Foucault : un kantisme à l’envers

Foucault : un kantisme à l’envers
Laurent Cournarie (6-12-24)


On se demande parfois ce qui fait l’unité de la philosophie de M. Foucault. Il affirme que la question de la vérité, ou du rapport entre vérité et subjectivité, aura constitué son thème directeur. Mais, comme le montre selon nous de manière convaincante P. Engel dans son récent recueil intitulé Foucault et les normes du savoir (Paris, Eliott, 2024), de la vérité même, le philosophe français ne traite jamais « vraiment ». Pour saisir cette unité réelle et non formelle (par le thème fuyant de la vérité), on fait ici l’hypothèse générale suivante : la philosophie de Foucault est un kantisme inversé. Là où Kant pose des limites à la connaissance : tout ce qui les excède est invalidé (« empire de l’illusion »), tout ce qu’elles délimitent est fondé (« pays de la vérité »), Foucault raisonne exactement à l’envers. Sur chaque nouvel objet étudié (folie, prison, sexualité), il redéploie une seule et même thèse rectrice : le fait de la limite invalide ce qu’elle délimite, non pas au-delà d’elle mais en deçà d’elle. Dès lors, il convient non pas d’assigner la raison aux limites-conditions de la connaissance (Kant), mais de « déconstruire » les limites de la raison (et/ou de la culture) et de traverser toute limitation. Tout ce qui limite est suspect et doit être forcé pour libérer le sens de l’expérience. Et la philosophie est précisément déconstructive parce qu’elle est critique de l’immanence de la limite.
C’est ce qu’éclaire S. Madelrieux dans son ouvrage magistral Philosophie des expériences radicales (Paris, Seuil, 2022), si l’on se rapporte à certains des premiers textes de Foucault, et notamment à son inspiration auprès de Bataille dont l’influence initiale est peut-être trop sous-estimée dans la filiation nietzschéenne. Dé-délimiter l’expérience en quelque sorte en poussant l’expérience à ses limites extrêmes, càd en recentrant toute son attention sur des expériences dites « expériences-limites », c’est le geste philosophique foucaldien. A l’heure où Foucault a acquis, dans la philosophie contemporaine, le statut de statue du commandeur et où on ne cesse de publier des cours inédits, il est intéressant de reconstituer, grâce aux analyses de S. Madlerieux et aux nombreuses citations qu’il a rassemblées , le foucaldisme à/par sa genèse.



La philosophie à l’épreuve des expériences-limites



Formellement, qu’est-ce qu’une expérience-limite ? C’est une expérience qui libère tout le potentiel transformateur de l’expérience. Car une expérience dont on ne sort pas transformé n’est pas une expérience. Et une expérience dont on ne sort pas intégralement transformé n’est pas radicale. Autrement dit, seule l’expérience-limite réalise la vocation transformatrice de l’expérience. On connaît le mot qui conclut un poème de Rilke consacré à un buste du Louvre (« Torse archaïque d’Apollon », Nouveaux Poèmes) : « Tu dois changer ta vie ». 
Mais l’expérience-limite est plus impérieuse ou performativement impérieuse. Elle change la vie. La vie vacille, change du tout au tout, soudainement n’est plus la même. Il y a avant et il y a après — alors que l’expérience ordinaire va se répétant, se confirmant dans la morne succession des jours. 
Aussi la philosophie doit-elle explorer ces expériences-limites qui marquent une rupture complète de/dans l’existence — comme l’expérience de la conversion et, a fortiori, l’expérience mystique (James, Bergson), ou ce qui peut lui être assimilé (Bataille). La philosophie elle-même doit également être conçue comme une expérience transformatrice, et non une discussion assagie sur des concepts.  « Mes livres sont pour moi des expériences, dans un sens que je voudrais le plus plein possible. Une expérience est quelque chose dont on sort soi-même transformé (…) le livre me transforme et transforme ce que je pense… Je suis un expérimentateur en ce sens que j’écris pour me changer moi-même et ne plus penser la même chose qu’auparavant » (M. Foucault, Dits et écrits, II, p. 863-864).
