La métaphysique peut-elle avoir lieu en dehors de la philosophie ? Trois domaines peuvent y prétendre : la religion, la science, l’art.
Si la métaphysique est toujours l’œuvre de la raison, la religion n’est pas un lieu de la métaphysique — même si (a) la métaphysique et la religion puisent à la même source selon Schopenhauer (la séparation de l’entendement et de la volonté qui permet à l’homme de questionner sa présence au monde et de donner un sens à la souffrance et à la mort) ; (b) Dieu peut leur être un objet commun ; (c) si la division sensible ou visible et intelligible ou invisible est d’abord une structuration religieuse du monde, reprise par la métaphysique. Mais raisonner sur la nature de Dieu, prouver l’existence de Dieu, c’est autre chose que croire en Dieu et de chercher à faire son salut. De même postuler des essences comme structures intelligibles des choses, analyser l’être ou « le fait qu’il y a » en catégories… c’est très différent de craindre et d’admirer des puissances sacrées. Donc on ne peut assimiler la métaphysique et la religion. Pour le dire autrement, la métaphysique enveloppe un projet de connaissance tandis que la religion a une visée pratique (le salut).
Si la métaphysique vise la connaissance des principes et de réalités ultimes au-delà des phénomènes, la science ne peut être non plus occuper le même lieu que la métaphysique — même si la science pose ou aborde des questions métaphysiques. Par définition, la science est empirique, au point que l’expérience ou la possibilité d’un rapport à l’expérience, en suivant les lois formelles de celle-ci (Kant) passe pour la pierre de touche de la vérité. Cette irréductibilité de la métaphysique à la science est d’ailleurs ce qui rend la métaphysique problématique : elle partage avec la science une visée de connaissance et même espère porter celle-ci (a) là où elle ne porte pas (de l’être en tant qu’être il doit y avoir une science) ou (b) au-delà de sa portée (sur ce qui a le caractère d’une réalité ultime), (c) en fondant et en achevant l’édifice des sciences. Mais elle ne satisfait aucun des critères de la scientificité. Son langage conceptuel est équivoque : sa syntaxe n’est pas logique : ses propositions sont non falsifiables. Ses deux objets privilégiés l’être et Dieu échappent aux prises de la raison. De l’être, il n’y a rien à dire. C’est le terme le plus universel et le plus vide qui soit : sa pauvreté de contenu est inversement proportionnelle à son extension. Quant à Dieu, qu’il existe ou pas, sa transcendance le rend incompréhensible.
Resterait donc le cas de l’art. D’un côté, l’art évite le détour de la croyance (religion). Affranchi de la condition de la foi, il peut se présenter comme une connaissance. Mais c’est une connaissance qui peut se substituer à la science positive. On cherche ainsi dans l’art un salut pour la métaphysique après la critique kantienne — c’est une sorte de lieu commun de la philosophie post-kantienne : l’absolu insaisissable intellectuellement serait accessible esthétiquement : l’art permet de contourner la censure kantienne et de dépasser le nihilisme auquel conduit la réduction de la science à la connaissance des (simples) phénomènes. Ou bien, plus modestement, on suppose que l’art peut avoir une puissance métaphysique — ce qui lui ajoute un titre supplémentaire de considération, en en faisant quelque chose de très sérieux (l’art pense : il pense métaphysiquement et peut-être mieux que la philosophie). Ce qui soutient cette double hypothèse, radicale (l’art en tant que métaphysique) ou relative (la potentialité métaphysique de l’art), c’est l’idée que l’art est une représentation qui, par ses modalités propres, pourrait soulever le voile des apparences pour saisir directement les choses. On cite souvent ce mot de P. Klee : « l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible ». L’art est une représentation. Mais loin d’être une répétition et une reprise, la représentation de l’art a un pouvoir prospectif, révélant. Il rend visible ce qui, par définition, ne l’est pas ordinairement. L’art manifeste donc l’invisible latent derrière ou sous les choses ou, du moins, au-delà des représentations ou bien ordinaires ou bien scientifiques du réel. Ici on ne renonce pas à la structure métaphysique du réel (apparence/essence) : on nie simplement que les essences ou la vérité des choses soit connaissables par les sciences ou par la philosophie (métaphysique), càd conceptuellement et discursivement. L’art est un mode de connaissance et c’est seulement par lui que la connaissance métaphysique peut trouver à se réaliser. C’est une représentation contre la représentation intellectuelle. Cet écart est précisément assumé par son caractère « esthétique » : des sons, des gestes, des formes et des couleurs, des mots pour leur valeur expressive…
L’art peut-il donc constituer un substitut de métaphysique ou, à défaut, est-il susceptible de donner forme à une pensée métaphysique ? Cette double question en implique plusieurs autres. L’art est-il toujours métaphysique ou à quelles conditions peut-il l’être ? Tous les arts sont-ils également métaphysiques ? Et si une forme ou une espèce d’art est jugée plus métaphysique que les autres, toutes les œuvres de cet art le sont-elles nécessairement ?
En ce qui nous concerne, nous confessons un certain scepticisme à cet endroit. Pourquoi l’art serait-il plus ou mieux métaphysique que la philosophie ? Il y a dans cette conviction une forme de paradoxe : la vérité, l’essence, l’absolu seraient plus accessibles indirectement ou par un langage indirect (langage des sons, des formes…) que par le langage propositionnel. Or le langage des arts reste un langage incomplet : il lui manque par exemple la fonction méta-linguistique. La peinture ne parle pas de la peinture, la musique de la musique… ou alors toujours par le biais de la langue. Et pourtant c’est au langage de l’art que reviendrait la saisie de l’absolu.
Ensuite, cette conviction repose sur une conviction inchangée : qu’il n’est pas absurde de supposer des essences des phénomènes et/ou des pensées et/ou des sentiments, etc. L’art peut être métaphysique s’il y a des réalités métaphysiques, càd des entités invisibles au-delà du sensible (Dieu, les anges…) ou si l’on suppose qu’il ait légitime de parler d’universaux ou de choses en soi (le temps, l’espace, la passion, etc.).
