
La théorie du genre existe-t-elle ?
L. Cournarie. 3-12-24
La théorie du genre existe-t-elle ?
Voici ce qu’on entend dire. Elle n’existe pas parce qu’elle n’existe que pour les partis conservateurs qui veulent, par cette dénomination, discréditer l’essor d’un nouveau champ de recherches pluridisciplinaires dont le nom académique est gender studies — à côté de nombreuses autres studies avec lesquelles elles sont amenées à « intersectionner ».
Voilà ce qu’on peut penser. Si l’on prend le concept de « théorie » au sens fort, comme dans les sciences de la nature, il n’y a pas de théorie du genre, pour la raison sans doute qu’il n’y a de « théorie » en sciences humaines ou sociales. Si l’on prend le concept de « théorie » au sens faible, comme ensemble d’idées appliqué à un domaine en particulier, ici l’identité sexuelle d’une personne et les rapports sociaux entre les sexes, les études de genre sont bien une théorie, même dans leur genre « déconstructif » assumé, qui repose sur des concepts (identité(s) de genre), des distinctions (sexe/genre), des propositions (construction sociale du genre, voire du sexe)…
Admettons que la théorie du genre n’existe pas et que, n’existant pas, elle ne peut faire son entrée à l’école — ce qu’il fallait démontrer. Renversons alors la question. Que sont les études de genre si elles ne sont pas et ne doivent surtout pas être prises pour une théorie ? Quel est donc le statut « épistémologique » des études de genre ?
Si elles ne sont pas une théorie, les études de genre ne sauraient être une ou des sciences. Peut-être le terme « générique » de studies entend-il souligner précisément ce point puisque, des sciences constituées, on ne dit pas qu’elles sont des studies. On n’assimilera pas faire des studies et étudier des sciences.
Elles sont, à tout le moins, une discipline, comme le prouve leur omniprésence académique et éditoriale — ou mieux une « interdiscipline », tant leur objet désigné, « le genre », est interdisciplinaire. Au titre de discipline interdisciplinaire, elles sont même ce qui trouble le partage disciplinaire dans le champ des sciences humaines ou sociales et invitent même à une alter-épistémologie, précisément pluridisciplinaire, toujours située (standpoint), contre le modèle universaliste et andocentriste de la production des savoirs(1).
Quel genre de définition les études de genre donnent-elles du genre et se donnent-elles d’elles-mêmes ? En voici une : ce sont « des recherches portant sur ce “système de bicatégorisation hiérarchique entre les sexes (hommes/femmes) et entre les valeurs et représentations qui leur sont associées (masculin/féminin)” [L. Bereni et al., Introduction aux études sur le genre, Bruxelles, De Boeck, 2012, p. 10] qu’est le genre » (2). C’est précisément cette bicatégorisation que les études de/sur le genre interrogent et défont, passant avec une « fluidité » discursive, de l’analyse (recherches) à l’action (militantisme).
A cette fin, dans l’identité sexuelle d’un individu, il faut apprendre à distinguer le sexe de naissance ou le donné naturel, le genre construit ou le sexe social, la sexualité ou l’orientation sexuelle. Or, selon les études de/sur le genre, il n’y a aucune continuité entre les trois. Croire le contraire, c’est-à-dire admettre que la sexualité est déterminée par le genre, qui est déterminé par le sexe, c’est cautionner l’hétérosexualité comme normativité sexuelle (dite hétéronormativité). Or les études de genre montrent que l’identification du genre masculin ou féminin au sexe biologique et l’assignation à la sexualité correspondante sont une construction sociale et que cette construction est un système qui reproduit l’inégalité des sexes, la domination du masculin sur le féminin, la discrimination de l’homosexualité. La mise à nu de cette construction, ce qui vaut donc pour une « déconstruction » — qui détruit moins qu’elle ne consiste à substituer la thèse gender de la discontinuité sexe-genre-sexualité à celle « patriarcale » de leur continuité — càd finalement le primat dans l’identité sexuelle de l’identité de genre, est l’unique moyen pour changer les mentalités et lutter contre inégalités sociales entre les sexes engendrées précisément par les « stéréotypes » de genre. Dès lors l’école est conforme à sa mission en introduisant dans ses enseignements les études sur le genre contre le système de bicatégorisation hiérarchique des sexes, pour former des individus libres et promouvoir l’égalité entre eux.
Mais quand le déconstructionisme passe à la pratique (pédagogie), il doit partir de la conclusion vers laquelle ces « recherches » convergent : l’indétermination sexuelle première. Ce que l’école doit dès lors enseigner progressivement à l’enfant et à l’adolescent, c’est principalement que l’individu ne naît pas avec une identité sexuelle définie, que, pour ainsi dire, chacun la devient par la libre auto-détermination de son genre, en accord ou contre l’identité de genre socialement imposée, et que finalement l’identité sexuelle de l’individu, ici surdéterminée comme pars totalis de son identité, est un espace ouvert de multiples possibilités, avec son cortège inflationniste de recatégorisation dont la jeunesse maîtrise toute la subtilité lexicale par le biais des réseaux sociaux : identité de genre masculin/féminin, agenre et/ou non binaire, cisgenre, transgenre, ou genre fluctuant. Dans ce contexte, la chouette de l’école risque de se lever toujours un peu trop tard, s’il s’avère que les élèves sont majoritairement convaincus que le choix du genre est, en quelque sorte, le premier des droits humains.
Là où était le sexe, qui est une création du genre (en en faisant la différence socialement la plus significative, en imposant la norme sociale de la binarité) qui est une construction sociale, qui est un système de domination, doit advenir la liberté de choisir son genre. En résumé, les études sur le genre sont la « théorie » de la performativité du genre.
Alors la question revient : quelle est la validité épistémologique de la « théorie » performative du genre pour que l’institution scolaire l’abonde et se donne pour fonction d’apprendre non seulement quoi savoir, comment penser, mais aussi comment il faut ressentir ?
(1) Voir https://laurentcournarie.com/2021/02/20/le-genre-epistemologiquement-troublant-des-studies/
(2) Épistémologies du genre. Croisement des disciplines, intersections des rapports de domination, ENS éditions, 2018, p. 9.