Dès lors, les objets de la philosophie doivent être renouvelés dans la même proportion. Elle doit se mesurer non pas à l’ordre rationnel qu’elle construit ou analyse par ses concepts, mais précisément à ce qui excède et conteste de l’extérieur cet ordre, et que la raison et/ou la culture a invariablement toujours-déjà exclu. Foucault nomme ce qui excède et délégitimise ce partage entre raison et non-raison « expériences-limites ». « Je me suis efforcé, en particulier, de comprendre comment l’homme avait transformé en objet de connaissance certaines de ces expériences-limites : la folie, la mort, le crime. C’est là où on retrouve des thèses de Georges Bataille, mais reprises dans une histoire collective qui est celle de l’Occident, et de son savoir (…). Je vous ai déjà parlé des expériences limites : voilà le thème qui me fascinait véritablement. Folie, mort, sexualité, crime sont pour moi des choses plus intenses » (M. Foucault, Dits et écrits, II, p. 967).



Le triple écart de la philosophie foucaldienne



On comprend ici, indirectement, la manière particulière dont Foucault comprend et pratique la philosophie. Elle présente par un triple écart ou se présente comme tel. 
Le type de l’expérience-limite est, en effet, ce dont la philosophie ne veut ni ne peut parler. Donc la philosophie qui s’en empare, comme Foucault précisément, dans la proximité de Bataille, fait un pas de côté par rapport à la philosophie. Car les expériences-limites dessinent en creux ou négativement un espace à explorer. Le « sens » vrai ou total est ce qui est donné au-delà des limites de la signification définie par le discours rationnel, par-là déjugée comme insignifiante. Autrement dit, philosopher à partir des expériences-limites, c’est d’abord contester (critiquer) l’histoire de la philosophie (écart 1). 
Et c’est aussi, en s’intéressant à la constitution des savoirs sur ces expériences-limites (savoir psychiatrique, savoir médical, savoir pénal et criminologique), contester leur prétention à saisir la vérité sur elles. En application du criticisme inversé, le savoir sur l’expérience-limite parle de l’intérieur de la limite. C’est pourquoi, il ne peut dire la vérité sur celle-ci qui reste une expérience du « Dehors », pour reprendre le terme de M. Blanchot (écart 2). C’est le dehors qui détient la vérité sur le discours des limites, et non l’inverse. « Jamais la psychologie ne pourra dire sur la folie la vérité, puisque c’est la folie qui détient la vérité de la psychologie (…). Poussée jusqu’à sa racine, la psychologie de la folie, ce serait non pas la maîtrise de la maladie mentale et par là la possibilité de sa disparition, mais la destruction de la psychologie elle-même et la remise à jour de ce rapport essentiel, non psychologique parce que non moralisable, qui est le rapport de la raison à la déraison » (M. Foucault, Maladie mentale et psychologie, p. 89).
Foucault donc rend par-là impossible le projet de son « épistémologie » historique puisque les expériences-limites négatives constituent la limite absolue de l’histoire des sciences : « Interroger une culture sur ses expériences limites, c’est la questionner aux confins de l’histoire, sur un déchirement qui est comme la naissance même de son histoire » (Foucault, Dits et écrits, I, p. 189).
C’est ainsi toujours le dehors qui a raison contre le dedans dessiné par la raison — ce qui s’exprime aussi par le style incohatif caractéristique[1] d’une sorte d’ « épistémologie négative » de Foucault, où l’énoncé négatif précède toujours l’énoncé positif et est plus déterminé que lui, comme pour maintenir l’autorité du dehors, le travail du négatif contre la limite du discours rationnel : x (la folie, l’épistémè, l’archéologie, le pouvoir…), ce n’est pas, ce n’est pas, c’est, ce n’est pas, sans qu’on sache jamais vraiment ce que c’est. 