Mais pourquoi une mélodie toujours particulière serait-elle plus à même de traduire par exemple le temps en soi ? Le langage n’est-il pas plus universel que n’importe quelle médiation sensible ? C’est une opération paradoxale : on refuse au langage le pouvoir d’énoncer les propriétés d’entités intelligibles, au prétexte que le langage déforme, surcharge la réalité des choses, mais on admet que l’art soit une vision directe, comme si elle n’était pas le résultat d’une opération, la concrétisation d’une pensée dans un objet, etc. L’absolu est posé comme indicible mais non pas comme non-invisible ou non-inaudible. Ce qui est métaphysique est au-delà du langage mais pas au-delà du langage de l’art. C’est parce que l’art est un autre langage qu’il n’est pas affecté des limites du langage propositionnel. Et la surprise s’approfondit encore si l’on considère qu’on n’est jamais certain de savoir ce que dit et veut dire une œuvre d’art, alors que le langage propositionnel, quand il est rigoureux, ne connaît pas cet inconvénient. Mais là encore, l’inconvénient se convertit en avantage : c’est parce que la signification de l’œuvre équivoque que le langage de l’art aurait plus de pertinence métaphysique. Moins un langage serait déterminé ou déterminable, plus il serait évasif, plus il serait approprié pour dire quelque chose de métaphysique.
Nous avançons trois thèses générales qu’on essaiera en suivant de justifier : (a) l’art ni aucun art n’est métaphysique en soi ; (b) certaines œuvres peuvent avoir une signification métaphysique parce qu’elles traitent d’un sujet identifié comme méta-physique (le Paradis, les Enfers…) ou d’un thème universel (le temps, la mort …), le plus souvent avec une économie de moyens : moins l’œuvre est anecdotique, divertissante, moins elle célèbre l’art lui-même (à l’exception du genre des Vanités qui est une méditation sur le memento mori, représentation allégorique de la mort, du temps qui passe — passant à ce titre pour une peinture si l’on veut « métaphysique » — mêlant les symboles de la caducité, de la vanité (crâne, squelette, montre, sablier, bougie, lampe à huile éteinte, fleur fanée, fruit en décomposition…), les grandeurs de la chair, de l’esprit avec la virtuosité du rendu des matières et des apparences sensibles : une auto-célébration de l’art en même temps que son sacrifice et son offrande), plus elle est profonde, sérieuse, voire grave, plus on peut avoir tendance à la qualifier de métaphysique ; (c) l’œuvre d’art soulève des problèmes ontologiques : il y a plus sûrement une ontologie de l’art qu’une métaphysique de l’art.
Autour de la question du rapport entre art et métaphysique, on peut au moins dégager trois positions théoriques ou philosophiques.
1. la métaphysique est l’antithèse de l’art. Cette position est bien connue puisqu’elle correspond au “platonisme” (qui est en quelque sorte la première philosophie de l’art). L’art imite le sensible (image de ce qui ontologiquement une image), séduit l’âme qui oublie de convertir son regard vers le lieu intelligible et sa patrie originelle et destinale. Là où la métaphysique est la quête du principe, l’art est « an-archique », là où l’ascension ou la conversion de l’âme vers l’intelligible ou le suprasensible se laisse décrire comme un voyage métaphysique, l’art est une descente dans la caverne et renforce toujours l’amour des apparences. L’art inverse la dialectique ascendante du beau.
2. l’art est la réalisation de la métaphysique : c’est la thèse romantique après la censure kantienne : l’absolu est accessible à la poésie, qui est un langage intransitif, dans le poème qui forme un tout (Novalis), etc.
3. l’art dispense de la métaphysique : c’est la thèse du positivisme logique (de Carnap). Par « positivisme logique » ou par « empirisme logique », il faut entendre une conception scientifique du monde (positivisme), càd l’idée que seule la science fait connaître le monde. Cette conception scientifique du monde prend pour base de toute connaissance l’analyse « logique » du langage, fait de l’expérience le critère d’une connaissance scientifique (empirisme). Par cette double exigence le positivisme/empirisme logique prétend abolir la métaphysique. Ce qui définit ce cercle de philosophes et de savants c’est « une attitude spécifiquement scientifique » qui se ramène à la proposition de Wittgenstein : « ce qui se laisse dire, se laisse dire clairement ».
« La netteté et la clarté sont visées, les lointains sombres et les profondeurs insondables refusés ; en science, pas de “profondeurs”, tout n’est que surface. (…) Tout est accessible à l’homme, et l’homme est la mesure de toutes choses. Ici la parenté avec les sophistes, non avec les platoniciens, devient évidente ; avec les épicuriens, non avec les pythagoriciens ; avec tous ceux qui plaident pour l’être terrestre et l’ici-bas. La conception scientifique du monde ne connaît pas d’énigme insoluble » (R. Carnap, H. Hahn, O. Neurath, « La conception scientifique du monde » 1929, in Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, p. 110-111).
Par-là même, le positivisme logique non seulement s’affranchit de la métaphysique mais est dirigé contre elle (« La conception scientifique du monde », p. 109). La métaphysique se caractérise en effet par le fait que :
– elle dit, si l’on peut dire, confusément ce qui ne peut se laisser dire : en réalité, elle ne dit rien de sensé.
– a le sens des profondeurs ou oppose la profondeur de l’énigme, ou du mystère à la connaissance empirique et scientifique
– porte sur ce qui est transcendant l’être ici-bas et les savoirs immanents.
Cette lutte contre la métaphysique est le point de ralliement et l’unité des sciences le but de tous les membres de ce cercle. Le positivisme logique prétend s’inscrire dans « l’esprit des Lumières et de la recherche antimétaphysique » (R. Carnap, H. Hahn, O. Neurath, « La conception scientifique du monde » (1929) in Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, sous la direction d’Antonia Soulez, Paris, Vrin, 2010, Paris, Vrin p. 105), à la suite de l’empirisme, du libre-échangisme anglais (106), et dans le progressisme — contre « les combattants accrochés au passé dans le domaine social » (p. 123) qui sont les mêmes à se réfugier dans les spéculations métaphysiques.
On s’arrêtera un peu sur cette position qui a la particularité de déployer une critique sans appel de la métaphysique, un éloge de l’art, mais pour autant qu’il ne devient pas le refuse de la métaphysique déboutée du royaume de la science.
L’art permet de mettre en forme et d’exprimer les angoisses de l’homme devant la mort, l’interrogation sur le sens de l’existence. Le positivisme logique conduit à deux conséquences : (a) la métaphysique disparaît entre la science qui est le domaine de la vérité et l’art qui a pour fonction d’exprimer le sentiment de la vie ; (b) autrement dit, l’indécision de la métaphysique entre une conception rationaliste (système) et une conception existentielle (questionnement) s’annule. La métaphysique n’a aucun rapport à la connaissance et à l’existence. La science assume entièrement l’exigence de connaissance : l’art se charge intégralement de l’expérience de l’existence. La métaphysique n’est plus cette manière de penser ouvrant d’un côté sur la science, de l’autre sur l’art. Elle s’efface au profit de la dualité science/art.
