesse, la médiocrité de désirs est inhérente à la majorité des hommes. Rares sont les forts, c’est-à-dire ceux qui sont animés de forts désirs. Le désir est donc à la fois nature et valeur. Le désir est naturel par son origine, mais il est en même temps ce qui distingue les individus. Il est “vertu”, principe de l’excellence, mais cette excellence est celle de la nature, ou de l’homme conforme à la nature. 
[7] « Le scandale est là : un scandale pour les gens de bien qui ne peuvent admettre que leur naissance, leur ancienneté ou leur science ait à s’incliner devant la loi du sort ; un scandale aussi pour les hommes de Dieu qui veulent bien que nous soyons démocrates, à condition que nous reconnaissions avoir dû tuer un père ou un pasteur, et être donc infiniment coupables, en dette inexpiable à l’égard de ce père. Or le “septième titre” nous montre qu’il n’est besoin, pour rompre avec le pouvoir de la filiation, d’aucun sacrifice ou sacrilège. Il suffit d’un coup de dés. Le scandale est simplement celui-ci : parmi les titres à gouverner, il y en a un qui brise la chaîne, un titre qui se réfute lui-même : le septième titre est l’absence de titre. Là est le trouble le plus profond signifié par le mot démocratie. Pas question ici de gros animal rugissant, d’âne fier ou d’individu guidé par son bon plaisir. Il apparaît clairement que ces images sont des manières de cacher le fond du problème. La démocratie n’est pas le bon plaisir des enfants, des esclaves ou des animaux. Elle est le bon plaisir du dieu, celui du hasard, soit d’une nature qui se ruine elle-même comme principe de légitimité. (…) Le scandale est celui d’un titre à gouverner entièrement disjoint de toute analogie avec ceux qui ordonnent les relations sociales, de toute analogie entre la convention humaine et l’ordre de la nature. C’est celui d’une supériorité fondée sur aucun autre principe que l’absence même de supériorité.
Démocratie veut dire d’abord cela : un “gouvernement” anarchique, fondée sur rien d’autre que l’absence de titre à gouverner ».

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