Aussi, à tout prendre finalement, c’est encore le discours extérieur au discours scientifique, comme la littérature, qui pourrait le mieux exprimer la vérité des expériences-limites (écart 3).  « Il y a une bonne raison pour que la psychologie jamais ne puisse maîtriser la folie : c’est que la psychologie n’a été possible dans notre monde qu’une fois la folie maîtrisée, et exclue déjà du drame. Et quand, par éclairs et par cris, elle reparaît comme chez Nerval ou Artaud, comme chez Nietzsche ou Roussel, c’est la psychologie qui se tait et reste sans mot devant ce langage qui emprunte le sens des siens à ce déchirement tragique et à cette liberté dont la seule existence des “psychologues” sanctionne pour l’homme le pesant oubli » (Foucault, Maladie mentale et psychologie, p. 104).
Il est symptomatique qu’à peine deux mois après sa soutenance de thèse sur L’histoire de la folie, Foucault révèle l’importance des influences littéraires sur lui — ce qui vient corriger un peu la présentation qui l’inscrit habituellement dans la lignée française de l’épistémologie historique, complétant dans les sciences humaines les travaux de Bachelard pour les sciences physiques et ceux de Canguilhem pour les sciences biologiques. La littérature dit mieux la vérité de la folie parce qu’elle s’exprime hors du partage entre le normal et le pathologique, de son nouage avec la maladie mentale.  « Surtout des œuvres littéraire… Maurice Blanchot, Raymond Roussel. Ce qui ‘m’a intéressé et guidé, c’est une certaine forme de présence de la folie dans la littérature » (Foucault, Dits et écrits, I, p. 196)[2].
La littérature est le lieu d’une expérience aux limites, parce qu’elle joue avec les limites du discours et que Foucault n’envisage pas d’expérience humaine hors du langage. C’est « dans le domaine du langage que le jeu de la limite, de la contestation et de la transgression apparaît avec le plus de vivacité » (Foucault, Dits et écrits, I, p. 426). Elle est discours et non folie, œuvre et non mutisme ou cri, mais elle est ce langage qui déjoue les limites du discours rationnel, en-deçà du partage entre le normal et le pathologique, la maladie et la santé mentale, mais aussi des instances stables du sens (l’auteur, le sujet…), comme une expérience de substitution à l’expérience-limite de la folie — mais aussi de la mort ou de l’érotisme. 
On peut essayer de préciser le sens du concept de « limite ». Au premier sens, la limite est un point, une ligne, une surface qui séparent deux régions de l’espaces : c’est la limite-contour. La métaphysique est critiquée pour prétendre dépasser la limite qui borne la possibilité de la connaissance. « L’empirisme métaphysique », conteste cette critique en considérant qu’en sortant des limites de l’expérience ordinaire on ne sort pas des limites de l’expérience. La transgression est précisément l’accès à un autre genre d’expérience, l’expérience-limite qui est une expérience au-delà des limites de l’expérience.
« J’appelle l’expérience un voyage au bout du possible de l’homme. Chacun peut faire ce voyage, mais, s’il le fait, cela suppose niées les autorités, les valeurs existantes qui limitent le possible » (Bataille, L’expérience intérieureŒuvres complètes, V, p. 19).