C’est la conséquence radicale que tire Carnap dans son article de 1931, « Le dépassement de la métaphysique à la lumière de l’analyse logique du langage ». La métaphysique est incapable de construire des propositions douées de sens à propos du monde : elle n’a donc aucun rapport à la connaissance. Elle consiste plutôt à méditer sur l’existence, la condition humaine, la finitude… Mais alors, à tout prendre, il vaut mieux préférer en quelque sorte l’original (l’art) plutôt que la copie (métaphysique). Ainsi la conclusion est sans appel. Il faut procéder comme dit Carnap, à une « élimination de la métaphysique » (Carnap, « Autobiographie »).
« La métaphysique contient effectivement quelque chose ; seulement il ne s’agit pas d’un contenu théorique. Les (pseudo-)propositions de la métaphysique ne servent pas à représenter des états de choses (Darstellung von Sachverhalten) existants (…) Elles servent à exprimer le sentiment de la vie (Lebensgefühl) » (R. Carnap, « Le dépassement de la métaphysique », p. 168).
La métaphysique ne fait rien connaître du monde — le rôle en revient aux sciences. Et tout ce qui excède la description des états de choses qu’on peut définir comme la combinaison d’un individu (un particulier) et une propriété n’a pas de sens. Aucun énoncé sur le monde comme totalité ou pire sur des entités hors du monde ou sur des principes premiers, càd aucun énoncé métaphysique n’est signifiant. Les propositions métaphysiques ne veulent rien dire. Donc la métaphysique n’a aucun contenu cognitif. Tout au plus, elle exprime la manière dont l’homme éprouve le monde, sa manière d’ « être au monde ».
Plus précisément, au nom de la profondeur, la métaphysique développe une sorte de mélange entre le sentiment et la théorie. Elle croit dire quelque chose sur quelque chose (théorie) et fait croire que ce qu’elle dit est plus profond, plus essentiel que tout ce qui peut être dit clairement à propos des états de choses et des faits connus par les sciences. C’est pourquoi elle peut développer une langue jargonnante (la métaphysique comme une langue à part, qui parle un langage abscond d’une réalité qui n’existe pas).
Mais si la métaphysique n’a aucun contenu théorique, et si elle se contente d’exprimer théoriquement le sentiment de la vie, autrement dit si elle n’a qu’un contenu existentiel, elle a la même fonction que l’art. Or l’art est mieux disposé que la métaphysique pour traduire cette même « expression du sentiment de la vie ». L’art n’a aucune prétention cognitive — et ce n’est pas lui faire honneur que de lui reconnaître une puissance métaphysique, mais au contraire l’affaiblir : l’art vaut mieux que la métaphysique, à condition de ne pas croire qu’on l’élève en en faisant le support ou le moyen d’une pensée métaphysique indirecte. Les œuvres d’art sont des objets « esthétiques » qui produisent des effets « esthétiques » (sensations/sentiments) sur le sujet. Aussi le sentiment de la vie est-il directement exprimé par/dans des objets « poiético-esthétiques ». Rien donc n’est plus adapté que l’art pour rendre sensible l’expérience subjective de la vie. L’humanité est alors comblée dans toutes ses aspirations : la science pour la raison, l’art pour le sentiment. La métaphysique est ou était devenue un mixte malencontreux entre la connaissance et l’existence, entre une fausse connaissance du monde (fausse science) et un mauvais sentiment de la vie (faux art). Et la musique est peut-être plus que tout autre art, parce qu’elle est non objective et non figurative (Gegenständliches), l’art le plus apte à réaliser la visée de l’art. Plus précisément encore, la différence entre la métaphysique et l’art, c’est que la métaphysique par ses énoncés croit dire quelque chose sur quelque chose et donc produire une connaissance, voire une connaissance d’un ordre supérieur, alors qu’elle ne fait qu’exprimer le sentiment de la vie. L’art, au contraire, n’a pas de prétention cognitive — il n’est donc pas un langage descriptif et théorique — mais il se contente d’exprimer le sentiment de la vie. C’est pourquoi il faut préférer l’art à la métaphysique.
Par exemple, l’art peut exprimer le tragique de la vie. L’individu est libre, mais sa liberté est le jouet des événements, et d’une sorte de fatalité supérieure qui s’abat sur lui. La vie est peut-être absurde. Nous sommes au monde comme des pantins qui ne faisons que parler pour tuer le temps, sans jamais vraiment communiquer, qui attendons un Dieu pour nous sauver qui ne viendra jamais, assistant au désastre, à l’insignifiance des choses. Chacun est ici et pourrait être quelque part, fait ceci mais pourrait faire autre chose. Ici ou là, ceci ou cela, rien n’a plus de sens qu’autre chose.
Mais à quoi bon qualifier de « métaphysique » la représentation du tragique ou de l’absurde (ou du tragique dans une version absurde) de la vie ? Parler de métaphysique de l’absurde, ou d’un théâtre métaphysique peut se comprendre en réaction contre la métaphysique classique qui propose un ordre rationnel et intégral du monde, qui soutient même si ce n’est pas son vocabulaire qu’il y a non seulement du sens mais qu’il y a un sens universel. Le sens est alors indissociable d’un ordre ou même d’une hiérarchie d’ordre : par exemple, il y a l’ordre de la nature d’un côté avec ses lois, et de l’autre l’ordre de la surnature ou de la grâce. Il y a le monde et Dieu comme cause souveraine et providentielle. Il y a la vie et la mort, mais il y a une vie après la mort où chaque âme sera jugée selon ses actions. L’injustice d’ici-bas ne restera pas impunie. A défaut d’une justice, il y a une justice transcendante. Etc. Au contraire, au XXe s., un doute immense se lève sur la certitude d’un sens général qui précède et enveloppe l’histoire, le monde, chaque existence. C’est pourquoi une métaphysique se recompose ou se repense à partir de l’existence, plutôt que de l’ordre, et qui insiste sur la contingence plutôt que sur la nécessité, sur la signification locale plutôt que sur la rationalité systématique et qui trouve, précisément dans l’art et notamment dans la littérature (Merleau-Ponty) un lieu d’expression privilégiée. Chez Sartre, l’existence est pure facticité (être là) et la facticité est sans raison. L’existence qu’elle désigne les choses que Sartre l’en-soi, ou la conscience, nommée le « pour-soi », est toujours de trop. On retrouve la même idée que chez Merleau-Ponty. Là où dans l’histoire de la métaphysique la contingence était ou bien relative au monde sublunaire (Aristote), ou bien la condition de la liberté (Leibniz) ou bien illusoire (Spinoza), donc toujours située, réduite et définie ou impossible, dans la philosophie contemporaine elle est précisément ce qui ne se laisse pas éliminer : la contingence n’est pas ce qui ne rentre pas dans l’ordre, mais l’essentiel. C’est ce que dit ce passage célèbre de La nausée :
« L’essentiel c’est la contingence. Je veux dire que, par définition, l’existence n’est pas la nécessité. Exister, c’est être là, tout simplement ; les existants apparaissent, se laissent rencontrer mais on ne jamais les déduire. Il y a des gens , je crois, qui ont compris ça. Seulement ils ont essayé de surmonter cette contingence en inventant un être nécessaire et cause de soi. Or, aucun être nécessaire ne peut expliquer l’existence : la contingence n’est pas un faux semblant, une apparence qu’on peut dissiper ; c’est l’absolu, par conséquent la gratuité parfaite. Tout est gratuit, ce jardin, cette ville et moi-même. Quand il arrive qu’on s’en rende compte, ça vous tourne le cœur et tout se met à flotter » (Sartre, La nausée, p. 184)
L’important c’est cette conscience que l’existence ne se laisse pas déduire d’un ordre général ou d’un Dieu. Rien ne précède l’existence, le fait que les choses soient est sans raison. La question « pourquoi ? » est-elle-même vide de sens. On peut alors traduire cette métaphysique de la contingence en parlant d’une métaphysique de l’absurde. Et le théâtre qui présente la condition humaine ramenée à cette absurdité peut être nommé métaphysique.
Mais d’une part cette métaphysique est une contre-métaphysique, voire une non-métaphysique, faisant de la contingence l’absolu, le non-sens l’origine et la fin de toutes choses (inversion). D’autre part, est-il nécessaire de nommer « métaphysique » ce qui peut se laisser qualifier simplement comme expression d’un sentiment de la vie ? N’est-ce pas «adultérer » l’art que d’en faire un langage et une variante du langage métaphysique D’ailleurs, la force de la représentation n’est-elle pas de montrer sans rien dire — position que Beckett a toujours maintenu contre l’interprétation « métaphysique » de En attendant Godot.
Le positivisme logique non seulement tente d’éliminer la métaphysique sous toutes ses formes : la métaphysique en tant que philosophie mais aussi la métaphysique de substitution en tant qu’art — l’art est un refuge pour la métaphysique après sa critique, la métaphysique une justification pour l’art contre la critique de son inutilité. Mais il y a là deux illusions. Là où la métaphysique croit à tort dire quelque chose de profond et de suressentiel à propos de quelque chose, l’art croit à tort dire quelque chose au-delà de sa manière d’exprimer esthétiquement le sens de la vie. Car il n’y a pas plus de connaissance métaphysique de la métaphysique que de connaissance métaphysique de l’art. La connaissance c’est la science. Il n’y a pas de connaissance au-delà de la connaissance scientifique, que ce soit par la métaphysique ou par l’art en lieu et place de la métaphysique.
Donc l’élimination de la métaphysique est complète, aussi bien sur le plan théorique (par la science) que sur le plan existentiel (par l’art). C’est à peine si l’on peut dire que la musique serait l’art le plus métaphysique. Carnap préfère suggérer que les métaphysiciens ne sont rien que des « musiciens sans talent musical » et que la métaphysique n’est d’une manière générale qu’un substitut (Ersatz) inapproprié de l’art — ce qui laisse supposer que les musiciens sont des métaphysiciens sans le défaut de la métaphysique. Mais il faudrait peut-être plus radicalement s’interdire de nommer « métaphysique » cette aptitude de l’art à intensifier le sentiment de la vie. La vie chez les hommes a besoin d’être exprimé ou c’est un besoin humain d’exprimer la vie. Et c’est ce même besoin qui peut expliquer pourquoi alors même qu’elle est dénuée de sens, la métaphysique a été cultivée avec tant d’ardeur par tant de nombreux et éminents esprits. C’est que les énoncés métaphysiques ont bien un contenu. Mais s’ils disent quelque chose, ils ne veulent rien dire cognitivement. En effet, la signification se divise en deux espèces : la signification cognitive et la signification expressive. Les énoncés métaphysiques n’ont aucune signification cognitive (décrire un état de choses, référer à une chose vérifiable). Seuls les énoncés scientifiques sont pourvus d’une signification cognitive. Mais les énoncés métaphysiques ont une signification expressive, càd une composante émotionnelle et motivationnelle (Rudolf Carnap, Le dépassement de la métaphysique à la lumière de l’analyse logique du langage, p. 171). Mais le langage de l’art a l’avantage d’exprimer directement et sans la forme mystificatrice de la théorie, càd de la prétention à exprimer le sens de la vie par des concepts reliés entre eux d’une manière déductive et systématique, qu’on trouve en métaphysique. Donc l’art est le moyen adéquat d’exprimer la vie vécue, la métaphysique le moyen inadéquat. Ainsi, Nietzsche « le métaphysicien peut-être artistiquement le plus doué » (Rudolf Carnap, Le dépassement de la métaphysique à la lumière de l’analyse logique du langage,p. 170) choisit dans Zarathoustra … ouvertement la forme de l’art, la poésie » (p. 170), abolissant la métaphysique non par la philosophie (critique philosophique de la métaphysique) mais en tant que poésie. Un métaphysicien est donc un poète sans talent poétique, qui exprime son sentiment de la vie à travers un système ou une conception du monde, ordonnés conceptuellement. Mais il ne fait jamais que juxtaposer ou articuler des « mots vides de sens » (p. 168). Ce qui reste quand on a critiqué la vacuité des énoncés métaphysiques, c’est l’expression du sentiment de la vie, que l’art représente plus directement et plus authentiquement.