Autrement dit, nul ne peut poser de manière définitive les limites de l’expérience — et donc de la connaissance. La définition a priori des limites est récusée ici par principe. Ou plus simplement, il n’y a pas de limites a priori. Poser des limites a priori n’est possible que par une décision arbitraire, et par une séparation, une exclusion, un retrait qui amputent l’expérience de toute son autorité et toute son extension. Limiter a prioril’expérience c’est avoir déjà refuser toute transgression. La limite ne précède pas l’expérience en la rendant possible mais est imposée à l’expérience. Pas de limites en soi, universelles et nécessaires. La limite est toujours l’effet d’une limitation et cette limitation est toujours l’effet d’un pouvoir. Et si on réfère l’acte de limitation à la raison, on est en droit de soupçonner qu’elle exerce un pouvoir et/ou que ce pouvoir de détermination n’est pas autonome, qu’il renvoie à des structures socio-politiques de pouvoir. Le savoir est toujours délimitant, mais le savoir est toujours aussi par là-même un pouvoir. Toute la philosophie de Foucault se ramène peut-être à la conjugaison de deux thèses principales :
– en accord avec Bataille, ce qui est en-deçà de la limite est par lui-même invalidé (kantisme inversé) ;
– en prolongement de Nietzsche, l’antériorité de la volonté de vérité sur le vrai et donc le partage arbitraire du vrai et du faux — l’acte de la raison de séparer ou de partager a toujours le visage de l’arbitraire et de la violence[3], y compris pour le vrai et le faux traditionnellement exclus de tout partage. « Il est peut-être hasardeux de considérer l’opposition du vrai et du faux comme un troisième système d’exclusion (…). Comment pourrait-on raisonnablement comparer la contrainte de la vérité avec des partages comme (…) des partages qui sont arbitraires au départ ou qui du moins s’organisent autour de contingences historiques ; qui sont non seulement modifiables mais en perpétuel déplacement ; qui sont supportés par tout un système d’institutions qui les imposent et les reconduisent ; qui ne s’exercent pas enfin sans contrainte, ni une part au moins de violence.
Certes, si on se place au niveau d’une proposition, à l’intérieur d’un discours, le partage entre le vrai et le faux n’est ni arbitraire, ni modifiable, ni institutionnel, ni violent. Mais si on se place à une autre échelle, si on pose la question de savoir quelle a été, quelle est constamment, à travers nos discours, cette volonté de vérité qui a traversé tant de siècles de notre histoire, ou quel est, dans sa forme très générale, le type de partage qui régit notre volonté de savoir, alors c’est peut-être quelque chose comme un système d’exclusion (système historique, modifiable, institutionnellement contraignant) qu’on voit se dessiner ».
Ainsi, au-delà de l’interprétation politique de la transgression, il s’agit de faire de l’expérience la mesure du possible et non l’inverse. C’est l’expérience et la décision de l’étendre au-delà du cercle de l’expérience ordinaire où l’humanité générale est enfermée qui décident du possible lui-même : non pas limitation à l’expérience possible mais possibilité illimitée de l’expérience.
Par ces remarques, on est passé à un deuxième sens (dynamique) de la limite. Par « limite », on entend le terme extrême atteint par le déploiement d’un processus, le développement d’une action. Le couloir extérieur du stade constitue sa limite-contour. En revanche, l’athlète qui est allé jusqu’au bout de ses forces a atteint ses limites au sens dynamique du terme. Il dépasse « ses » limites, et non des limites imposées de l’extérieur comme si elles dessinaient une ligne, et/ou universellement indépassables : l’athlète en dépassant (performance) ses limites dépassent les limites des non-sportifs et des autres athlètes. Ici le processus secrète en lui sa limite. 
L’expérience-limite dans son usage métaphysique consistait, au premier sens, à éliminer toute limite (contre l’expérience ordinaire qui est une limitation de l’expérience). Ici, au deuxième sens, il s’agit d’intensifier l’expérience, non pour parvenir à un résultat (comme l’athlète) mais pour l’intensification elle-même : « Tout est bon quand il est excessif » (Blanchot, L’expérience intérieureŒuvres complètes, p. 131).
Bataille, Blanchot ou Foucault prolongent les thèmes de la philosophie de Nietzsche qui illustre à plein le sens dynamique de la limite-tension : la volonté de puissance comme la volonté de mener une force jusqu’au bout de sa puissance créatrice (il ne s’agit pas d’épuiser une force mais, au contraire, de conduire la force à donner tout ce qu’elle peut donner), la thèse de l’homme comme de ce qui doit être surmonté, de l’artiste comme puissance affirmative et créatrice… 
Toute la philosophie moderne tournerait (voir Madelrieux, op. cit., p. 216) ainsi autour d’un jeu entre l’infini et la limite : (1) le moment de l’infini fondateur (priorité et positivité de l’idée d’infini) chez Descartes ; (2) le moment de la finitisation législatrice de la connaissance (Kant) ; (3) le moment de l’illimitation de toute limite (Nietzsche). Désormais, l’expérience n’est pas finie par rapport à un infini soit positif (Descartes) soit négatif (Kant) mais comme un fini-illimité, un fini qui n’a pas de limite. « La mort de Dieu, en ôtant à notre existence la limite de l’illimité, la reconduit à une expérience par conséquent intérieure et souveraine. Mais une telle expérience, en laquelle éclate la mort de Dieu, découvre comme son secret et sa lumière, sa propre finitude, le règne illimité de la limite, le vide de franchissement où elle défaille et fait défaut » (Foucault, Dits et écrits, I, p. 263).