« Nous trouvons que la métaphysique, elle aussi, surgit du besoin de porter le sentiment de la vie à l’expression, qu’il s’agisse de l’attitude que l’homme adopte dans la vie à l’expression, qu’il s’agisse de l’attitude que l’homme adopte dans la vie, de la disposition émotionnelle et volontaire qui est la sienne vis-à-vis du monde environnant et de ses semblables, lorsqu’il affronte les tâches auxquelles il se consacre activement ou qu’il subit les coups du destin. Ce sentiment de la vie s’extériorise, le plus souvent sans qu’il en est conscience, dans tout ce que l’homme fait et dit ; il marque de son empreinte son visage, peut-être l’allure de sa démarche. Nombreux sont ceux qui éprouvent alors en outre le besoin de le traduire en lui donnant des formes d’expression particulières susceptibles d’en livrer la quintessence et l’empreinte visible. S’ils sont artistes, c’est en réalisant une œuvre d’art qu’ils trouveront à s’exprimer. Différents auteurs ont déjà tiré au clair (exemple : Dilthey et ses disciples) la façon dont le sentiment de la vie se donne à travers le style et la manière de l’artiste. On emploie fréquemment à ce sujet l’expression “vision du monde” (Weltanschauung). Mais nous préférons l’éviter en raison de son ambiguïté qui tend à brouiller la différence qu’il convient de faire entre le sentiment de la vie et la théorie, différence absolument décisive pour notre analyse. L’essentiel est pour nous ceci : l’art est le moyen d’expression adéquat et la métaphysique un moyen inadéquat, pour rendre le sentiment de la vie. Il n’y aurait bien sûr rien à redire au choix de tel ou tel moyen d’expression. Mais avec la métaphysique, la situation est telle que par la forme de ses réalisations, elle feint d’être quelque chose qu’elle n’est pas. Cette forme est celle d’un système d’énoncés qui (en apparence) entretiennent mutuellement des relations de fondement ; elle est donc celle d’une théorie. D’où l’illusion d’un contenu théorique qui … est inexistant. Outre le lecteur, c’est aussi le métaphysicien qui se trouve victime de l’illusion selon laquelle les énoncés métaphysiques disent quelque chose et décrivent des états de choses. Il s’imagine arpenter un domaine où il en va du vrai et du faux. De fait il n’a pourtant rien dit, mais seulement exprimé quelque chose à la manière d’un artiste. Que le métaphysicien soit ainsi victime d’une pareille illusion, nous ne pouvons l’inférer d’emblée du fait qu’il utilise le langage comme médium et les énoncés déclaratifs comme forme d’expression : car le poète en fait bien autant sans toutefois s’illusionner de cette façon. En revanche, le métaphysicien cherche à alléguer des arguments en faveur de ses thèses, à réclamer l’accord sur leurs contenus, à polémiquer contre le métaphysicien d’un autre courant dont il cherche à réfuter les énoncés dans ses propres écrits. Le poète au contraire ne s’efforce pas de réfuter dans ses poèmes les phrases tirées d’un poème d’un autre poète. Il sait bien qu’ici l’art est maître, non la théorie.
La musique est peut-être le moyen le plus pur pour exprimer ce sentiment de la vie, parce qu’elle est au plus haut point libre de toute référence objective (Gegenständliches). Le sentiment harmonique de la vie que le métaphysicien veut exprimer dans un système moniste, s’exprime avec bien plus de clarté dans la musique de Mozart. Et si le métaphysicien exprime le sentiment dualiste-héroïque dans un système dualiste, ne serait-ce pas tout simplement qu’il lui manque l’art d’un Beethoven pour exprimer ce sentiment dans un médium adéquat ? Les métaphysiciens sont des musiciens sans talent musical. Ils ont en revanche une forte propension à travailler dans le médium du théorique, à relier les concepts et les pensées. Au lieu de cultiver, d’un côté, cette inclination en s’en tenant au domaine de la science, et de satisfaire, de l’autre, son besoin d’expression dans l’art, le métaphysicien mélange les deux, et engendre une forme qui, pour la connaissance n’est d’aucun profit et pour le sentiment de la vie, reste inadéquate.
Notre conjecture selon laquelle la métaphysique est un substitut, à la vérité inadéquat, de l’art semble recevoir encore confirmation du fait que le métaphysicien peut être artistiquement le plus doué, à savoir Nietzsche, est aussi le moins coupable d’une telle confusion. Dans une grande partie de son œuvre, le contenu empirique est prépondérant ; il y est par exemple question d’analyser historiquement des phénomènes artistiques déterminés, de faire une analyse historiquement des phénomènes artistiques déterminés, de faire une analyse historico-psychologique de la morale. Mais dans l’œuvre où il exprime avec le plus de force ce que d’autres expriment à travers la métaphysique ou l’éthique, dans Zarathoustra, il choisit, non pas la forme mystificatrice de la théorie, mais ouvertement, la forme de l’art, la poésie » (Rudolf Carnap, Le dépassement de la métaphysique à la lumière de l’analyse logique du langage, p. 168-169).
Donc la métaphysique n’est pas une connaissance ou n’a aucun contenu théorique. Et l’art n’est métaphysique qu’en tant qu’expression du sentiment de la vie. D’une part l’expression s’oppose à la description (connaissance). D’autre part ce n’est pas la vie qui est exprimée, mais son sentiment. Autrement dit, en langage platonicien, l’art est éloigné de deux degrés de la connaissance. On peut parler de métaphysique si l’on veut à propos de l’art, mais en ayant conscience qu’il ne s’agit jamais de connaissance. Donc l’art n’est pas une métaphysique, même sur le mode d’une métaphysique de substitution.
Il nous semble que les deux thèses sur le rapport art-métaphysique sont discutables (thèse 1 : l’art en tant qu’anti-métaphysique ; thèse 2 : l’art en tant que métaphysique).
Contre la thèse 1, on objectera que l’art ne consiste pas dans une vaine imitation, soumettant l’âme à l’autorité du sensible (aliénation). Il est le lieu d’une pensée. La pensée est à l’œuvre dans l’œuvre (Hegel). L’art pense (avec et par des apparences sensibles) et donne à penser. Mais il ne faut pas en tirer des conséquences radicales.
Certes, l’art peut avoir un contenu métaphysique. Ce contenu est, dans l’histoire de l’art, plutôt de nature religieuse ou théologique : le Paradis, les Enfers, les Anges. Par association, on peut alors parler d’un art à connotation métaphysique. La métaphysique traite de Dieu, de l’immortalité de l’âme, de la liberté. Et si la peinture qui reprend le récit de la Genèse sur le Paradis, l’expulsion d’Adam et Eve hors Paradis, qui décrit les tortures des damnés dans les Enfers, on pourrait évoquer une dimension métaphysique. L’art peut sinon rendre visible, du moins donner une forme visible à ce qui est par nature invisible et qui, à ce titre, peut être dit « métaphysique ».
« Le poète ose donner une forme sensible aux Idées de la raison que sont les êtres invisibles, le royaume des saints, l’enfer et tous les vices, ainsi que l’amour, la gloire, etc. mais en les élevant alors au-delà des bornes de l’expérience, grâce à une imagination, qui s’efforce de rivaliser avec la raison dans la réalisation d’un maximum, en leur donnant une forme sensible dans une perfection dont il ne rencontre point d’exemple en la nature » (Kant, Critique de la faculté de juger, § 49, Vrin, p. 144).
La thèse de Kant est que l’imagination, chez certains individus, est d’une puissance inventive remarquable qui donne à voir ce qui est, par définition, dépasse toute expérience. Ces représentations que produit cette imagination sont des intuitions qui dépassent tout concept de l’entendement : Kant les nomme des « Idées esthétiques ». Par cette puissance de dépassement, elles sont des « Idées » et, par leur caractère sensible, elles sont « esthétiques » : elles donnent beaucoup à penser, sans qu’aucune pensée déterminée, càd sans aucun concept, ni aucune langue discursive, ne leur soient adéquates. Elles sont le pendant des Idées de la raison qui sont, à l’inverse, des concepts auxquels aucune intuition ne peut être adéquate. Il y aurait deux régimes de transcendance mentale ou psychique : les Idées théoriques de la raison et les Idées esthétiques de l’imagination. Les Idées esthétiques tentent de présenter dans une forme sensible les Idées rationnelles, ou des réalités qui en dépendent, et tout ce qui excède les limites de l’expérience. Elles semblent même leur donner une réalité objective, càd tentent de faire ce que les Idées de la raison ne peuvent faire. Mais c’est une illusion : les images du royaume des saints, de l’enfer, de l’éternité… ne donnent aucune connaissance de ces réalités invisibles. Ces réalités sont purement intelligibles ou objets de foi et ne peuvent jamais être objets d’expérience. L’art peut donc étendre la pensée, animer la pensée au-delà de ce que le langage peut exprimer dans des concepts déterminés, mais il n’est pas une connaissance métaphysique indirecte.
On pourrait faire le même raisonnement à propos de la musique de Bach. S’il y a bien une musique métaphysique ou la plus métaphysique des musiques est, pense-t-on, celle de J.-S. Bach. Cette opinion est fausse et vraie en même temps. Elle est fausse parce qu’elle repose sur un jugement biaisé. Car par « musique métaphysique de Bach », on risque de n’avoir à l’esprit que la musique « sacrée » de Bach (messes, 224 cantates, Magnificat, 185 chorals, 2 oratorios, 3 Passions — en tout plus de 1200 œuvres). Mais alors on confond « métaphysique » et liturgique. Comme dit Cioran : « S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est bien Dieu ». C’est une musique fervente. La foi protestante est sans doute le prisme de toute la musique de Bach.
Mais on peut aussi déthéologiser la musique de Bach, pour y reconnaître une véritable inspiration métaphysique, qui tient à la science de son écriture, à l’art du contrepoint (superposition de lignes mélodiques) dont il passe pour le maître insurpassable. Il utilise cette manière d’écrire la musique dans les chorals et dans les fugues. L’écriture en contrepoint consiste à superposer des lignes mélodiques indépendantes qui produisent néanmoins une harmonie verticale. On lit cette définition dans l’Encyclopedia Universalis :
« Le contrepoint est l’art de faire chanter en toute indépendance apparente des lignes mélodiques superposées, de telle manière que leur audition simultanée laisse clairement percevoir, au sein d’un ensemble cohérent, la beauté linéaire et la signification plastique de chacune d’elles, tout en lui ajoutant une dimension supplémentaire, née de sa combinaison avec les autres. »
Si l’on prend « L’art de la fugue », œuvre inachevée — elle s’interrompt brutalement après plus de 8 minutes de développement de la 14ème , œuvre énigmatique dont on ne connaît pas l’ordre, sans recommandation d’instrument — on est frappé, peut-être plus que dans aucune autre œuvre, par l’abstraction, le dépouillement de cette musique, qui opère pour ainsi dire d’elle-même la séparation des sens et de l’entendement (abducere mentem a sensibus), qui oblige l’interprète et l’auditeur à une sorte d’attention, de présence à soi et à ce qui se passe, qui se refuse à l’effet gratuit, au supplément, mais qui contient une extrême complexité. On a là une combinatoire épurée qui engendre un tissu polyphonique très dense et donne le sentiment d’un monde en soi, se déployant selon ses lois internes, autour de principes d’harmonie et de perfection.
Cette musique contient pour ainsi dire une conception métaphysique du monde. On pourrait même faire l’hypothèse que l’esthétique musicale de Bach est leibnizienne, qu’il y a une « parenté » (voir Arthur Dony, Leibniz et J.-S. Bach, Métaphysique et pensée musicale à l’âge baroque, Presses Universitaires de Liège, 2017, p. 121) structurelle entre l’art (du contrepoint) de Bach et la métaphysique de Leibniz : toutes deux reposent sur la plus grande unité dans la plus grande diversité. Leibniz lui-même définit explicitement la musique comme « l’imitation de cette harmonie universelle que Dieu a mise dans le monde » (Leibniz, Ecrits et lettres, p. 88).
« Il y a harmonie quand beaucoup de choses sont ramenées à une certaine unité » (Leibniz, Elementa veræ pietatis, éd. Grua, t. 1, p. 11) ;
« L’harmonie est l’unité dans la multiplicité ; elle est la plus grande lorsqu’elle est unité du plus grand nombre d’éléments désordonnés en apparence, et ramenés, contre toute attente, par un admirable rapport, à la plus grande concordance » (Leibinz, Confessio philosophi, Vrin, 2004, p. 45).
Le contrepoint donne à entendre une parfaite égalité des voix et, pour ainsi en termes métaphysiques, la compossibilité des choses, comment l’unité contient la diversité : chaque note est comme une monade qui exprime de son point de vue l’harmonie du tout, chaque voix contient en elle la loi de son développement, exprime, toutes les voix se correspondent dans une concordance parfaite pour former le meilleur des mondes possibles, selon l’accord pré-établi de l’architecte musicien. Rien n’est plus simple dans le résultat, rien n’est plus complexe dans la composition.
Donc on pourrait distinguer l’inspiration théologique de la musique de Bach, dans ses chorals, et l’écriture métaphysique du contrepoint qui lui sert de base et de structure compositionnelle. D’un côté Leibniz utilise des métaphores musicales, y compris celle du contrepoint, dans sa théorie de l’harmonie préétablie. De l’autre, les œuvres de Bach proposent une architecture monumentale, en quelque sorte objective, sans indice de subjectivité ou d’état d’âme, lestée d’une pensée spéculative et d’une dimension cosmologique. Le rapprochement entre Bach et Leibniz n’est pas fortuit puisque Bach entra dans une société philosophique dirigée par Lorenz Mizler, élève de Wolff lui-même disciple de Leibniz, à laquelle il dédia plusieurs œuvres dont L’Art de la fugue.