Il s’agit donc, comme l’écrit Deleuze à propos de Nietzsche, de soumettre la pensée elle-même à cette expérience radicalisée, de tenter l’excès, le vertige, loin de la fadeur des pensées ordinaires — ainsi de l’érotisme sadien comme la vérité du plaisir érotique, l’extase comme la vérité de la religion. « Aller dans des lieux extrêmes, aux heures extrêmes, où vivent et se lèvent les vérités les plus hautes, les plus profondes. Les lieux de la pensée sont les zones tropicales, hantées par l’homme tropical. Non pas les zones tempérées, ni l’homme moral, méthodique ou modéré » (Deleuze, Nietzsche et la philosophie, p. 126).
Mais l’intensification de l’expérience dans l’expérience-limite révèle un troisième sens de la limite, entendu comme en mathématique comme une valeur vers laquelle une série de grandeurs tend sans jamais l’atteindre. L’expérience-limite fait signe vers un tel point qu’il faudrait atteindre pouvoir le faire. Blanchot n’a pas été avare de formules pour confronter la littérature à ce point-limite, sans lequel l’expérience-limite n’aurait pas sens mais s’il était atteint, impliquerait la fin de l’expérience — le point-limite ne peut lui-même être expériencé. L’expérience-limite se présente alors comme le contraire de la possibilité de l’expérience : ce qui rend possible l’expérience littéraire est aussi bien condition de son impossibilité : « Le seul commandement de l’épreuve, c’est de lui être fidèle jusqu’à son terme, mais ce terme est lui-même inaccessible. Il faut aller jusqu’au bout d’une situation pour laquelle le mot jusqu’au bout n’a qu’un sens qui se dérobe toujours » (Blanchot, Faux pas, p. 61). « Le point central de l’œuvre est l’œuvre comme origine, celui que l’on ne peut atteindre, le seul pourtant qu’il vaille la peine d’atteindre » ((Blanchot, L’espace littéraire, p. 60). « L’œuvre attire celui qui s’y consacre vers le point où elle est à l’épreuve de son impossibilité. En cela, elle est une expérience » (Blanchot, L’espace littéraire, p. 105). « L’œuvre … est relation avec ce qui n’a pas de rapports » (Blanchot, L’espace littéraire, p. 320).
Donc « d’où parle » Foucault, d’où fait-il de la philosophie et quelle philosophie fait-il ? Il ne fait pas de l’épistémologie, de la philosophie des sciences, de la théorie de la connaissance, pas davantage de l’histoire (des idées), ou de l’histoire de la philosophie. Peut-être ce caractère insaisissable de la philosophie de M. Foucault, se jouant de toute catégorisation, s’explique-t-il par cette position originelle d’un kantisme inversé. Le partage des sciences vient toujours après l’exclusion d’un champ d’expérience et d’une volonté de vérité arbitraires. L’au-delà de la limite est l’instance critique même. Ou la philosophie critique se répète comme transgression de la limite.


[1] Par exemple, L’archéologie du savoir, p. 236-237, p. 242-243, p. 250-251. Mais on pourrait multiplier les exemples dans les Mots et les choses, Surveiller et punir, Discours et vérité
[2] S. Madelrieux rappelle ici qu’au même moment, Foucault inaugure une série d’émissions radiophoniques précisément intitulée « Histoire de la folie et littérature » (Madelrieux, op. cit., p. 168).