Mais l’exemple de Bach ne suffirait pas à établir la nature métaphysique de sa musique : au mieux la musique de Bach aurait la meilleure traduction philosophique dans la métaphysique de Leibniz (qui est une métaphysique). Mais on ne saurait faire reposer cette équivalence ou ce parallélisme sur le contrepoint lui-même, pour mieux distinguer signification théologique/écriture « métaphysique », puisque l’écriture contrapuntique n’est pas propre à Bach mais est partagée par ses contemporains de la musique baroque en Allemagne (Buxtehude, Handel…), même si l’époque se tourne vers la musique galante.
B/ Par-delà ce « contre-exemple » non probant, il est d’ailleurs excessif d’assimiler pensée et pensée métaphysique. Le contenu de la pensée artistique est plus volontiers éthique ou politique. Il n’y a pas de raison de supposer que toute pensée artistique soit métaphysique, tout simplement parce qu’il y a en art toutes sortes de pensée. L’art parle des relations entre les hommes plutôt que de ce qui leur échappe. On le voit mieux peut-être avec la peinture, le théâtre, ou même la littérature (roman). On peut, ici, aborder l’une de nos questions initiales. Tous les arts sont-ils égaux devant la métaphysique ? Y a-t-il des arts plus ou moins métaphysiques ?
Notre thèse générale est que cela n’a pas de sens de dire que l’art en soi est métaphysique — c’est oublier le divertissement comme motif légitime et dominant de l’histoire de l’art : rien n’est même plus esthétiquement artistique que la forme mineure des arts, par exemple en musique, l’improvisation, le divertissement, la fantaisie, etc. C’est de l’art pour le plaisir de l’art. L’art est jeu. Le jeu est quelque chose de très sérieux, mais cela n’implique pas une pensée sérieuse. L’art est essentiellement jeu. Il a le sérieux du jeu, mais son jeu n’implique pas une pensée sérieuse. Et cela n’a davantage de sens de dire que que certains arts sont plus métaphysiques que d’autres. Il peut y avoir des œuvres métaphysiques : mais cette attribution ne justifie pas d’être étendue ni au genre auquel elle n’appartient ni donc à l’art en général. Le cas le plus général serait davantage une absence ou une pauvreté de rapport entre arts et métaphysique.
Si l’on prend le cas de la peinture, elle a pour domaine les apparences mondaines. La peinture figurative ne peut pas être métaphysique par destination, si la métaphysique désigne ce qui est au-delà des apparences sensibles. Est-ce que la peinture non-figurative en s’affranchissant du principe de l’imitation, de l’exigence de la ressemblance, serait plus métaphysique ? Même si la peinture abstraite revendique volontiers de déchirer le voile de la figuration pour revenir à la peinture pure, il n’y a pas de raison d’en conclure qu’elle figure l’essence inobjective du monde. D’ailleurs, à notre connaissance, jamais la peinture non-figurative n’a reçu le prédicat « métaphysique » : on a parlé de peinture abstraite, ou finalement « concrète » (Kandinsky) ou inobjective, mais jamais de peinture métaphysique. La seule peinture « métaphysique » connue est associée au peintre De Chirico qui marque précisément un retour à la figuration après et contre l’abstraction et sans faire vraiment école (fin en 1921).
Les toiles de De Chirico après les années 1910 qui marquent un tournant par rapport à son inspiration romantiques et symbolistes, seront qualifiées de « métaphysiques » par Apollinaire: par exemple, De Chrico, « L’incertitude du poète », 1913, Tate Modern, London . Qu’est-ce qui mérite cet adjectif ? Le vide (place), l’association d’objets incongrus (buste à l’antique, régime de bananes), les distorsions du temps, la perspective impossible, etc. L’image s’affranchit de l’histoire, de l’anecdotique, du narratif. Elle se présente comme une énigme silencieuse, hors temps et hors lieu. « Métaphysique » ne désigne pas la/une « réalité ultime », la reconduction du réel à un Principe qui lui donne sens, mais plutôt un décalage du regard sur le réel, une « abolition du sens » donné ou ordinaire.
Le théâtre est-il métaphysique ? Directement sans doute pas, s’il consiste dans la mimèsis d’action ou d’agents (Aristote). Le théâtre a davantage rapport à la praxis, et donc à l’éthique plutôt qu’à la « philosophie première ». C’est d’ailleurs le lieu commun du monde de la culture théâtrale : le théâtre est un lieu dans la cité mais surtout un lieu politique ou le lieu d’une critique politique de la cité. Le théâtre peut être cependant métaphysique en tant qu’il montre des êtres agissants confrontés à la finitude, soit parce qu’ils sont les jouets des dieux existent, soit parce qu’il n’y a aucun dieu pour les sauver de l’absurdité de l’existence. Mais alors le théâtre est métaphysique comme peut l’être la peinture quand elle présente une méditation sur les vanités de ce monde, avec pour dénominateur commun le tragique — l’expression « tragique » du sentiment de la vie, ou l’expression du sentiment tragique de la vie. Le théâtre n’est pas par essence métaphysique.
Reste alors à examiner le cas de la musique. La musique est un art à part, parce qu’elle consiste en sons, et que les sons sont des événements (qui ont leur logique, mélodique, harmonique, rythmique) déliés du monde des choses ou des actions.
Notre monde est constitué de choses, d’événements et d’actions, ou de choses, de propriétés et d’actions. Ou l’ontologie descriptive de notre monde comporte trois catégories de bases : choses, événements, personnes. On peut construire à partir de l’ontologie descriptive un « triangle ontologique des arts ». Tout art est représentatif. La représentation peut avoir pour objet des choses, des événements ou des personnes. Les arts décrivent des choses, racontent des événements, représentent des actions (personnages). Le langage articule les trois catégories. Si la musique est un art singulier, c’est qu’il se donne comme un langage de purs événements sonores et rythmiques. La musique compose un monde en soi, formé d’événements successifs. C’est donc une sorte de monde alternatif, complet et pourtant événementielle — plutôt un autre monde que l’essence du monde (Schopenhauer). C’est pourquoi la musique donne le sentiment de transporter dans un autre monde et qu’il est si difficile de parler de la musique. Le langage sur la musique qui serait seul adéquat au langage de la musique devrait être composé uniquement de verbes et d’adverbes, pour exprimer l’événementialité et ses manières ou ses modalités. Pourtant fatalement, par commodité, on rétablit du récit, une histoire, on projette des images, avec des choses et des personnages.