Il fait cette mise au point éclairante sur l’expérience décalée pour ainsi dire de la folie par la littérature — discours de la folie affranchi de la délimitation du discours : « Il ne s’agit pas de dire que tous les écrivains sont, d’un point de vue psychologique, fous. Ni même et surtout que les œuvres des écrivains reconnus fous par la psychiatrie (Artaud, Roussel, etc.) fournissent des témoignages irremplaçables sur la nature de la maladie mentale, si bien que c’est la lecture psychologique qui donnerait la clef d’interprétation de leur œuvre — contresens le plus fatal consistant à ramener la recherche littéraire à ce dont elle s’efforce de se déprendre. La thèse de Foucault est plutôt que la littérature nous donne une idée de ce que pourrait être une culture où la folie ne serait plus considérée comme une maladie mentale, plus même comme une maladie et ne serait en fin de compte plus même exclue ni dissociée de la raison. La littérature serait ainsi l’expérience même où le partage entre folie et raison serait contesté. Par ses expérimentations sur le langage qui en transgressent les usages habituels, la littérature fonctionnerait comme une expérience de pensée sur la pensée : une expérimentation qui bouleverserait l’image que l’on se fait de la pensée, dans la mesure où elle présenterait à l’œuvre une pensée qui pense bien, mais qui ne penserait plus selon les injonctions d’une raison souveraine s’efforçant de conjurer et de contenir une folie réputée extérieure. L’indissociation raison/folie qui est constitutivement impensable dans le régime normal de la pensée, puisque la pensée rationnelle s’est constituée et fonctionne sous la condition transcendantale de leur séparation, serait l’objet même de la littérature et le point vers lequel elle tendrait. Elle seule nous apprendrait véritablement à “penser autrement”.
En effet, contre la folie séparée et donc dégradée, la littérature est œuvre et non paroles inaudibles, illisibles, insensées. La folie des fous, elle, est absence d’œuvre. Mais contre la raison séparante et donc limitée, la littérature serait délire, exploration “tragique” hors des limites du raisonnable, hors des limites de l’auteur, hors des limites du sujet maître de soi, hors des limites de l’homme » (S. Madelrieux, op. cit., p. 173-174).
[3] Le projet philosophique de Foucault d’une histoire de (la volonté de) vérité. suppose (1) que la vérité est toujours historiquement construite (historicisme radical) : « au moins depuis Nietzsche, la philosophie a pour tâche de diagnostiquer et ne cherche plus à dire une vérité qui puisse valoir pour tous et par tous les temps » (M. Foucault, « Qui êtes-vous professeur Foucault ?, Dits et écrits, I, p. 634) ;  (2) que la construction historique de la volonté de vérité montre le savoir articulé à des dispositifs de pouvoir. Autrement dit, il ne faut pas analyser la vérité au sein du discours, au niveau logique de la proposition, mais « à une autre échelle », dans les formes historiques que suit la volonté de vérité ou la production de vérité par toutes sortes de savoirs, avec leur cortège d’exclusions et donc in fine de violence. 
« – si on peut, sous l’histoire des discours vrais, mettre à jour l’histoire d’une certaine volonté du vrai ou du faux, l’histoire d’une certaine volonté de poser le système du vrai et du faux :
-si on peut, deuxièmement, découvrir que cette mise en jeu historique, singulière et toujours renouvelée du système du vrai ou faux forme l’épisode central d’une certaine volonté de savoir propre à notre civilisation : 
– si, enfin, on peut articuler cette volonté de savoir, qui a pris la forme d’une volonté de vérité, non point sur un sujet ou une force anonyme, mais sur les systèmes réels de domination.
(…) On aura replacé le jeu du vrai et du faux dans le réseau des contraintes et des dominations. La vérité — je devrais dire plutôt le système du vrai et du faux — aura révélé le visage qu’il a depuis si longtemps détourné de nous et qui est celui de sa violence » (M. Foucault, Leçons sur la volonté de savoir — Cours au collège de France. 1970-1971, p. 5-6).

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