Aussi ce voyage ailleurs que dans le monde ouvert par le langage où les autres arts restent cantonnés se prête-t-il facilement à une interprétation métaphysique. Mais là encore, toutes les musiques ne partagent pas cette propriété putative. Toute la musique à texte en est exclue. Cela ne pourrait concerner que la musique pure, càd en fait instrumentale. Mais le jugement risque d’être arbitraire, ou relever de l’interprétation. Carnap cite Mozart comme expression musicale d’un système métaphysique moniste. On associe le génie de Mozart à la grâce, au naturel de la mélodie. Aussi n’est-il pas métaphysique seulement en composant un Requiem. Selon certains musicologues, Mozart est toujours le même, ne dit jamais que la même chose dans ses opéras, comme dans ces concertos. Voici par exemple ce qu’écrit Richard Strauss : Mozart fait intuitionner par la musique quelque chose qui s’apparente à l’Idée platonicienne — il reproduit la thèse schopenhauerienne : (a) la musique donne à percevoir ce que les autres sens et donc les arts fondés sur eux ne peuvent représenter ; (b) la musique est une représentation de l’Idée, par définition inaccessible à la raison (donc à la science), en l’occurrence l’essence d’Éros.
« Mozart c’est aussi et d’abord celui qui a résolu les problèmes avant qu’ils ne se posent. Celui qui nous montre les passions comme vues d’oiseau ou d’ange, affranchies de toute circonstance terrestre. Son art a beau être transfiguré, idéalisé, épuré de tout ce qui pourrait dit réalisme, il n’en embrasse pas moins tous les aspects de notre sensibilité, nous les vivants. Prenez l’air des marronniers de Suzanne, les airs en la majeur de Belmonte et de Ferrando, celui d’Ottavio en sol majeur. Sous couvert de mélodie mozartienne, c’est Éros même qui vient toucher notre sensibilité, c’est l’amour sous ses formes parfaitement exquises, parfaitement pures. Comment ne pas penser à l’Idée chez Platon, modèle et origine se projetant dans le visible de la vie ? De cette mélodie, je dirai d’elle qu’elle est comme l’Idée chez Platon, comme les modèles originels. L’œil ne saurait les saisir, ni la raison non plus. Nous la fait pressentir notre sensibilité et c’est une grâce des dieux. Nous la respirons par l’oreille » (Richard Strauss, Anecdotes et souvenirs).
Mais parfois, derrière le charme innocent l’angoisse se fait plus présente et sensible comme dans cette Fantaisie en ut, écrite par Mozart en 1785. On peut avancer des explications multiples de cette œuvre : historique, à la fois personnel de la vie de Mozart, et musicale (le genre de la fantaisie pour piano qui relève de la fantaisie, utilisant toutes les ressources de la virtuosité). Mais si l’on s’en tient à la musique même pour essayer d’en sonder la signification profonde, peut-on dire qu’elle est métaphysique ?
Voici quelques remarques qui peuvent aller dans ce sens. La tonalité d’ut mineur est dramatique. L’errance harmonique, l’instabilité, les contretemps, les cassures rythmiques, la mélodie si fragile qui tourne sur elle-même de manière un peu vaine, une autre plus loin qui tente un élan sans donner tout ce qu’on espérait, tout conspire à donner à l’œuvre une dimension énigmatique. On ne sait jamais où la fantaisie va. Elle s’achève par la reprise du thème sombre, et se conclut sur un dernier trait véhément sans espoir ni lumière. Voici ce qu’en dit Reynaldo Hahn :
« On n’en finirait pas si l’on voulait citer tout ce que des gens éminents ont écrit dernièrement sur Mozart, sur sa divine inconscience, sur sa pureté, sur le don céleste grâce auquel il rajeunit les cœurs et leur rend la fraîcheur de leurs premières années. Pour ma part, car moi aussi je peux bien parler moi aussi un peu de Mozart, il m’est impossible de le concevoir uniquement comme un ange consolant et inconsciemment régénérateur, qui répand une rosée vivifiante sur les pauvres âmes meurtries par la seule magie de ses inspirations sereines et de son enjouement séraphique. Comme tous ceux qui se sont avisés dès leur jeunesse de l’aimer, de l’étudier et de le connaître, je vois bien autre chose encore. Que reste-t-il, par exemple, du petit Mozart, de l’enfant radieux, du malicieux adolescent, du jeune homme tour à tour timide et hardi, qui faisait la cour aux sœurs Weber et plaisantait avec leur mère, dans la Fantaisie en ut mineur pour piano.
Dès les premières mesures du sombre exorde, on est envahi d’angoisse, et ce malaise s’accentue à mesure que se déploie sur des basses profondes et vacillantes un thème plaintif et implorant dont l’alarme un instant s’apaise pour faire place à un moment de calme, bien court hélas, et suivi presque aussitôt d’une nouvelle alerte. Mais ce n’est plus d’affres morales qu’il s’agit maintenant, c’est dirait-on, d’une appréhension, d’une frayeur, d’une attente. Que va-t-il se passer de sinistre ? Puis nouvelle trêve, on respire un instant. Et ces oppositions douloureuses d’allègements et d’effrois se prolongent jusqu’à l’Andantino, confiant, suppliant, avide de bonheur et de paix. Vaine espérance. Le premier thème reparaît, insiste. L’âme qui l’obsède est aux abois, torturés en même temps par des craintes de toutes sortes, épuisée de l’effort pour se délivrer d’un fardeau qui l’écrase et, à la dernière mesure, bafouée, repoussée, rejetée sans merci, par un non impitoyable » (Reynaldo Hahn).
R. Hahn n’emploie pas le terme de « métaphysique ». D’ailleurs il ne fait qu’insister sur les affects que l’âme traverse (angoisse, frayeur, effroi, espérance, abnégation …), en relation avec les propriétés ou les événements musicaux (d’abord, puis, puis…). On dirait peut-être de manière plus pertinente que cette musique exprime une inquiétude existentielle càd traduit la métaphysique comme « expression du sentiment de la vie », dans son mouvement, sur un fond tragique.
Donc la question se pose à nouveau : à quelles conditions peut-on qualifier une œuvre de métaphysique, ou plutôt un discours ? Pour qu’une œuvre soit métaphysique il faudrait qu’elle soit un discours — ce qu’aucune œuvre n’est : elle est moins et plus qu’un discours, par sa nature « esthétique ». Donc on dirait que seul un discours est métaphysique. Dire quelque chose sur quelque chose. Mais de quoi la métaphysique pourrait-elle être la description ? La métaphysique peut-elle être une connaissance ? La question ramène à la critique du positivisme logique, sans que sa réponse négative soit indépassable.